Elodie Pasquier
ÉLODIE PASQUIER
On a souvent tendance à dire que le jazz français travaille un peu en circuit fermé… vous démontrez le contraire avec un quintet franco-belgo-islandais. Qu’est-ce qui fait qu’on a envie de travailler avec tel musicien, tel autre ?
J’ai découvert Teun Verbruggen sur scène il y a une dizaine d’années, quand je jouais avec Singe, au tremplin jazz d’Avignon [1], puis on s’est rencontrés. C’est un personnage ! A la fois sur le plan scénique et dans son jeu de batterie, il a ce côté vraiment joueur, très généreux, qui fait circuler l’énergie – et très humble aussi. C’est aussi quelqu’un que j’aime beaucoup, artistiquement et humainement. Alors quand Jean-Michel Leygonie m’a proposé de monter un nouveau groupe avec le label Laborie, j’ai tout de suite pensé à Teun et j’ai sauté sur l’occasion. Ça s’est construit comme ça : je voulais travailler avec Fred (Roudet) aussi, et avec Hilmar Jensson, guitariste islandais dont je suis fan depuis longtemps. Teun jouait avec lui et cela m’a permis d’entrer en contact avec lui.
C’est une volonté d’ouverture, de dépasser les frontières ?
Je ne l’ai pas du tout pensé comme ça. Je crois que c’est pour beaucoup grâce au soutien de Jean Michel Leygonie et du label Laborie. C’est cela qui m’a permis de dire (elle mime un dialogue entre elle et Jean-Michel Leygonie, d’un air gourmand)
« Bon, ok, alors je peux demander à cette personne-là, puis celle-ci… ? »
« Ah oui mais ils sont quand même loin… »
« Oui, c’est vrai. Mais c’est possible ? »
« Ben oui. Un Islandais ? Tu n’avais pas plus près ? »
« Oui, mais c’était pas pareil » (rires).
Après il y a des musiciens qui n’ont pas peur de tout ça…
J.-M. Leygonie : mais des producteurs, si ! (rires)
Vous, Frédéric, Élodie vous appelle un jour…
F. Roudet : Ça se passe au mois de décembre 2014… Ce coup de fil tombe pendant que je suis en tournée. Je suis à Dunkerque, je me souviens exactement du moment du coup de fil. Il est 19 h, il fait nuit, je suis devant l’hôtel, et je vois s’afficher « Élodie Pasquier » sur mon téléphone. Elle me dit « Je travaille avec un label qui me donne la possibilité de monter le groupe que je veux. J’ai déjà parlé avec Teun Verbruggen (mimique épatée), avec Hilmar Jensson (même mimique épatée)… Est-ce que tu voudrais rejoindre ce groupe ? »
A l’époque je travaillais avec une compagnie de théâtre et nous étions en tournée jusqu’au mois de juillet suivant. Or, à peine quelques heures avant, je venais de prendre la décision de ne pas repartir sur la création suivante. Il y avait six ou sept ans que je tournais avec cette compagnie : c’était une décision lourde de sens mais j’avais envie de revenir à quelque chose de plus musical, de m’investir plus dans la musique. Et quelques heures après, le pont vers ce que je souhaitais se présentait à travers Élodie. Je lui ai demandé quelques jours de réflexion mais je ne pouvais pas ne pas répondre oui.
Avec Élodie, ce qui a toujours été étonnant c’est la facilité. On s’était déjà trouvés quelques fois sur scène ou en studio, et chaque fois les choses étaient très simples, autant au niveau de la justesse – qui n’est pas forcément évidente entre instruments à anche et à embouchure – que du point de vue de l’entente musicale : on ne s’est jamais posé de questions, mais on se regardait à la fin des prises ou du concert en disant « Hé, cool ».
(Elodie Pasquier confirme)
J’étais évidemment très touché de sa demande : puisqu’elle avait carte blanche elle aurait très bien pu travailler avec quelqu’un de plus… enfin, peut-être qu’elle voulait travailler avec un super trompettiste sud-africain et que Jean-Michel lui a dit « Non, là tu exagères… » (rires)
Le cinquième du quintet est Romain Dugelay, fondateur du Grolektif, avec qui vous avez des liens de longue date
Pas de si longue date que ça mais on s’est beaucoup croisés, et si je me suis mise au jazz c’est un peu après avoir vu Romain… Je le regardais vraiment comme un des « grands » sur Lyon, et j’avais intégré le Grolektif y a quelques années, sollicitée par Romain. J’ai découvert cette personne ultra-complète, riche, brillante – en tous points.
Au départ Mona était un quartet, et un jour je l’ai invité sur une master-class à l’ADDIM de l’Ain – nous disposions de plusieurs jours, avec une résidence au théâtre de Bourg en Bresse. Pour le concert final on a joué à cinq et on a a-do-ré ça. Ce n’était pas du tout prévu et c’était génial. Nous y trouvions un nouvel équilibre.
F. Roudet : C’était une évidence.
E. Pasquier : Après le concert on s’est dit (elle mime à nouveau une conversation)
« C’était chouette, hein. »
« Oâ, c’était chouette ».
« Jean-Michel ? Allô ? En fait maintenant on est cinq… » (rires)
J.-M. Leygonie (même jeu, air faussement résigné) : « Pas de problème… Un Australien peut-être ? Ah, non ? Un Lyonnais, ah, tu me rassures. Bon, OK, au revoir… »
E. Pasquier : Ce qui est formidable avec Jean Michel Leygonie, c’est qu’il ne remet jamais en question les choix artistiques des musiciens avec qui il travaille. A partir du moment où il décide de faire confiance à quelqu’un, on n’y revient pas. C’est même moi qui lui demande son avis, parfois. C’est très important : on a complètement le champ libre et c’est une vraie preuve de confiance.
CE SONT LES AUTRES QUI OUVRENT À LA RÉFLEXION
Vous avez différentes formations : le solo qui tourne depuis plusieurs années et dont un album est en projet, toujours chez Laborie ; le grand ensemble avec votre participation au Very Big Experimental Toubifri Orchestra, le quintet Mona… Quelles sont les différences pour vous en tant que musicienne et en tant que compositrice – sachant que vous composez pour toutes ces formations ?
Pour le Very Big je ne suis pas très engagée au niveau de la composition : j’ai écrit seulement un morceau pour l’album qui sort bientôt. Ce sont des énergies différentes, des réseaux différents, des publics différents aussi. Le solo est une expérience que je vis de mieux en mieux et qui existe d’une tout autre manière : je peux jouer dans des espaces publics, des musées, des expositions, aussi bien que des scènes musicales plus habituelles. Mais j’ai vraiment besoin de concerts comme hier. Là, c’est ma musique, avec les copains, j’ai écrit la musique pour eux… Les émotions sont bien différentes et on peut les partager. J’ai besoin de ça, en tout cas ça se rééquilibre bien.
Parlons de composition. Il y a plusieurs années lors d’un précédent entretien, vous indiquiez que pour composer vous partiez de la structure du morceau. Est-ce toujours le cas ?
Plus vraiment. J’écris des pièces, des sortes de petites suites. Je pose d’abord quelque chose qui va m’emmener ailleurs et ainsi de suite, ça reste très cadré et très structuré – les moments d’improvisation sont intégrés, pensés dans l’écriture – mais pour Mona je suis plus dans l’écriture de thèmes, la recherche de sonorités. J’ai moins besoin de me rassurer partant d’une forme bien établie où j’insère des choses. J’ose un peu plus, je fais confiance à ce qui veut sortir, même si c’est toujours beaucoup de doute ! Mais c’est un peu moins douloureux.
La présentation en quelques lignes dans le livret de l’album – reprise dans votre communiqué de presse – donne une image presque autobiographique de votre musique. Pourtant à l’écoute de l’album, et en live, on se dit que ce n’est pas seulement ça…
Non, ça ne peut pas être que de l’autobiographie. Je pense qu’un temps je me raccrochais beaucoup à ça, en essayant de mettre de manière un peu forcée une émotion sur chaque chose… Maintenant, j’ai moins besoin d’exprimer des sentiments très personnels dans la musique ; ça ne se passe pas tout à fait de la même manière. Et puis ma vie… je n’ai pas la vie de Miles Davis ! (rires) Une pièce peut devenir un hommage à quelqu’un ou à quelque chose, mais c’est seulement après-coup.
Alors qu’est-ce qu’on cherche quand on écrit de la musique ? Ou qu’est-ce qu’on trouve ?
Du partage. Hier nous avons joué un nouveau morceau que j’ai écrit au piano : je ne savais pas vraiment ce qui allait se passer, et le jouer ensemble a amené d’autres couleurs, d’autres idées, y compris dans la construction. Ce sont les autres qui ouvrent à la réflexion – et au sentiment aussi. Il faut savoir aussi relâcher les schémas qu’on a établis dans l’écriture : j’apprends à m’assouplir, à changer quelque chose, à l’enlever si nécessaire.
F. Roudet : En fait, Mona est un jeune groupe : nous avons relativement peu d’expérience de la scène ensemble et nous sommes en train de construire tout ça. Souvent, l’écriture d’Élodie commence par des matériaux communs qu’elle nous propose, et qui deviennent peu à peu une matière : sur certains thèmes elle part de quelque chose de très simple, presque naïf, et ça peut se tordre, se déformer, c’est une matière qui devient presque autonome, vivante. Sur certains passages on part de quelque chose de très mélodique et on arrive à des choses très fortes – et ça, c’est toujours sous contrôle.
C’est très intéressant d’être interprète dans cet environnement, parce que chacun, au fond de lui, sait pourquoi il a été contacté. Élodie nous accorde une très grande latitude dans les propositions qu’on peut faire et le matériau devient assez vite commun, mais ça rejoint toujours ce que voulait exprimer l’écriture. C’est « jouons ensemble, expérimentons : s’il y a des évidences qui arrivent pendant qu’on joue, on y va et on voit où ça va nous mener ».
La musique va encore être amenée à évoluer au fil des concerts : certaines choses vont gagner en précision, s’affirmer, et d’autres vont complètement se relâcher, voire disparaître. Sur les partitions originales d’Élodie, il y a effectivement quelque chose d’assez dense – vous parliez de structure, de canevas – et on a barré beaucoup de passages. On a épuré, en fait. Non que ce ne soit pas abouti : on aurait très bien pu prendre les partitions et les jouer telles quelles. Mais le son du groupe s’est emparé de la musique : « OK, ça, ça marche, on va peut-être l’utiliser plus tard, ailleurs, pour autre chose, mais pas pour ce morceau : son chemin est à tracer comme ça ».
J.-Michel Leygonie : Ce qui est particulier, c’est que c’est une écriture qui a été faite directement pour un enregistrement. Elle n’a pas été jouée sur scène avant. De ce fait, on est contraint par les conditions d’un enregistrement qui se déroule sur un nombre de jours limité – il faut un cadre.
E. Pasquier : Oui, et en même temps ça fait avancer très vite : on brûle des étapes, on est obligé d’en brûler – peut-être l’équivalent de cinq ou six concerts, et c’est aussi très bien : il faut aller très vite à l’essentiel.
F. Roudet : C’est comme un laboratoire dans lequel on peut prendre un microscope. On a enregistré la musique avec les sensations qu’on avait sur l’instant, et ensuite arrive cette période extraordinaire qu’on appelle le mixage. Là, tu peux tout te permettre dans les équilibres, aller chercher la chose précisément : le coup de cymbale, il faut le mettre à cet endroit-là, sinon ça raconte autre chose.
J’ADORE MESHUGGAH, PASCAL DUSAPIN, BEETHOVEN…
Ce disque, de tous mes enregistrements, est l’un des rares que j’écoute régulièrement, parce qu’on retrouve vraiment ce qu’on a voulu y mettre. Maintenant, on apprend à gérer ça en concert, ce sont d’autres rapports : des gens sont dans la salle, ça prend d’autres énergies, les morceaux sont différents : parfois ce sera plus brouillon, moins précis mais il y a cette énergie. Hier il y a eu pas mal de moments où on était vraiment dans cette même pièce, tous ensemble, à faire de belles choses.
Le concert m’a donné l’impression d’un « quintet équilatéral » : il n’y avait pas « un » musicien mis en vedette et des accompagnateurs. A certains moments tel ou tel est mis en avant, mais dans un équilibre assez remarquable des contributions : chacun a une fonction précise dans le quintet, avec notamment Hilmar Jensson dans un rôle de pivot.
C’est vraiment comme ça que je le pense. C’est clair : Hilmar, pour moi c’est le noyau. Tout ce que j’écris, je l’entends avec le son d’Hilmar. Effectivement ça ne m’intéressait pas de faire un groupe de solistes – et encore moins avec moi en soliste. Il faut arriver à ce que les musiciens sentent leur fonction. Comme mon écriture est extrêmement simple, il n’est pas toujours facile de comprendre ce que je veux exprimer : le fait d’avoir une fonction permet de partir de quelque chose. Et comme les musiciens autour de moi sont capables de mille choses, c’est génial.
F. Roudet : C’est Romain qui a libéré ça. Dans le son et dans la fonction, l’arrivée de Romain et le passage du quartet au quintet ont libéré Hilmar, parce que Romain, avec le baryton traité, pouvait aussi remplir le rôle de la rythmique. Du coup le quartet c’était très bien – on a fait un concert en quartet qui était vraiment prometteur, on était tous très heureux, mais quand on s’est retrouvés à cinq, tout le monde a…
E. Pasquier : … soufflé, quoi.
Passons à une question bêtement biographique – sur le plan musical ! Vous êtes partie du classique, hier soir on a entendu du jazz contemporain, du rock, même des choses qui rappelaient le rock progressif… racontez-nous tout ça.
En fait, je ne sais pas être fan d’une musique. J’ai essayé quand j’étais ado, mais non : impossible. Souvent j’écoute quelque chose, je trouve ça génial, on me dit le nom et deux secondes après j’oublie, alors c’est une redécouverte permanente ! (rires)
Mon père m’a fait écouter beaucoup de disques de Chet Baker et de l’ARFI quand j’étais gamine, on allait beaucoup au concert. J’ai eu cette initiation très forte, et puis je me suis dirigée vers la musique classique – en grande partie parce que j’ai eu la chance d’avoir un maître à Besançon, un prof de clarinette extraordinaire [2] : on ne faisait pas vraiment de la musique classique mais de la musique tout court. Et puis je suis partie, j’ai découvert un autre univers – sur le tard : dans le classique à 22 ans on a déjà tout un parcours derrière soi, alors on découvre la musique d’une autre manière. On recommence tout à zéro, au niveau de l’ego ça fait du bien ! Le rock progressif, oui, j’adore ça, j’adore Meshuggah, Pascal Dusapin aussi, Beethoven… voilà.
Parlons des titres des morceaux. Ils sont un peu à votre image : jamais là où on vous attend, parfois énigmatiques et jamais descriptifs… sauf peut-être « Sexy » ?
En effet, ce n’est jamais descriptif. Comme je le disais tout à l’heure, ce sont des hommages : j’écris la musique et il faut trouver des titres et je me dis « Tiens, celui-là je vais le donner à cette personne, ou ça va être une pensée pour cette autre, ou pour ce moment-là que j’ai vécu… » « Sexy », par exemple, c’est simplement parce que dans ce morceau Romain nous a fait un solo de « Sexy Sax Man » et voilà ! Ça ne va pas forcément très loin !
« Danse avec les loups, danse avec les autres / Ecrire comme une expérience physique »…
Ça c’est Juliette Zanon, l’illustratrice qui a réalisé le livret. On s’était mises d’accord sur le choix des dessins et celui-ci, avec ce court texte, est arrivé à un moment du travail préparatoire du disque. On n’en avait pas parlé, c’était une surprise, et on l’a gardé parce que c’est complètement elle. C’est très beau. Le dessin du verso devait être au recto de la pochette. Quand on a parlé de ce disque, je lui ai demandé un dessin. Elle m’a envoyé celui-là en me disant « j’ai pensé à toi tout de suite quand je l’ai fait » ; il était déjà là. Et puis elle a dessiné d’autres choses et celui-ci est apparu. J’ai dit « je veux les deux ». Elle en a fait d’autres ; Jean Michel (Leygonie) a beaucoup aimé ; d’ailleurs il avait fait un choix beaucoup plus trash pour les dessins, et c’est moi qui ai dû le canaliser (rires) !
Une dernière question qu’on ne pouvait pas manquer : Mona, c’est quoi ? Mona Lisa, la Mona de Henry Miller, autre chose ?
Je voulais un prénom pour le groupe. Je ne sais pas pourquoi mais je voulais un prénom. Pas forcément un prénom de fille ; j’ai réfléchi, fait des essais, puis je suis tombée sur Mona et ça sonne terrible. C’est extrêmement connoté, ça m’a fait rire, et je me suis aperçue que c’était un prénom qui existe dans beaucoup de pays ; ça donne une ouverture. Rien que ce mot, ça campe un personnage.
Entretien d’Elodie Pasquier from citizenjazz on Vimeo.