John Coltrane : Giant Steps ou Impasse Musicale ?

John Coltrane : Giant Steps ou Impasse Musicale ?

John Coltrane, “Giant Steps” :  

des pas de géant ou impasse musicale ? 

par Roland Binet  (2)

Première Partie

Le morceau éponyme de l’album ‘Giant Steps’ de John Coltrane, enregistré en quartette le  5 mai 1959 (3), paru sous Atlantic SD-1311 en janvier 1960, provoqua des remous parmi les critiques de jazz et, à la longue, suscita des torrents de gloses, commentaires, dithyrambes, condamnations, critiques, émerveillement, rejets. Peu de solos de saxophone depuis le ‘Body and Soul’ de Coleman Hawkins, les tout premiers enregistrements de Charlie Parker, celui de Stan Getz dans ‘Early Autumn’, suscitèrent autant d’ébahissement voire d’admiration que ce solo de Coltrane de près de 2 minutes et demie et un raccord final de 25 secondes pris sur un tempo d’enfer (290), le tout sur une grille harmonique bien étoffée, comme Coltrane aimait les imaginer à cette époque ‘harmonique’ de son développement musical {je distingue trois grandes phases dans l’évolution de Coltrane: a: ‘harmonique’ avec improvisations sur trames harmoniques; b: ‘modale’ avec Miles Davis puis avec son propre ‘My Favorite Things’; c: celle relative aux ‘centres tonals’ et son flirt avec le Free Jazz}.

Avant de citer certains des commentaires publiés à froid, donc bien après la mort de Coltrane en juillet 1967, il faut peut-être préciser deux points capitaux au sujet de la personnalité du jazzman. Un des traits majeurs de son caractère était qu’il fut constamment studieux et, ce dès son plus jeune âge et les premières années d’apprentissage musical.  L’un de ses biographes, J.C. Thomas, met en exergue tout au long du début de son ouvrage cette tendance studieuse qu’avait Coltrane. Il décrit par exemple Coltrane lors de son passage chez le saxophoniste Eddie ‘Cleanhead’ Vinson : ‘John était constamment à prendre des notes et à étudier des arrangements, demandant à son patron pour quelle raison tel accord trouvait à se résoudre en tel autre, et quels rapports il y avait entre les deux.’ (4)  Ben Ratliff, critique de jazz au New York Times, auteur d’une biographie de Coltrane, raconte une anecdote amusante à propos de ce qui précéda le solo de Coltrane dans le morceau ‘Manhattan’ de l’album en big band de George Russel intitulé ‘New York, N.Y.’ (enregistré le 12 septembre 1957, soit 3 jours avant ‘Blue Train’) : ‘…d’après Russel il {Coltrane} se leva juste avant que l’enregistrement ne commence et prit une pause de quarante-cinq minutes d’après l’horloge de studio pour étudier l’harmonie {la trame harmonique du morceau en question} pendant que 14 musiciens de très haut niveau attendirent, irrités – et il s’en sortit brillamment au cours de son solo.’ (5)

La seconde caractéristique importante pour juger l’évolution de Coltrane fut qu’il eut un développement musical extrêmement lent avant d’arriver à une pleine maturité artistique, contrairement à des personnalités parfois géniales comme Armstrong, Parker, Tatum.  Cela apparaît clairement lorsqu’on écoute ses enregistrements de manière chronologique à partir de sa période avec Miles Davis (> automne 1955). Certains de ses biographes le notèrent, notamment Lewis Porter: ‘Il n’était pas, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, un grand talent dont la reconnaissance aurait pris beaucoup de temps.  Il était plutôt quelqu’un qui n’a pas débuté avec l’évidence d’un talent exceptionnel, et c’est ce qui rend son cas des plus intéressants – l’on peut devenir l’un des plus grands musiciens de son temps sans commencer par être un prodige en aucune façon.’ (6)

Du point de vue psychologique, si on allie ces caractéristiques essentielles de sa personnalité que sont l’introspection et la réflexion, ces processus constants de recherche – voire de doute -, on peut arriver à ce qu’une personne peu sûre d’elle soit encline à compenser, et, pour Coltrane, que beaucoup d’amis et collègues musiciens considéraient comme l’un des jazzmen les plus calés en harmonie, compenser aurait pu signifier frapper un grand coup, en imposer à tout le monde, faire ce que nul autre saxophoniste n’avait été ou ne serait capable de faire.  J.C. Thomas notait : ‘…est qu’il manque souvent de confiance en lui’(7), ajoutant que ce fut en définitive avec l’album ‘Blue Train’ que Coltrane commença à se sentir plus assuré.Avant de passer au morceau lui-même, citons quelques commentaires dithyrambiques :

Pascal Bussy (8) : “Giant Steps est le premier chef-d’œuvre du saxophoniste’ pour Atlantic.  Il reste aujourd’hui un disque idéal pour pénétrer non seulement l’univers coltranien mais aussi le jazz tout entier.  À l’aube des sixties, l’historique Giant Steps sonne l’heure de la révolution en marche.  Le ton est neuf, le tempo diabolique, les enchaînements inouïs.  Avec son sax ténor, John Coltrane arrache d’un seul coup une page à l’histoire, pour instantanément en annoncer de nouvelles, celles d’un jazz qui ne sera plus jamais comme avant.’

Dans le même ton dithyrambique mais en plus talentueux et dans une prose inimitable, un écrivain que j’admire beaucoup, Alain Gerber (9) : ‘Disque, Giant Steps s’insère dans un univers discographique auquel il renvoie immanquablement.  D’abord, c’est dans la suite des disques de jazz le terme qui, a posteriori, occulte et désigne un manque.  (…) Le jazz bande dans la mesure où il fait bander.  Lorsqu’il est édité en France, Giant Steps est immédiatement tenu pour le phallus du jazz contemporain.  On attend de sa précieuse liqueur qu’elle féconde l’avant-garde.’ 

Notons que l’excellent ‘Dictionnaire du Jazz’ (10) est muet quant à Giant Steps, ce qui implique (même si le morceau est cité dans leur discographie sélective pour Coltrane) que les auteurs ne le considéraient pas comme un jalon fondamental de l’œuvre du jazzman.

Sans entrer dans trop de détails techniques, on sait d’après les biographies de Coltrane qu’outre son intérêt marqué pour des structures harmoniques compliquées, des surimpositions d’accords sur les trames originelles, il avait peu à peu évolué vers un système personnel qu’on a qualifié de ‘Coltrane changes’ {les changements/progressions d’accords de Coltrane, par tierces en lieu et place des progressions be-bop II-V-I ou V-I}.  Giant Steps constitue peut-être le paroxysme de cette nouvelle technique d’improvisation s’éloignant des canons qu’avaient délimités Monk, Parker et Gillespie pour le jazz moderne.  Qu’en dit Lewis Porter (11) de ces progressions par tierces: ‘Giant Steps représente l’apogée de l’intérêt croissant porté par Coltrane aux mouvements harmoniques par tierces.’ Porter cite ensuite toute une série de morceaux comportant des structures partielles de progressions d’accords par tierces qui auraient pu influencer Coltrane : le ‘Con Alma de Gillespie, le ‘Lady Bird de Cameron, le pont de ‘Have You Met Miss Jones’ notamment dans les versions qu’en donna Art Tatum.

(1) Ce chapitre, remanié pour cet article, est extrait d’une biographie musicale – work in progress – que j’écris, dont le titre est ‘John Coltrane –  Un Parcours musical – Une perpétuelle Mouvance en Quête d’Absolu’

(2) Musicien amateur (flûte traversière), je m’intéresse au jazz depuis 1960 et ai entendu Coltrane – que j’idolâtre –  pour la première fois en 1962.  Outre le jazz, j’ai un grand intérêt et de fort bonnes connaissances dans les domaines de l’opéra, le classique et la musique contemporaine, les musiques du monde

(3) Selon la discographie de  Fujioka, cf .  ‘John Colttrane – A Discography and Musical Biography par Yasuhiro Fujioka avec Lewis Porter et Yoh-Ichi Hamada.  Je ne commente ici que la master take.

(4) ‘Chasin’ the Trane – John Coltrane’ par J.C. Thomas, page 45

(5) Cf. ‘Coltrane – The Story of a Sound’ par Ben Ratcliff, page 47, traduit de l’anglais

(6) ‘John Coltrane – sa Vie, sa Musique’, par Lewis Porter, page 63.  Porter, lui-même musicien, a écrit l’une des meilleures biographies de Coltrane avec de nombreuses retranscriptions de solos ou parties de solos de Coltrane, toutefois ce qui y manque cruellement c’est une discographie, une liste des disques publiés ou des listes de morceaux joués ou de compositions de Coltrane

(7) J.C. Thomas, page 116

(8)  ‘John Coltrane’ par Pascal Bussy, page 31, un ouvrage court, passionné, mais parfois naïf dans certaines des affirmations (cf. par exemple ce qu’il dit de ‘My Favorite Things’, page 36)

(9)  ‘Le Cas Coltrane’, page 28, un ouvrage très érudit

(10) Par Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli

(11)  Cf. ouvrage cité précédemment de Lewis Porter, pages 165/166