JP Collard-Neven, la troisième voi(e)x
Jean-Philippe Collard-Neven :
l’évidence du mariage entre classique et improvisation.
Dire de Jean-Philippe Collard-Neven qu’il est un musicien classique, dans tous les sens du terme, vous enverrait sur une fausse piste. Le parcours multipistes du pianiste est impressionnant. Depuis dix ans, il collabore de façon régulière avec un de nos jazzmen majeurs, le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse, partenaire régulier de Chet Baker, mais aussi sideman d’un nombre impressionnant de musiciens américains qui sont passés par la Belgique. Cette rencontre a enfanté deux albums en duo – « Regency’s Nights » en 2006 et « Second Move » en 2007 – puis d’un album en quartet, « Braining Storm » en 2010 avec Fabrice Alleman (saxophone) et Xavier Desandre-Navarre (batterie), fruit d’une carte blanche au Gaume Jazz. Dernier opus qui les rassemble, l’hommage à Carlos Gardel avec José Van Dam démontre une nouvelle fois les qualités d’écoute et d’empathie du duo. Leur rencontre avec le Quatuor Debussy sort bientôt chez nous, après un concert aux « Piano Days » de Flagey. Rencontre avec le pianiste.
Qu’est-ce qui vous a conduit à faire de la musique votre métier, votre passion ?
Adolescent, j’au su très tôt que je voulais faire de la musique, mais je venais de ma campagne et ne savais pas trop comment m’y prendre. Mon père jouait du piano d’oreille, il jouait du jazz. Quand j’ai dit à mon professeur d’Académie que je voulais faire de la musique, il m’a dirigé vers le Conservatoire et je me suis retrouvé inscrit au Conservatoire de Liège, alors que dans le fond je me serais senti plus à l’aise dans une classe de composition ou de jazz, même si fondamentalement ce n’était pas le jazz qui m’intéressait, mais plutôt la chanson et les musiques de films… Je savais dès le départ que je voulais faire autre chose. Le Conservatoire c’est un peu comme une pièce rapportée dans mon parcours; le vrai fondement, c’est ce que j’ai appris tout seul, d’ailleurs l’essentiel de ce que je joue aujourd’hui, personne ne me l’a appris.
Quelle musique vous attirait ?
Mon rêve depuis l’adolescence était de composer des musiques de film, c’était vraiment ma passion : Georges Delerue, Philippe Sarde, Francis Lai, Michel Legrand, Ennio Morricone, c’est ce qui a été constitutif de mon premier langage musical, les premières émotions fondatrices. Mais quand j’ai découvert le classique au Conservatoire, ce n’était finalement pas un hasard : découvrir Rachmaninov ou Schubert a finalement eu autant d’impact que d’écouter Georges Delerue, mais quand je rentrais chez moi après les cours, c’était pour improviser. Quand j’étais petit, j’étais tellement assailli d’idées quand j’écoutais des morceaux que la lecture proprement dite est devenue un à-côté. Je n’arrivais pas au bout d’un morceau tant j’étais plein d’idées à la lecture, jouer le morceau m’intéressait moins que de trouver de nouvelles pistes.
Quels compositeurs vous intéressaient le plus ?
Je me rappelle que tout me touchait, je ne pourrais pas dire que j’ai eu de plus grands chocs que d’autres, bien sûr Bach, Ravel, Poulenc … Mais c’était surtout à l’écoute que je fonctionnais, j’achetais beaucoup de cédés. Il y avait un disquaire à Liège qui m’avait pris d’affection, José Velaers, il ne saura jamais l’importance qu’il a eu pour moi. Il me voyait acheter quatre ou cinq cédés avec mon petit pécule d’étudiant, il me faisait une ristourne et me glissait parfois encore un dernier cédé dans le paquet. C’était une époque de grosses découvertes dans la musique, et à ce moment Ravel fut vraiment un choc.
Tout en fonctionnant « à l’écoute » et à l’improvisation à domicile, vous avez tout de même terminé le Conservatoire.
J’ai fait mon premier prix de Conservatoire, mais j’ai arrêté pendant le diplôme supérieur parce que je sentais qu’il me fallait jouer. Je sentais aussi que mon professeur voulait m’emmener vers une carrière classique, mais ce n’était pas mon truc du tout. J’ai cru à ce moment-là que j’allais faire l’impasse sur ce monde très académique, auquel je suis finalement revenu plus tard, puisque, par exemple, j’ai été sollicité par le Reine Élisabeth pour accompagner des candidats… C’est drôle parfois que dans un parcours on quitte un monde. Les études finalement, c’est surtout en autodidacte que je les ai faites. Je fais encore du classique, des récitals, il y a une intégrale Janacek qui va sortir dans un an.
Depuis dix ans, vous enregistrez avec Jean-Louis Rassinfosse.
Cela fait douze ou treize ans que l’on joue ensemble, au début dans un projet de chansons françaises. A cette époque j’étais à fond dans le contemporain, la création, mais j’avais peur de m’enfermer dans ce monde et j’en ai parlé avec Jean-Louis. Ce n’était pas évident au départ car on ne me connaissait pas du tout dans le milieu du jazz. Il a eu la curiosité de dire oui, et il m’a dit : « Pas besoin de groupe, on peut former un duo ». Je crois que pour lui c’était aussi l’occasion de se faire entendre autrement : Jean-Louis est un sideman magnifique mais à part avec « L’Ame des Poètes », il n’avait pas souvent l’occasion de faire entendre tout son lyrisme comme le feraient le pianiste ou le souffleur dans un groupe. De plus il y avait chez lui une vraie attirance vers le monde du classique et l’occasion d’aborder un monde différent, jouer avec José Van Dam, avec le Quatuor Debussy… De mon côté, c’était une porte d’entrée vers le monde du jazz. Nous avons enregistré ensemble deux duos, puis le quartet avec Fabrice Alleman et Xavier Desandre-Navarre, ensuite le disque avec José Van Dam sur le répertoire de Carlos Gardel, et celui-ci avec le Quatuor Debussy. Je joue parfois aussi avec un autre contrebassiste Michel Donato qui a joué pendant plus de vingt ans avec Oscar Peterson, Miles Davis, Bill Evans, Jacques Brel ! C’est un grand pilier de la scène québecoise.
Ce nouveau projet vous emmène aussi vers un croisement musical. Comment avez-vous abordé le travail avec le Quatuor Debussy ?
Ce sont deux entités qui se rejoignent. Le quatuor joue ensemble depuis 25 ans et l’idée était celle de la rencontre; dans l’écriture, il fallait que tout le monde trouve sa place là-dedans. Que Jean-Louis puisse faire du Jean-Louis, que le quatuor se sente à l’aise dans ce qu’il fait. Il y a trois pièces inspirées d’œuvres classiques, Bach, Ravel, Debussy et le reste ce sont des compositions tout à fait à moi, dont deux figuraient sur le premier album avec Jean-Louis. Il y aussi deux pièces qui proviennent d’un cédé solo enregistré pour un label japonais, « Falling Star » qui est devenu « Etoile Filante » et « A Kiss By The Sea » (qui devient « Filigrane »). Le prochain album sera de nouveau un duo avec Jean-Louis, mais je jouerai uniquement du Fender Rhodes, et Jean-Louis peut-être avec son stick qu’il tient de l’époque où il jouait avec Chet Baker, un très beau stick en bois avec une sonorité plus électro-acoustique, très belle.
Comment avez-vous abordé dans Bach cet exercice d’équilibre entre classique et non-classique ?
Le Bach est le premier morceau que j’ai joué dans cet esprit, c’était lors d’un festival au grand théâtre d’Arras. Le principe était déjà là de trouver l’équilibre entre le classique et le non-classique. Tout en restant proche du texte original, parfois la partie de piano se met à déraper un peu, à s’émanciper de la partition; pour le quatuor, c’est écrit, mais moi je m’éloigne du texte en créant parfois une ambiguïté sur le fait d’être encore ou pas dans la musique originale de Bach. Puis il y a des implants qui viennent s’insérer, tout en restant dans un déroulement fluide de la musique. C’est très différent par exemple d’un Poulenc lorsqu’il pratiquait le collage : quand il citait Mozart par exemple, c’est une transition soudaine qui nous y amène, puis une minute plus tard, il part sur quelque chose de plus jazzy; ici, l’idée est de sortir de Bach sans vraiment qu’on s’en rende compte.
Bach a souvent inspiré des jazzmen ; quelle différence y a-t-il avec votre approche ?
Les gens qui ont fait du jazz sur Bach, comme Jacques Loussier, en ont fait quelque chose d’essentiellement rythmique, ici ce sont les côtés mélodiques et harmoniques qui m’ont fortement inspiré, avec un côté groove aussi. Il y a des moments où mon improvisation sonne plus jazz, un peu façon Gismonti, mais je n’invente rien, c’est du Bach, il y a juste quelques moments où j’ai inventé des extrapolations qui permettent de développer des choses. On n’a pas du forcer pour que ça sonne jazz.
Y a-t-il des compositeurs avec lesquels le transfert est plus facile ?
Il y a des compositeurs avec lesquels ce serait plus difficile, ça dépend aussi des morceaux, nous avons avec Jean-Louis repris Brahms sur notre second album, nous avons joué du Scriabine aussi. Tous ces compositeurs ont été des improvisateurs, on n’invente rien en improvisant sur cette musique, on ne fait que renouer avec une tradition qui a été perdue : Chopin ou Scriabine improvisaient leur musique. Le fait même de fixer la musique sur une partition est relativement nouveau. Ça me fait sourire quand un musicien dit que le texte est sacré, ce texte n’a pas forcément été fixé de manière définitive sur une partition; d’un concert à l’autre, Liszt interprétait ses pièces autrement exactement comme un jazzman va le faire, il jouait différemment selon son humeur et d’autres compositeurs agissaient de cette façon. C’est plus tard que la préoccupation de fixer définitivement la musique s’est généralisée, et par là-même est né le culte de la partition comme une trace coulée dans le marbre; aujourd’hui on est dans une période très très scrupuleuse quant au texte, en musique contemporaine par exemple tout est écrit. Improviser comme je le faisais étant adolescent était finalement quelque chose de très naturel, Liszt a écrit des pièces en s’inspirant d’autres compositeurs comme Bach, il s’est approprié plus de cent compositeurs en modifiant des mesures, en développant des choses qu’ils transposent dans son propre langage, c’est une attitude naturelle pour un musicien qui s’enthousiasme pour la musique d’un autre, les grands interprètes du jazz n’ont jamais rien fait d’autre.
Quelle est la part de l’improvisation sur ce projet ?
Dans notre album, il y a la balise de la partition du quatuor, mais le reste est finalement assez libre; enregistrer une musique c’est toujours un peu mettre un oiseau en cage. Il y a deux grandes improvisations solos libres : dans le Ravel où tout le monde se lâche dans une impro libre et dans le Bach où j’ai intégré une cadence de piano, un peu comme on en trouverait dans un concerto de Mozart.
A côté des pièces de Bach, Debussy et Ravel, il y a vos compositions où on sent votre goût pour les musiques de film.
On me parle toujours de musique de film à propos de mes compositions; je suis en effet moins attiré par le conceptuel, les prospections sonores, chez moi l’émotion domine.
D’où vient l’idée de se joindre au Quatuor Debussy ?
Le quatuor était demandeur du projet, ils ont déjà joué avec Enrico Rava, Richard Galliano, Yael Naïm, pour des opéras pour enfants, des spectacles de cirque, ils sont demandeurs de ce genre d’ouverture. Ils cherchent toujours des collaborations crossover. On a beaucoup travaillé sur des questions rythmiques, sur le groove qui est l’éternel problème en classique, le groove s’adapte tout le temps à l’expression, c’est-à-dire que le groove change tout le temps pour s’adapter à la phrase, on termine une phrase, on ralentit un peu, quelqu’un termine une phrase et un autre en commence une, le temps se suspend, on est constamment aux aguets de micro-changements de pulsations. Pour un jazzman comme Jean-Louis qui trace tout droit, c’est toujours un questionnement de voir des musiciens classiques adapter sans cesse le tempo en fonction de l’expressivité … C’est l’essentiel du travail où chacun fait un pas vers l’autre.
Le disque est une production de Radio France et une co-production de « Jazz in Marciac » : comment Marciac est-il associé au projet ?
On a été en résidence à Marciac pour ce projet. Ils ont financé la résidence, j’ai composé là-bas pendant une semaine, on a joué dans cette énorme salle « La Strada » qui a été créée à Marciac pour que le lieu vive aussi en dehors du festival, c’est un énorme projet de l’envergure de Flagey chez nous. On a donné cours aussi à Marciac qui a le seul lycée jazz de France, une structure incroyable, avec des enfants de 10 ans surdoués; les parents déménagent pour que leurs enfants puissent avoir cours là. On va présenter l’album cet été à « Jazz in Marciac », ce qui sera le moment important de la sortie du cédé en France. L’enregistrement a eu lieu à Radio France. Le producteur de cette musique est Bruno Letort qui est directeur d’Ars Musica depuis 2 ans et producteur à Radio France depuis 20 ans.
Pouvez-vous imaginer ces rencontres sans Jean-Louis Rassinfosse ?
La colonne vertébrale, c’est la collaboration avec Jean-Louis qui a une jeunesse d’esprit incroyable et que je mets à toutes les sauces. On va bientôt travailler ensemble avec Jodie Devos et avec Steve Houben à l’Opéra de Liège. Je le mets parfois dans des situations inconfortables comme sur la pièce de Ravel qui est gratinée, remplie de difficultés, on est loin du standard de jazz… C’est passionnant car Jean-Louis essaie vraiment de trouver sa place dans cette musique, c’est assez rare. Avec Jean-Louis, il y a quelque chose de spécial, des qualités de cœur et de générosité et qui sont les seules qualités qui comptent à mes yeux.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
Le site de Jean-Philippe Collard-Neven ICI