Sigrid Vandenbogaerde, Gift
Sigrid Vandenbogaerde, Gift
HOMERECORDS
Un disque en solo de la violoncelliste Sigrid Vandenbogaerde : quand on prend connaissance du parcours musical de Sigrid, on constate d’emblée qu’elle ne s’est pas cantonnée au classique ou au contemporain (membre de l’orchestre de la RTBF, d’I Fiamminghi, Prima la Musica, Musiques Nouvelles, etc.), mais qu’elle a accompagné des chanteurs ou chanteuses de la stature d’An Pierlé, Patricia Kaas, Gilbert Montagné, ou même trempé dans une mouvance jazz (Heartland avec Diederick Wissels, David Lynx et Paolo Fresu) ou en tant que membre de groupes de musiques du monde (Luthomania, E-Mociones). La preuve d’une belle ouverture d’esprit et du fait que les musiciens actuels ne restent plus cloîtrés dans leur tour d’ivoire. Le feuillet d’information de Homerecords reprend les paroles de la violoncelliste quant à son intention en réalisant ce disque : «“Gift” est né du désir d’exprimer ma gratitude pour avoir reçu en cadeau l’amour de la musique et du son. Gratitude pour mon violoncelle, compagnon de toujours qui m’accompagne depuis si longtemps…». Le cédé comprend 12 morceaux, soit une heure de musique, répartis en 4 sous-sections, de compositeurs connus (Bach, Gubaïdulina), d’autres de contemporains de la violoncelliste. Pour la facilité, j’indiquerai pour chaque titre quel en est le compositeur. Saluons d’emblée la prise de son exceptionnelle et de qualité.
Résilience
Cuminum Cyminum (Line Adam)
Le morceau commence par des sons longs, faiblement vibrés, d’emblée lyriques et mélancoliques, d’un feeling de mode mineur. On se rend compte de la richesse, amplitude, résonance, et profondeur, de la sonorité du violoncelle entre les mains de Vandenbogaerde, magnifiques, et qui n’ont absolument rien à envier aux plus grands de l’instrument. Le ton du morceau est aux ténèbres existentielles. Notons au passage ces notes d’une munificente projection (01:01/01:03, 01:09/01:10). La mélodie se décline selon des méandres d’une noirceur qui fait penser à la fin des temps sur une planète aride et dépeuplée. Le climat rappelle la prosodie musicale (j’emploie à dessein et systématiquement le terme prosodie, à l’origine destiné à la musique – au chant – de la poésie, pour qualifier le flux mélodique que joue un instrument) est un tant soit peu similaire à ce que j’ai entendu nombre de fois dans des chants de cantors ou dans la liturgie judaïque voire dans des chants profanes commémorant les souffrances de la Shoah.
La sonorité du cello est belle et sans la moindre imperfection qui ternirait le flux mélodique conduit de main de maître et dont la résonance et la projection profondes, lyriques, mélancoliques, sont absolument époustouflantes. > 03:06, un trait vers l’aigu, la sonorité parfaitement maîtrisée. > 03:22, un trait de deux notes modulées et enrichies me fait penser au début du Kol Nidre, ce magnifique chant qu’on entend à la synagogue le soir du début de Yom Kippour (cf., entre autres, la composition de Max Bruch). Ensuite (03:36), le morceau évolue vers un rythme qui rappelle les pièces pour violoncelle seul de J.-S. Bach, avec, à l’identique, ces modulations et altérations à la clé qui font au fond la grandeur de la musique de ce compositeur de Leipzig qui n’atteignit finalement la pleine maturité musicale qu’à 30 ans. > 04:11, accélération de rythme mais toujours dans l’esprit du grand maître. > 04:26, certains traits sont constitués de notes multiples jouées simultanément ou d’accords (ex. 04:51/04:57) avec comme fondement harmonique constant une note basse d’ostinato. > 05:14, retour à des sons étirés, amples et profonds. Épinglons ce superbe glissando (05:45/05:46). Notons aussi ces notes un peu semblables à des points d’interrogation vers la fin du morceau (06:24/06:49). C’est idéal, transcendant et une impeccable entrée en matière pour Sigrid Vandenbogaerde dont la sonorité de violoncelle mérite déjà tous les éloges.
Sarabande Suite V, BWV 1011 (J.-S. Bach)
Pour ceux qui ignorent ce que veut dire ce sigle bizarre, BWV (Bach-Werke-Verzeichnis), il signifie Index des œuvres de Bach. Une ligne lente, profonde, exposée d’une belle sonorité, typique des compositions de Bach pour instruments solos, souvent fondées sur des traits itératifs et modulés. On remarque du lyrisme (par ex. segment modulé 00:51/01:08). Plus loin, le même segment itératif se termine chaque fois sur des note profondes de toute beauté (ex. 01:32/01:34, 01:37/01:38, 01:42/01:43…). Notons la note finale en pianissimo tel un murmure (02 :33/02 :37). C’est classique et brillamment interprété.
Prélude VII (Sofia Gubaïdulina)
On se trouve immédiatement confronté à un univers musical contemporain avec une ligne nerveuse, presque de walking bass, ponctuée parfois de solides coups staccatos d’archet. Un morceau extrêmement court (01:08) mais qui n’est pas inintéressant.
Prélude I (Sofia Gubaïdulina)
Des notes disparates, isolées, dans le style de musique atonale, la ligne mélodique est nerveuse, ménageant des espaces de silence et de changements de climat. Par exemple le passage en suraigus ténus > 01:11, s’estompant. Suggérant peut-être par dérision le genre de sons de fréquences plus en plus hautes qu’on envoie au patient lors d’un examen de l’audition. Également un morceau court (01:32) avec un silence d’une dizaine de secondes à la fin (test d’ouïe et fréquences au-delà de ma perception ?).
Espressivo (part of cello suite – Gaspar Cassadó)
Le morceau commence avec un certain lyrisme, même s’il est d’inspiration contemporaine. On entend des allusions mélodiques et de climat à certaines pièces de musique de chambre déjà entendues, citons Chostakovitch, chez Alban Berg (concerto de violon ‘À la mémoire d’un ange’), voire Huybrechts, ce compositeur belge si méconnu (cf. par ex. 00:13/00:40). On remarque que le registre supérieur de l’instrument est souvent sollicité ici (> 00:38). C’est éthéré, surréaliste, toutefois porteur de lyrisme et de mélancolie. Ensuite, retour aux registres moyen et grave (> 01:16) et à une prosodie musicale lente et de réflexion, se mouvant par après en vagues de passion (> 01:32) avec des traits courts en réponse à la ligne se déroulant en méandres lents et tons graves. > 01:47, seuls des tons graves continuent les méandres mélodiques sinueux avec parfois des échos en réponse (ex. 02:10). Un passage fait presque directement référence à Huybrechts (02:37/02:51). La coda va vers l’inaudible (> 03:34) avant que quelques notes descendantes pincées n’y répondent par deux fois, les secondes avec une infime variation de rythme par rapport aux premières (03:37/03:41). Sublime, mais le compositeur ne cache pas qu’il aime certains types de musique et compositeurs, même si les fragments de référence sont des copies stylistiques plutôt que verbatim.
Prélude Suite II, BWV 1008 (J.-S. Bach)
Ici aussi on admire la profondeur des sonorités exprimées que le lieu d’enregistrement (Chapelle des Sœurs Noires, Ateliers des Fucam, UCL, Mons) et le talent de l’ingénieur de son Jarek Frankowski, mettent particulièrement en valeur. Cette belle mélodie se décline en sons amples, notes longues et expressives et les modulations qu’on aime et admire tant chez Bach. C’est classique et idéalement exécuté.
Mélodie (Nathan Renard)
Ici également une mélodie en mode mineur, au flux lyrique, exposée avec une sonorité ample et beaucoup d’expressivité parfois même à fleur de peau, comme par exemple dans cette phrase lyrique vers l’aigu avec un sublime vibrato lent. (01:19/02:05). > 02:06, une voix féminine non mentionnée dans les credits chante des vocalises lyriques, le violoncelle jouant ensuite un contrechant tempétueux (> 02:33) sur un rythme un peu plus soutenu, la voix – imperturbable – continuant à chanter ces vocalises mélancoliques lentes. > 03:02, le violoncelle reprend cette mélodie vocale maintenant sans la voix, la finale étant en decrescendo vers des abysses de profondeur et de silence. Un très beau morceau, lyrique et mélancolique au climat varié et une très bonne intervention vocale hélas non mentionnée.
Contemplation
Fluid Suite I (part – Manuel Hermia)
D’emblé on se retrouve dans un climat de mélancolie. Le début de ce morceau pourrait au fond être la simple continuation du précédent (Mélodie), tant s’en dégage une similarité étonnante d’atmosphère musicale sinon harmonique. Notons cette ascension vers des notes longues et hautes au début (00:13/00:19). Dans cette pièce également, et selon les principes bien établis par Bach, le compositeur procède par modulations de traits (ex. 00:43/01:22); d’ailleurs dans cette phrase on entend des réminiscences du Kol Nidre (01:03/01:10). La mélodie est très jolie et se décline parfois en note d’ostinato (note pédale de fondement harmonique) et contrechant simultané (ex. 01:32/01:41). La première partie (à 02:42) se termine par un retour au silence, ce qui semble être une constante pour les œuvres que Vandenbogaerde a choisi de jouer. > 02:43, une accélération de tempo, un passage par ailleurs très virtuose (entendons-nous tout est virtuose chez la violoncelliste, quand j’utilise ce terme, je vise des phrases plus denses souvent jouées rapidement), avec encore une note d’ostinato d’une part et des contrechants mélodiques de l’autre. On se trouve ici dans le moule à la Bach presque de classique pur. Puis, le phrasé devient de plus en plus contemporain tout en conservant cette méthode de traits modulés, cette partie-ci se terminant en point d’interrogation, également un leitmotiv semble-t-il parmi les morceaux choisis (04:31/04:33). > 04:37, à nouveau une mélodie lente et contemplative avec parfois des notes multiples simultanées ou d’accords jouées (04:54/04:58, 05:06/05:08). Ce fragment de composition est sur tempo lent, la sonorité large, profonde, parfaitement projetée et l’expressivité maximale. Retour au silence pour clore (> 08:50). Une superbe œuvre aux climats contrastés et magnifique interprétation.
Dreaming in blue sky (Françoise Derissen)
On remarque au début des traits rapides d’une prosodie musicale tout à fait différente par rapport aux deux œuvres précédentes, même si par moments l’influence de Bach se remarque encore (ex. 00:19/00:26, 00:30/00:37). La sonorité grandiose est d’une magnitude telle qu’elle paraît presque orchestrale à certains moments (ex. 01:14/01:40). > 01:45, des notes plus longues avec des espaces de calme, repartant ensuite en modulations sur un tempo plus marqué (> 02:06), avec quelquefois des retours au lyrisme (ex. 02:28/02:39). Une brillante interprétation d’une œuvre peu aisée à appréhender.
Sensitive Atmosphere (Françoise Derissen)
Le début également en mode mineur avec des notes longues. Ici, le climat est lyrique, mélancolique (assez proche des sixième, septième et huitième pièces du disque}. Notons l’impeccable technicienne qu’est Vandenbogaerde avec ces pizzicati (cordes pincées) simultanément au jeu à l’archet (01 :29/01 :53). > 01 :54, cordes pincées et jeu par notes multiples simultanées et accords, repassant ensuite dans un passage en jeu simultané pizzicati/archet. On entend même un fragment qui fait penser à un jeu de harpiste (02 :43/02 :52). > 02 :52, la mélodie précédemment ample se fait plus remuante, suggérant des vagues encore toujours avec des notes pincées et des contrechants à l’archet. > 03 :22, une accalmie et des sons profonds, vibrés, conduisant vers un silence progressif (> 04 :03). Une belle œuvre, ici encore brillamment interprétée.
Fées et dragons
Sonate for cello solo, mvt IV (Jean-Pierre Waelbroeck)
D’emblée des traits contemporains qui ne sont pas extrêmes car les notes longues prédominent ainsi que certains segments lyriques. On retrouve un peu le climat de la musique de chambre des premières décennies après la première guerre mondiale. Notons ces fréquences aiguës extrêmes avec des tons d’ostinato bas en technique de cordes pincées et jeu à l’archet simultané (00:54/01:00); les sons supérieurs sonnent presque comme des effets de musique japonaise. La ligne mélodique est sinueuse et lyrique par instants, moderne de texture à d’autres. Des notes d’interrogation (01:58/02:02) avant un changement de climat au cours duquel certains traits courts sont joués en réponse à d’autres, parfois en registre plus aigu (comme par exemple 02:08/02:12). Le rythme s’accélère ensuite (> 02:24) puis passe en modulations de style moderne (> 02:36) et on y entend des références à certains compositeurs connus, citons des références évidentes – ou hommages musicaux – à Debussy, Elgar, Chausson, Dvořak. Mais ces échos historiques sont intégrés dans un bel ensemble au phrasé lyrique et original. Par après, on entend une référence très rythmée à de Falla (03:50/04:26). > 04:27, retour à une atmosphère plus calme avec des tons très graves pour commencer puis modulés dans d’autres registres. > 05:21, une attaque plus abrupte faisant pense à celle du violon ou à l’âpreté qu’on entend chez Chostakovitch ou Bartók. > 05:41, le tempo est sautillant et sinueux dans les registres supérieurs de l’instrument avec parfois des notes volontairement métalliques (ex. 06:03/06:06). > 06:16, des tons caverneux et retour à une prosodie romantique parfois avec modulations. > 07:01, ce qui s’apparente à une cadence. Une œuvre intéressante en soi et lyrique par moments où abondent les références musicales à des compositeurs connus. Vandenbogaerde est impeccable, une parfaite virtuose, parfaite interprète et dotée d’une sonorité riche, chaude, enviable, ne devant rien à personne.
Gift
Gift (Renaud Lhoest)
La sonorité ample au commencement, au phrasé lent, avec un climat de tonalité mineure, la mélodie est lyrique et recèle tous les ingrédients de ce que, notamment, Bach nous a légué. Cette pièce aurait eu sa place dans la section “Contemplation” parce qu’elle est contemplative à souhait, proche de l’univers zen par le détachement, les procédés itératifs et la beauté éthérée des sons produits par la violoncelliste. > 01:51, des variations à la mode Bach qui donnent une impression de polyphonie. > 02:35, le flux est plus rythmé, itératif, se rapprochant ici un rien d’une esthétique New Age ou de musique électronique soft. Retour à un univers bien tempéré et modulé (> 03:16) de bon aloi, la sonorité du cello toujours généreuse et superbe, et la prise de son restitue un rendu parfait de projection ample d’une beauté sonore admirable. 04:49/05:02, sons multiples avec quelquefois des notes d’ostinato. > 05:02, le flux est plus nerveux, interrogatif, inquiet. Notons cette remarquable phrase (05:27/05:41) se terminant en échos de modulations. > 05:58, des sons profonds d’ne belle lenteur iératique, itératifs à nouveau, modulés, ponctués parfois par des espèces d’accords (ex. 06:26/06:27, 06:29/06:30…). > 06:43, traits itératifs polyphoniques bien en rythme. Accélération (> 07:12). Une œuvre au climat hybride, par moments sous l’énorme influence stylistique de Bach (quand pour vérifier un détail, on procède à un avancement rapide du morceau, cela frappe immédiatement, cette prosodie à la Bach), mais qui recèle de très bons moments, et brillamment interprétée par la violoncelliste.
Sigrid Vandenbogaerde gagne haut la main ce défi d’interpréter un disque en solo. Ne parlons pas de sa technique superlative, mais ce que j’ai particulièrement aimé, c’est la qualité sonore de l’instrument, aux sons souvent amples, profonds et chauds dans les graves ou tout graves et d’une belle tenue dans les autres registres, d’une projection parfaite rehaussée par l’excellent lieu d’enregistrement et l’art de l’ingénieur du son.
La violoncelliste semble aimer les climats lyriques voire mélancoliques et certaines couleurs sonores (par exemple les morceaux 1, 5 et 7 commencent par un Mi, les 8 et 11 par un Do…), ce qui prouve qu’elle dispose d’un outil conceptuel sain et sait ce qui lui convient du point de vue de l’expressivité instrumentale. C’est parfait quant à ses choix artistiques et ses interprétations. On regrettera cependant que certains compositeurs aient parfois exprimé de manière trop voyante (auditive serait mieux) les références ou l’influence de maîtres connus. Toutefois, dans l’ensemble, même si certaines de ces références musicales n’étaient pas toujours subtiles (je pense à Bach; au chant sacré Kol Nidre ainsi qu’Huybrechts, entre autres), elles étaient généralement intégrées de manière naturelle et originale dans des flux mélodiques tenant la route. Un très bon disque d’une très grande interprète. À conseiller en ces temps de dévaluation populaire de l’art musical, tant instrumental que vocal.
Roland Binet