Anne Quiller, Pince-Oreilles…
Anne Quiller, Pince-Oreilles
Anne Quiller est de ces artistes qui multiplient les collaborations et les projets. La pianiste/organiste officie dans Blast, Watchdog, Asylon Terra, Saint Sadrill, No Mad ?, et bien entendu dans le Anne Quillier sextet. C’est cette formation qui sort son deuxième album en ce début d’année déjà bien rempli. L’occasion de discuter de ce disque, des autres projets, du Collectif Pince-Oreilles, et de ce qu’implique être musicien professionnel dans un monde en pleine mutation, à la recherche de solutions alternatives.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours et vos influences ?
Je m’appelle Anne Quillier, je suis pianiste, j’ai commencé toute seule, puis j’ai rejoint des groupes. Je me suis ensuite inscrite au conservatoire de Chambéry, où j’ai rencontré tout le sextet. Mes influences sont très larges, du jazz évidemment mais aussi du rock, des musiques traditionnelles… Je joue actuellement dans des groupes de pop, de chanson française, de jazz, enfin qu’on classe dans le jazz parce qu’il y a de l’improvisation et que c’est instrumental.
L’idée de monter un sextet remonte à longtemps ?
J’ai toujours eu envie d’écrire pour des grands ensembles. Un sextet, ça reste petit mais cela peut permettre de sonner comme une grosse formation. Quand j’ai quitté Chambéry, j’avais vraiment eu envie de jouer avec ces cinq personnes-là. Pour toutes ces raisons, j’ai monté ce sextet. Par la suite je pensais faire quelque chose de plus gros, j’y pense encore d’ailleurs, mais le problème c’est de vendre le projet. Avec un sextet c’est déjà très compliqué. Cela demande énormément de temps de démarchage, d’envoi de mails. Je téléphone peu parce que je n’aime pas beaucoup ça et que je ne le fais pas forcément aux heures de bureau, c’est donc compliqué pour avoir les programmateurs. On a eu le prix du meilleur groupe au Concours National de la Défense en 2014, donc a priori on aurait pu trouver un tourneur, mais six musiciens ça leur fait peur. Et cette année je cours partout, j’ai énormément de groupes et plus beaucoup du temps pour démarcher.
C’est compliqué pour un groupe de se produire ?
C’est dur, oui, pour tout le monde. A une époque où je n’avais que trois groupes et donc plus de temps pour tout ça, on a pas mal joué avec le sextet. Watchdog a été lauréat de Jazz Migration, ça veut dire que pendant un an, on est aidés, il y a quelqu’un qui démarche pour nous, on est visibles. Et puis les salles ont des aides, donc celles qui programmeraient le sextet privilégient plutôt Watchdog, enfin je présume. Et puis je ne fais pas tout ce qu’il faut faire : il y a des musiciens qui vont voir le programmateur à la fin des concerts pour discuter avec lui, faire « copain-copain ». Il y a des soirées aussi, où il faut aller. Je n’ai pas du tout envie de faire ça. Beaucoup de musiciens actuels le font et ça ne les empêche pas de faire de la très bonne musique : c’est juste un choix, et personnellement je n’en ai pas envie.
La culture est actuellement victime de lourdes restrictions budgétaires, vous devez le ressentir aussi j’imagine…
Il y a un peu tout et son contraire, ce n’est jamais pareil. Avec Watchdog, et depuis Jazz Migration, ça va plutôt bien, alors que pour le sextet je peine à trouver six cachets plus le défraiement et la nuit d’hôtel. Mais oui, on sent que les moyens se réduisent. Ceci dit je pense qu’on est aussi dans une période charnière, il y a des changements. Le système des subventions est un peu en train de s’écrouler. Il y a un festival où on a joué avec le sextet en novembre dernier, à Fareins, ils n’ont fait aucune com’ sur Facebook, par exemple, et je pensais qu’on n’aurait personne. Eh bien c’était plein ! Ils ont une très belle programmation et fonctionnent avec un système de mécènes, de sponsors. Par exemple, la boucherie de Fareins ou le fleuriste vont investir de l’argent dans le festival en échange de contreparties (places gratuites, pub…), et ça marche ! Tout le monde s’implique, c’est leur festival et ils se débrouillent seuls, sans subventions.
Vous jouez dans combien de formations actuellement ?
J’en ai six ou sept. En soi ce n’est pas énorme, mais comme ils sont tous en phase de création, ça demande des semaines de répétitions. Cela va se tasser avec le temps, je pense. Mais j’aime bien. C’est quand même pour ça qu’on fait ce métier, pas pour passer des heures à faire des mails.
Ça n’est pas trop perturbant d’enchaîner autant de projets différents ?
J’ai un agenda un peu schizophrène (rires). A la fin de l’année je sortais de l’enregistrement d’Asylon Terra, où c’est du « par cœur », ensuite j’ai joué avec Saint Sadrill, même chose, puis j’enchaînais avec un concert du sextet, où c’est un jeu avec partitions, et il y a eu des moments où je me mélangeais les pinceaux, les lignes se croisaient un peu ! (rires) Ensuite j’ai fait deux vidéos et puis je suis partie en vacances ! Il fallait ça. Deux semaines de break et je suis revenue avec les idées plus claires. Pendant un an, jusqu’en décembre, je n’ai pas eu deux jours de pause d’affilée. Je ne m’en plains pas, j’adore ça, mais il y a juste un moment où il faut laisser reposer le cerveau.
Comment s’est passée l’écriture du dernier album ?
J’écris petit à petit, ce n’est jamais d’un coup. Il y a des morceaux sur ce disque qui datent de l’époque du premier album. Je préfère travailler comme ça, au fur et à mesure, jouer les titres sur scène puis enregistrer quand le moment est venu plutôt que de composer dix morceaux d’un coup. Je trouve que c’est mieux de jouer une composition sur scène avant de l’enregistrer, qu’elle mûrisse. J’essaie à chaque fois de ne pas refaire la même chose. Cette fois j’ai tenté de prendre une orientation moins sombre. Les inspirations sont partout. Parfois, d’aller voir un concert déclenche une idée, ou les conférences gesticulées de Franck Lepage par exemple : un des morceaux de l’album est dédié à cet homme que j’apprécie particulièrement. Il y a toujours une idée derrière chaque titre, c’est l’avantage de la musique instrumentale : je trouve qu’on peut faire passer une idée plus facilement. Lorsqu’il y a des textes, c’est très difficile. Dans No Mad ? je participe au chant, en français, sur les paroles de Pierre Daudet qui écrit vraiment très bien. Personnellement j’en serais incapable.
Il y a une unité dans le sextet, on a l’impression que c’est fluide et simple entre vous. Vous répétez souvent ?
J’aime bien répéter de manière générale, même si le sextet est le groupe avec lequel je répète le moins (rires). C’est compliqué de réunir tout le monde, de trouver des créneaux. On a fait une semaine de résidence, après avoir beaucoup joué, à raison d’un ou deux concerts par mois. Guillaume Bertrand (batterie) et Michel Molines (basse) se connaissent depuis très longtemps, ils ont joué ensemble dans beaucoup de groupes , ils sont très proches et très soudés. Les trois soufflants, Pierre Horckmans (clarinette), Aurélien Joly (trompette) et Gregory Sallet (saxophone) sont excellents en section, très précis. Aurélien a beaucoup pratiqué le big band, il a acquis les réflexes. J’écris les intonations mais en répétition les autres les corrigent, les arrangent. On se connait bien.
Il y a des collaborations qui se renouvellent autour de ce disque, Adrian’ Bourget pour le son et Agnès Ceccaldi pour la pochette.
Ce sont Gregory Sallet et Romain Baret du Collectif Pince-Oreilles qui ont été chez Adrian’ en premier. Il est très efficace, il travaille très bien et humainement est très agréable. Il comprend bien la musique, choisit ses projets et se permet de dire des choses mais pas trop. Il s’avère qu’on peut lui faire confiance. Du Collectif, Il a fait Blast, Watchdog, le dernier du sextet, le Gregory Sallet Quintet, le Romain Barret trio, le Trio Enchant(i)er. Le mastering a été fait chez Raphaël Jonin, qu’Adrian’ nous a conseillé, à Montpellier. La pochette est signée Agnès Ceccaldi, une copine qui est en école de dessin. Il se trouve que j’aime beaucoup ce qu’elle fait et qu’elle aime ce que je fais, c’est la deuxième fois qu’on travaille ensemble. Pour la pochette de Watchdog, il y avait une idée de départ, mais on lui a laissé libre cours ; pour le sextet j’avais une idée très précise de ce que je voulais, c’est une vraie commande.
Qu’est-ce que le Collectif Pince Oreilles ?
Ce sont Romain et Gregory qui l’ont créé : on a réuni sept groupes, et ensuite on a créé un label. On s’est regroupés pour défendre notre musique ensemble et pour être plus visibles. Dans les opportunités qu’on peut avoir, que ce soit le prix de la Défense avec le sextet ou Jazz Migration avec Watchdog, ou encore les articles de presse, c’est le collectif qui est cité et représenté, donc ça profite aux autres groupes. Tout n’arrive pas au même moment. Par exemple le Gregory Sallet Quintet commence à jouer plus, après quatre années difficiles. Suite à au Prix de la Défense je cherchais un label et j’ai eu affaire à des gens peu respectueux, qui cherchaient surtout à faire de l’argent sur le dos des musiciens. En jazz on en est là. J’ai un ami qui fait de l’électro, c’est différent : il y a un vrai suivi pour les artistes, ils leur trouvent un tourneur, etc… En jazz, ils regardent si ça peut faire de l’argent, et c’est tout. Alors on a monté ce label : on est libres, on vend nos disques, l’argent revient aux groupes et il y a un côté fait maison qui nous plait bien. On a trouvé un distributeur, Inouïe Distribution, qui est dans un esprit de commerce de proximité ; ils font des paniers de disques, ça nous va bien. Et pour le démarchage, Romain a créé un lien sur internet, on peut tous y avoir accès. Il y a une liste des salles, on voit qui dans le collectif a déjà prospecté pour ne pas démarcher en même temps aux mêmes endroits, on ajoute ce que l’on souhaite dedans, le travail de chacun profite à tous.
Le collectif accueille d’autres groupes ?
On ne serait pas contre du tout. On a eu quelques demandes, notamment Les Comptes de Korsakoff qu’on adore, mais le souci c’est qu’il y a beaucoup de travail. Le collectif sert aussi à faire les fiches de paie, et on est presque tous seuls, je dis presque car on a une personne qui nous aide pour l’aspect administratif. Et il y a le site internet à faire vivre. Pour toutes ces raisons, pour l’instant on reste à cette échelle. L’idéal serait de recruter quelqu’un qui s’occupe de tout cela, mais ça coûte de l’argent, il faut demander des subventions, monter le dossier, etc… Beaucoup de travail donc, et on manque de temps pour le faire.
Il vous arrive de faire des concerts de piano solo. C’est quelque chose que vous voudriez développer, voire enregistrer ?
C’est quelque chose que j’ai fait trois fois : la première c’était À Vaulx Jazz. Ils m’avaient appelée pour jouer dans un réfectoire, pour des étudiants, c’était spécial mais très sympa ! La deuxième fois c’était Collision Collective qui m’avait proposé de jouer au Hotclub à Lyon, pour représenter le Collectif Pince-Oreilles, et puis il y a eu le Second Souffle, toujours à Lyon. Je n’ai pas vraiment de répertoire piano solo, je prends des morceaux du sextet que je réarrange. J’aime le faire, c’est autre chose, c’est plutôt intéressant. Mais c’est le reste que j’aime moins, aller au concert toute seule, tout ce qu’il y a autour. Je fais de la musique pour la jouer avec des gens et j’aime mieux être en groupe que toute seule. Du coup je ne développe pas trop cet aspect : si on m’appelle je le fais, mais je ne démarche pas pour ça.
Votre meilleur souvenir de concert ?
J’en ai deux ! En Uruguay avec le sextet et à la Réunion avec Blast. En Uruguay Aurélien Joly, le trompettiste, n’avait pas pu venir, suite à un souci personnel, et on était donc à cinq, un peu tristes. Il y avait mille personnes, j’étais très émue et j’ai essayé de dire trois mots en espagnol pour dire qu’Aurélien n’était pas là, mais heureusement Michel qui est bilingue m’a aidé. Et à la fin du concert une petite fille m’a offert un dessin de pianiste, m’a prise dans ses bras, c’était très émouvant.
Et le deuxième, c’est à la Réunion. Une tempête tropicale s’annonçait et notre concert devait avoir lieu en plein air, en bord de mer, sans possibilité de repli. Jusqu’au bout on ne savait pas si on allait jouer. Puis on a finalement pu faire le concert, avec en première partie un groupe local, jouant du maloya (musique traditionnelle de la Réunion) mais orienté fusion, un style très « années 80 ». Ils étaient six ou sept musiciens, avec un chanteur type Rn’B et un pianiste qui jouait avec des sons scat, c’était très dansant, les gens adoraient, et on s’est dit qu’avec Blast et ce côté sombre et direct, on allait les faire fuir ! Et puis finalement ça s’est très bien passé, ils ont beaucoup aimé !
Comment vous êtes-vous retrouvés à jouer là-bas ?
Après avoir démarché de nombreux lieux, un jour Pierre reçoit une proposition par mail pour jouer à St Denis. Il demande comment cela se passe pour les défraiements, et là on lui répond que les billets d’avion sont pris en charge. C’est alors qu’il a compris que ce n’était pas St Denis dans le 93 ! (rires) Et pour l’Uruguay, Gregory a entendu parler de ce festival quand il est allé au Canada. C’est un festival non payé, sur une semaine et, une fois sur place, on peut ne pas dépenser d’argent, on anime des jams contre des tickets repas par exemple. C’est dans une toute petite ville, le festival dure dix jours, et ils ont réussi à avoir des subventions pour nous payer les billets d’avion. On a su 15 jours avant qu’on irait jouer. Humainement c’était très fort, c’est un petit pays qui n’intéresse personne, mais qui par contre s’intéresse au reste du monde, les gens ne sont pas du tout autocentrés, et sont encore très marqués par des décennies de dictature. Nous y sommes allés juste après les attentats de Charlie Hebdo, et tout le monde nous demandait comment ça allait, si ce n’était pas trop dur. J’ai pris une sacrée gifle, parce qu’avant de venir jouer, je ne savais même pas ou était l’Uruguay… Ça fait réfléchir.
Les projets pour 2017 ?
Oui, plusieurs choses sont à venir ! L’album d’Asylon Terra sort en avril. Watchdog enregistre en juillet, Blast en septembre, et Romain Barret en février avec son trio et deux invités, Florent Brique et Eric Prost. Le Gregory Sallet Quintet a enregistré en novembre, l’album doit sortir en avril.
Propos recueillis par Raphaël Benoit