Gros malaise chez les musiciens de jazz
Dans quelques jours, le Pays de Liège résonnera aux sons et rythmes de la note bleue… “Mithra Jazz Festival à Liège 2016” ou cinq jours de festival, des dizaines de concerts répartis dans 8 lieux du centre-ville, autour d’une programmation grand public, mais aussi audacieuse, du jazz pour tous, mais aussi des pratiques plus radicales, pour les initiés et les aventuriers de l’oreille perdue.
C’est l’occasion pour nous de “réactiver” un texte, mis en ligne le 14 avril 2011, dont le contenu n’a rien perdu en actualité. Pire ! La situation n’a cessé de se dégrader, en France, en Italie, en Grèce, aux Pays-Bas. Alors, bien entendu, on va faire la fête, entre le Reflektor et le Forum, le Théâtre de Liège et La Halte, mais pas la tête dans les étoiles, avec la pleine conscience qu’il y a des combats à mener pour que la culture, et singulièrement les musiques dites non-classiques, retrouve des moyens de création, de production et de diffusion, à la hauteur des talents formés par nos conservatoires, nos écoles de musique et nos académies !
Dans un article publié dans le quotidien français Le Monde, notre confrère et ami Francis Marmande relaie les malaises qui traversent le microcosme de la note bleue dans l’Hexagone. Ces secousses sont révélatrices des mesures d’austérité qui touchent de plein fouet le secteur culturel, et plus particulièrement celui de la création. En effet, pas un jour ne passe sans une information sur un festival en danger ou une demande de signature pour pétitionner en faveur d’un lieu menacé de fermeture. En culture comme dans d’autres domaines, si les milieux du théâtre, de l’opéra, de la musique contemporaine, du rock etc. restent au balcon, leur tour viendra… l’état du jazz est un bon révélateur de la liberté de création dans un pays !
« Le jazz est un bon baromètre pour la liberté » (Duke Ellington)
| 13.04.11 | 13h52 • Mis à jour le 13.04.11 | 13h52
Fronde ou malaise révélateur chez les musiciens de jazz ? Le pianiste Laurent Coq adresse une lettre ouverte plutôt verte à Sébastien Vidal. Ancien musicien, Vidal est programmateur du Duc des Lombards. Le Duc ? un des principaux clubs de jazz de Paris, situé rue des Lombards, où l’on trouve aussi le Sunset, le Sunside et le Baiser salé. Ce qui est loin de résumer la « scène du jazz » en France.
Club historique, aimé des musiciens, le Duc se voit transfiguré en 2008 par son nouveau propriétaire (Gérard Brémond, grand amateur) en style confort classieux. Y écouter Roy Haynes, batteur, reste un luxe charmant. Détails soignés, couverts en hêtre doux pour ne pas tambouriner de la fourchette pendant le solo de basse (vieux débat), photos de grands musiciens noirs au mur, nouveau public. Pour Laurent Coq, tout cela est « tape-à-l’oeil pour nouveau riche russe ». « Mon propos est violent et immodéré, j’en conviens. »
Laurent Coq en profite pour mettre en garde Sébastien Vidal contre le cumul des fonctions (club, radio, Olympia, Festival de Samois-sur-Seine), ses programmations de TSF 24 heures sur 24, « la radio de tous les jazz », certaine « dérive mercantiliste », le formatage de la musique, on en passe. Vidal répond : « Une programmation est une programmation, elle peut déplaire. »Puis, en accord avec Bruno Delport, directeur de TSF, il s’en tient à sa réserve : « Je ne veux pas alimenter ce puits de calomnies blessantes. Tout cela est navrant, parfois diffamatoire. Quoi que je réponde, la chaudière s’emballe. « La chaudière s’emballe donc.
Coq ouvre alors un blog, « Révolution de Jazzmin ». Exagéré ? Si on ne compare que ce qui est comparable, à quoi bon comparer ? Son blog explose en« espace de parole public, cahier de doléances, l’expression d’une souffrance, celle des musiciens de jazz ». Très vite, deux cents musiciens interviennent : des saxophonistes, Géraldine Laurent, Julien Lourau, Jerome Sabbagh, Bob Mintzer ; un flûtiste, Magic Malik ; des pianistes, Baptiste Trotignon, Philippe Baudoin (musicologue très écouté), Laurence Allison, vocaliste, beau big band… Avec analyses pointues et propositions de Laurent de Wilde. Ou récits très drôles de Pierre Durand (guitariste).
Vous ne connaissez aucun de ces noms ? Ceci explique cela. La « scène du jazz » en France, à New York, partout, est d’une rare créativité. Tous ces artistes ont joué en club, chacun se replie sur son site. Pour la première fois, ils débattent. Du blog considéré comme une AG sur écran. Balourdises et anonymes compris. Rien de corporatiste.
Les musiciens sont trois fois plus nombreux qu’en 1980 alors que les clubs, de style variable, affichent une fréquentation stable et vivent une mutation raide : vie nocturne, alcool, tabac, tapage… Le chiffre d’affaires est tombé de 1,3 milliard d’euros en 2002 à 542 millions en 2010. Les jazz y représenteraient 2 %.
D’où la difficulté à se faire entendre. « Nous vivions atomisés dans une sorte de peur, sans le savoir, dit Coq. Les artistes sont placés en compétition. S’ils ne racontent pas une « story » sexy, s’ils ne se formatent pas au désir des radios et des clubs, ils n’ont plus voix au chapitre. » S’expose-t-il à prendre des coups ? « Des coups, j’en prends depuis vingt ans. Quoi qu’il arrive, il y aura un avant et un après. »
Ils inscrivent leur démarche sous la bannière de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » Et aussi dans le grand mouvement des mondes. Leur prise de parole fait jaser. Aldo Romano, batteur, a bien dû écumer une centaine de clubs depuis 1960 : « Inutile d’en rajouter. Des polémiques au sujet des patrons et des programmateurs, il y en a toujours eu. Le jazz est un métier difficile pour eux comme pour nous. Les clubs s’en sortent à peine. Les attaquer revient à les affaiblir. »
Romano ajoute : « Les vrais enjeux ne sont pas là mais dans la programmation des festivals. » Il est suivi par Mina Agossi, vocaliste : « Le plus préoccupant, ce sont les gros festivals qui s’en tiennent à une programmation standard ou bête. » L’attaque n’est pas nouvelle. En 1960, à l’initiative de Mingus et Max Roach, les « Newport Rebels » créent un contre-festival. Ce qu’ils dénoncent ? La dérive commerciale du Newport Jazz Festival, sa programmation… Quelques années plus tard, Bill Dixon, compositeur, peintre, mêmes causes mêmes effets, avec sa « Révolution d’Octobre en jazz ». Le jazz, son invention même, a toujours partie liée avec la révolution. C’est quand il l’oublie qu’on s’ennuie.
Personne au monde n’a jamais ouvert un club pour devenir riche. Les propriétaires, toujours des passionnés, ont rarement vocation à la philanthropie. Les médias ? Simple : Nonce Paolini, grand collectionneur de jazz, authentique amateur, n’en fait pas vraiment cas sur sa chaîne, TF1. Mina Agossi, vocaliste : « Un sérieux débat s’engage autour de la Spedidam (Société de perception et de distribution des droits des artistes interprètes de la musique et de la danse). C’est de cela qu’il faudrait parler. » Alain Jean-Marie, pianiste incontesté : « A cet échange de mails, je ne me mêle pas. Un programmateur a pour mission de rentabiliser. Il fait ce qu’il veut. D’autres lieux, le Triton, les Instants chavirés, accueillent d’autres musiques. Le seul point vraiment significatif, c’est que Sébastien Vidal n’ait pas donné suite à la proposition d’émission que lui a faite Laurent Coq. »
Quelle proposition ? Une heure d’antenne par semaine sur TSF pour présenter l’actualité de la scène new-yorkaise. Comme nombre de musiciens européens, il la pratique et la connaît très bien. Proposition restée lettre morte.
Plus radical, Thomas Savy (clarinettiste) : « Les clubs ne sont plus ces lieux de croisements de styles, de générations. Ce sont de mini-salles de concerts. Pour jouer, il faut soit avoir un album à défendre, soit être un gros poisson américain, dans tous les cas, que « ça tue ». »
Un musicien joue peu en club. Il n’y gagne jamais sa vie. Mais ce sont des vitrines indispensables en termes de « visibilité, de buzz, tout ce verbiage que je déteste », dit Savy. Dans un milieu où tout le monde travaille « pour la cause », le coup de gueule de Laurent Coq remet au goût du jour la dimension historique, idéologique, inséparable du jazz et de ses dérivés.
Jean Rochard, le très anarchiste producteur du label Nato, analyse « la grande lessive à laquelle se livrent clubs et revues de jazz. Il y aurait tant à dire au-delà – très au delà. Qu’est-ce qui s’est passé avec cette (ces) musique(s) depuis les années 1980 ? » Un musicien de Bordeaux (la situation y serait pire, prétend-il) cite Lubat : « Ce n’est qu’un combat, continuons le début. »
Sur le Web : Révolution de jazzmin