Itamar Borochov et la Grande Bleue
Itamar Borochov, trompettiste à la suavité orientale.
Le trompettiste israëlien qui vit aujourd’hui à New-York, sort « Blue Nights » (LABORIE), un album tout en introspection et aux parfums mélangés des rives de la Méditerranée. Entretien.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
J’ai joué des années dans l’orchestre du contrebassiste Omer Avital, ce qui a eu une grande importance sur le développement de ma carrière. Grâce à cette collaboration, j’ai joué avec beaucoup de musiciens de cette génération comme Aaron Goldberg, Jason Lindner, Eric McPherson, ce sont des musiciens avec lesquels j’ai appris vraiment beaucoup.
Vous avez ressenti que New York était un passage obligatoire pour un musicien de jazz.
D’une certaine façon, oui. Je pense que dans mon approche du jazz, j’avais beaucoup de respect pour la tradition. J’écoutais et je jouais du jazz depuis que j’étais adolescent, et c’est lorsque j’ai eu à peu près vingt ans que j’ai vraiment ressenti le désir de m’immerger dans cette musique, ça allait même au-delà du jazz, c’était pour moi la musique des afro-américains, qui venait donc d’Afrique, et je voulais me plonger dans ce monde.
Lors de la première écoute de votre album, dès la première pièce, il y a ces notes lentes, douces, comme sur du velours qui font penser à Chet Baker. L’avez-vous beaucoup écouté ?
Oui bien sûr, mais je ne dirais qu’il a été une de mes principales influences, il m’a influencé bien sûr. Je n’ai jamais entendu un mauvais enregistrement de Chet Baker, il y en a plusieurs que j’ai découverts au fil du temps, j’ai adoré « Chet with Strings » et un enregistrement des années septante « She Was Too Good To Me », toujours lyrique et sensible, c’est un beau compliment de sentir son influence dans ma musique.
Les sonorités de votre album viennent aussi du monde méditerranéen, comme avec cet instrument qu’on appelle qrareb (sorte de castagnettes utilisées par les gnaouas) et le oud. Est-ce une réminiscence de votre jeunesse à Jaffa où vous avez vécu la mixité dans la population ?
Oui et non. Quand j’étais plus jeune, j’écoutais beaucoup les disques de labels comme Blue Note, Lee Morgan, Charlie Parker, Miles Davis, John Coltrane… Et c’est plus tard que je me suis intéressé à la musique traditionnelle que mon père pratiquait et qu’on entendait à la synagogue, mais sans que cela ne me marque particulièrement. C’est surtout quand j’étais à New York que la musique de mon enfance m’est revenue en tête. Cela m’a pris du temps pour jouer cette musique, c’est quelque chose qui était là sans que je ne m’en aperçoive.
Aviez-vous des contacts avec la musique gnaoua dans votre pays, car il y a cette pièce « Motherland » avec les trois musiciens gnaoua, une musique qu’un musicien comme Randy Weston a beaucoup utilisée.
Pas tellement, cette musique n’existe pas vraiment en tant que telle en Israël, mais elle se retrouve dans la musique jouée par des juifs nord-africains qui sont venus s’installer en Israël dans les années cinquante, des musiciens de Tunisie, Maroc, Algérie ou Lybie. Cette communauté est venue en Israël, certains sont partis vers la France ou d’autres parties de l’Europe. Ces musiciens ont eu des contacts avec les gnaouas des montagnes, il s’agit donc surtout d’une influence des gammes pentatoniques qui est arrivée jusque chez nous. Mais ce que j’ai surtout entendu des gnaouas, c’est à travers des disques que mon père m’a fait écouter, il était très intéressé par la musique sufi aussi, c’est grâce à lui que je suis tombé amoureux de cette musique.
On peut se poser des questions sur les titres de vos compositions, comme ce « Broken Vessels », d’où vient-il ?
C’est un terme qui vient de la secte mystique du judaïsme la Qabbala selon laquelle la vie est divisée entre lumière et « vessels » ; les humains sont des vaisseaux dont la mission est de tenir la lumière, une philosophie qui considère que les hommes sur terre sont des vaisseaux brisés, et l’idée est qu’un vaisseau brisé est plus fort, tout comme un os brisé dans votre corps devient plus fort lorsqu’il se répare.
« Take Me To The Bridge », c’est la création d’un lien vers d’autres civilisations ?
C’est le seul morceau de l’album qui n’a pas été composé par moi. Nous jouons seulement la mélodie qui est celle d’un rabbin. La signification est que le monde entier est un pont très étroit qu’il ne faut pas craindre. « Take Me To The Bridge » veut dire pour que tu peux m’emmener sur ce pont et dominer mes craintes, il est temps pour moi de dominer mes peurs. Je pense qu’aujourd’hui dans le monde une de nos plus grandes craintes est de créer ce pont entre les cultures, cela nous effraie, on vit une époque de migrants et de réfugiés dans le monde entier, c’est à la fois fascinant et effrayant mais c’est important de construire ces ponts.
Parmi vos musiciens, il y a votre frère Avery Borochov et les deux autres sont américains.
C’est un groupe que j’ai formé aux USA. Le batteur Jay Sawyer vit à New-York comme moi et je joue avec lui depuis quatre ou cinq ans, c’est lui qui m’a recommandé le pianiste Rob Clearfield qui vient de Chicago.
Les musiciens israéliens sur la scène jazz sont de plus en plus présents. Vous avez une explication ?
Il y a différentes raisons qui ont fait que la culture israélienne a pris beaucoup de places sur différentes scènes. Mais pour moi, le tout début de cette augmentation de musiciens israéliens est né avec Arnie Lawrence. Il était un grand saxophoniste-alto qui a joué avec Dizzy Gillespie et Clark Terry, il a ouvert une nouvelle école à New-York, puis il s’est retiré en Israël à la fin des années nonante, début des années 2000 où il est devenu un véritable mentor pour de jeunes musiciens comme Anat Cohen, Avishai Cohen ou moi-même. Arnie était pour nous le musicien qui venait d’Amérique avec la tradition du jazz qui nous venait des sources. Beaucoup de musiciens israéliens sont alors partis pour New York comme le pianiste Amit Golan, il a travaillé avec Brad Mehldau et Roy Hargrove à la « New School of Jazz and Contemporary Music » et il est revenu en Israël pour y enseigner.… Plusieurs musiciens qui étaient partis aux USA sont revenus enseigner au pays avec un bagage jazz très important et il y a aujourd’hui une très belle scène jazz en Israël.