Stéphane Galland & (the mystery of) Kem
Stéphane Galland n’est pas seulement, depuis 25 ans, la clef de voûte d’Aka Moon, il est aussi l’auteur de projets personnels audacieux, avec un arrière plan symbolique. En 2012, Lobi (“hier et demain” en lingala) mélangeait tradition et avenir, arrangements de traditionnels arméniens ou turcs et compositions originales, en compagnie d’une équipe multiculturelle: Magic Malik à la flûte, Petar Ralchev à l’accordéon, Tigran Hamasyan, puis Malcolm Braff, au piano, Carlos Benavent à la basse et Misirli Ahmet aux percussions. Voici maintenant Kem, la couleur noire comme la terre d’Afrique, mais aussi l’ancien nom de l’Egypte, soit le symbole de la vie, de la fertilité. Ce projet est né en 2015, avec, comme fondement, une recherche sur le rythme, sur les polyrythmes à travers une alternance entre temps courts et temps longs. Cette idée a débouché sur ce que Stéphane Galland appelle des “Kem Rhythm Gym Sessions”, des séances d’entraînements rythmiques sans instrument, comme cela peut se faire en Inde. Pour cela, il a rassemblé une équipe de jeunes musiciens croisés à Bruxelles. Au saxophone ténor, Sylvain Debaisieux qui, après des stages d’été à Libramont, s’est inscrit au Conservatoire de Bruxelles. Membre, à 18 ans, de l’European Saxophone Ensemble dirigé par Guillaume Orti, il fait partie du septet Heptatomic d’Eve Beuvens (album Igloo en 2015) et a fondé Pentadox, avec Bram De Looze au piano et Samuel Ber à la batterie. Au piano, justement, Bram De Looze, cheville ouvrière du LAB Trio et de Septych mais aussi membre d’Urbex d’Antoine Pierre et du quartet de Ben Sluijs. A la contrebasse, Federico Stocchi dont les études au Conservatoire de Bruxelles ont été couronnées par le Toots Award de 2018, qui récompense le meilleur instrumentiste de l’année sorti de l’institution. On peut notamment l’entendre dans le trio The Ankwords du pianiste Hendrik Lasure. Friand de rencontres inattendues et attiré par l’Inde comme l’avait déjà montré l’album Ganesh d’Aka Moon, Stéphane Galland a ici convié le flûtiste indien Ravi Kulur, maître des flûtes carnatiques d’Inde du Sud et du bansuri du Nord. Initié à la musique carnatique dès l’âge de 6 ans, il a notamment joué avec le virtuose du sitar Ravi Shankar. Ravi Kulur est présent sur 7 des 11 plages de l’album. Enfin, sur Memetics, Stéphane Galland accueille son ami libanais, le trompettiste Ibrahim Maalouf qu’il a croisé notamment pour l’album Red And Black Light, avec Eric Legnini aux claviers et François Delporte à la guitare ainsi que, dernièrement, pour Levantine Symphony. Cette fois l’album est constitué uniquement de compositions personnelles qui vous entraînent dans un véritable tourbillon de rythmes. Chaque composition se présente comme un millefeuilles, avec un parti pris d’alternances entre rythmes tourbillonnants et tempos apaisés (The Fuze, Hitectonic) mais aussi avec une superposition savante des instruments. D’abord, une réelle osmose entre le ténor de Debaisieux et les flûtes virevoltantes de Kulur qui jouent souvent le thème principal à l’unisson (Opening, Symbiosis, Soils), ensuite par une superposition des colorations instrumentales. Ainsi, sur Opening, une intro de flûte sur fond de piano préparé est suivie du thème joué à l’unisson par le ténor et la flûte, auquel succède un dialogue entre flûte et batterie. Sur Symbiosis et Soils, c’est la rythmique qui introduit la composition, avant l’unisson ténor-flûte et une succession de courts solos de piano, flûte ou ténor. Sur Memetics, flûte, ténor et trompette se superposent sur un motif répétitif du piano pour déboucher sur une sorte d’explosion free du ténor. Cette succession de séquences se vérifie aussi dans les pièces jouées en quartet. Ainsi Maelström s’ouvre sur une vertigineuse intro solo de piano, suivie d’un dialogue entre contrebasse et batterie puis par un ténor tourbillonnant. Kem est aussi un subtil mélange de styles et d’influences : magie de l’Inde, trompette arabisante d’Ibrahim Maalouf et, en arrière plan, des rythmes M’Base (Opening). Stéphane Galland est évidemment ici encore la clef de voûte de la formation, quartet, quintet ou sextet, mais sans jamais prendre de solo ostentatoire : il impose simplement le rythme avec une énergie explosive, il est le véritable cœur de chaque composition. Bref, voilà une musique qui vous emporte comme un maelström.
Claude Loxhay