Alex Tassel et le bugle
Alex Tassel et le bugle : “J’ai fait avec ce que j’avais !”
Et Alex Tassel le fait vachement bien. Son nouvel album qui reprend deux facettes de son esthétique musicale est une vraie réussite. Il a présenté une face, celle intitulée «A Quiet Place » au Festival de jazz de Dinant le 27 juillet dernier, avec un line-up impressionnant.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
Vous réunissez une fameuse palette de musiciens sur ce double album. Parlons de ceux qui seront à vos côtés à Dinant.
Ça fait au moins quinze ans que je tourne avec Manu Katché dans ses divers projets, dont son nouvel album « The Scope ». Jason Rebello, je l’ai rencontré lors d’une tournée européenne avec Manu, on a accroché tout de suite, on s’est revu, on a joué ensemble. Reggie Washington c’est pareil : on a enregistré ensemble un disque de Jacques Schwartz-Bart, je l’avais déjà vu et croisé dans différents festivals. J’ai participé à un enregistrement avec Reggie, on a fait un enregistrement en 2014 qui n’est pas encore sorti suite à des problèmes juridiques avec le label – c’est là qu’on sent que le monde de la musique est très fragile en ce moment… J’ai par la suite récupéré l’enregistrement et j’espère le sortir un jour. Quant à Christophe Panzani on se connaissait aussi… C’est donc une volonté pour moi de réunir ces musiciens-là non seulement pour leur façon de jouer mais surtout parce que ce sont tous des musiciens qui se mettent au service de la musique. Ce sont des musiciens reconnus bien sûr, mais qui sont restés très humbles et quand on travaille avec de pareilles personnes, ça se fait au service de la musique et personne ne tire la couverture à soi. J’aime qu’il y ait une vraie alchimie, une belle communication entre nous.
Un double album avec deux visions différentes.
Le concept du double album est voulu. Le premier album a été enregistré avec la même façon de travailler que dans les années cinquante-soixante : on s’est mis dans un tout petit espace, un studio dans lequel je me suis investi en Bretagne, la région d’où je viens. On n’a pas mis de casque, pas de retour, j’ai fait venir un public d’une trentaine de personnes pour nous placer dans un contexte sans filets, comme si on jouait dans un club. Je suis très heureux du résultat parce que c’est très direct, sans tricherie et ça donne ce que les gens entendraient si ils venaient assister à un concert du groupe. A contrario, le second album est plus produit. Il a été enregistré dans le même studio, mais il y a des overdubs, des re-recordings. Au moment du mixage, on a aussi pu gérer des choses de façon différente. Ça a un côté très intéressant par rapport à la musique d’aujourd’hui parce que ça permet de faire de la production à l’américaine, on peut ajouter, changer, ça fait partie aussi des choses que j’aime beaucoup faire, et du coup, par rapport à l’aspect brut de décoffrage du premier album, c’est vraiment le pendant plus travaillé avec des synthés, des clavinets, et avec des musiciens qui sont habitués au studio. Il y a par exemple plusieurs passages superposés de Jason, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’au festival, il y aura Igor Gehenot en plus, chacun aura deux claviers.
Vos avez choisi des partenaires dont le spectre musical est très large.
Tous les musiciens sur ces deux disques sont des musiciens ouverts à 360°. J’ai fait des disques avec Guru, des musiciens de hip hop américains, de la musique électronique avec DJ Cam, du free avec Archie Shepp, avec David Murray, j’ai fait des projets électro-jazz avec Marcus Miller, avec Manu déjà, un projet trip hop pour un label anglais… Et effectivement, tous les musiciens qui sont sur cet album sont comme ça aussi. Quelqu’un comme Julien Charlet, c’est Sergent Garcia ou Eric Truffaz, Ibrahim Malouf, Art Mengo, il joue du reggae, de l’électro…. Jason Rebello a joué avec Sting, mais aussi Wayne Shorter… Tous ces mondes ne peuvent être qu’enrichissants, je suis contre le sectarisme en musique, tout en étant exigeant quand il s’agit de dire « je joue du jazz », car j’ai tellement de respect pour cette musique que ça passe par une somme de savoir considérable. Beaucoup de gens ne se rendent pas compte de cela. S’intégrer dans les changements harmoniques du pianiste ou des variations rythmiques du batteur, s’intégrer là-dedans, c’est ce qui fait du jazz une musique rare. S’ouvrir sur les autres musiques aide énormément parce que ça donne une vision différente de la musique, comment faire qu’un morceau soit bien, ne dépasse pas les quatre minutes exigées pour passer en radio, il y a un travail d’esthétique sur la globalité du morceau. Les musiciens qui fonctionnent avec ce type de culture sont aussi des musiciens qui ont cette même vision de ne jamais tirer la couverture à eux en se lançant dans un solo interminable, ils ont aussi une conscience que le public est là et que si il a reçu quelque chose de puissant, ça ne sert à rien d’en rajouter. J’en reviens à ce que je disais tout à l’heure : ces musiciens ont joué sur les plus grandes scènes, mais sont restés humbles, ont acquis une sensibilité musicale incroyable, et puis quand ils reviennent au jazz, chacun revient vers quelque chose qui est cher à son cœur, et en jazz, c’est indispensable d’y mettre du cœur.
Vous jouez exclusivement du bugle, mais curieusement dans votre interview dans le magazine « Jazzman », vous ne citez que des trompettistes comme influences : Miles Davis, Clifford Brown, Freddie Hubbard…
La vie nous réserve des surprises : j’ai commencé par la trompette, puis j’ai eu un bugle entre les mains et à l’époque, je n’avais pas trop de blé, j’ai donc continué sur cet instrument, j’ai fait avec ce que j’avais ! Mais je trouve que j’ai développé un son qui n’est pas si loin de celui d’un trompettiste. Je n’ai pas le sentiment que quand je joue du bugle, je joue comme si c’était le parent pauvre de la trompette. Je dis ça parce que le bugle est souvent utilisé par des trompettistes pour jouer des ballades… A part quelques trompettistes qui ont un son assez large qui leur permet de jouer de manière ultra dynamique et d’avoir un son majestueux sur une ballade, c’est un exercice invraisemblable que seul quelques-uns réussissent : Wynton Marsalis est une des rares personnes capable de jouer un morceau extrêmement rapide et d’enchainer avec une ballade pianissimo avec un son énorme. Ce n’est pas une critique, c’est un état de fait. Je me sens parfois frustré au bugle d’un certain manque de dynamique, d’ailleurs je me remets à la trompette parce que ça me permet de travailler plein de choses. Mais au départ, j’ai fait avec ce que j’avais tout en étant fou du son de Miles, de la dynamique de Clifford… Ceci dit, le bugle reste très physique, demande plus d’énergie, un contrôle de la colonne d’air, mais si on veut avoir un son qui timbre, il faut y aller physiquement.