Ingrid Øygard Steinkopf : Espoir des fjords (5/6)

Ingrid Øygard Steinkopf : Espoir des fjords (5/6)

Femme, Femme, Femme… Fais-nous voir le ciel… C’est bien volontiers que JazzMania se soumet cette année à une couverture commune de « la journée de la femme », une action dispersée sur la toile entre quelques magazines de jazz européens. Mieux, nous leur consacrerons entièrement la semaine #10, celle du 8 mars… A chaque jour son interview (six musiciennes en tout seront présentées), il y aura des chroniques, des portfolios, … Aujourd’hui, nous nous intéressons à une jeune pianiste norvégienne de 25 ans. La Norvège : là où, en matière de jazz, il se passe toujours quelque chose… Un portrait dressé par le magazine Jazznytt…

Ingrid Steinkopf © Eir-Jørgen Bue

En Norvège, comme dans la plupart des pays d’Europe, le jazz traverse une période difficile. Les disquaires sont fermés, les revenus générés par le streaming et les téléchargements sont modérés à microscopiques, mais surtout, les salles de concerts, grandes ou petites, sont fermées. Certains festivals vont être reportés « à plus tard », parfois pour une seconde fois… Quoi qu’il en soit, l’activité est réduite. On pourrait facilement perdre courage. Mais une fois que vous avez trouvé la musique, il n’y a plus aucune raison de désespérer.

C’est le message que porte la pianiste Ingrid Øygard Steinkopf, âgée de 25 ans, originaire de Vaksdal à l’ouest de la Norvège, mais désormais installée à Trondheim où elle a précédemment étudié au sein de la célèbre Jazzlinja – NTNU, Université dont le cursus spécifique en jazz a vu passer un nombre incroyable de musiciens jazz du pays. Elle dirige déjà ses propres projets et possède une vision très claire du futur. Elle fait aujourd’hui partie des musiciennes et compositrices les plus prometteuses de Norvège. Elle s’illustre d’abord au sein des groupes Briotrio et BounceAlarm, à qui l’on doit deux brillants premiers albums sortis récemment. Steinkopf a également reçu le Big Band Award décerné par le Norsk Jazz Forum, organisme qui œuvre pour le dynamisme du jazz en Norvège et à l’international, pour son travail avec le Starlight Big Band, un orchestre composé exclusivement de femmes.

«Lorsqu’on m’a demandé, lors d’un sondage, si j’avais envisagé d’arrêter la musique et de faire autre chose de ma vie, la réponse a été claire : Non !»

Ingrid Øygard Steinkopf : Il y a bien sûr beaucoup de frustration chez les musiciens, mais ici à Trondheim, nous avons pu reprendre les concerts. Certes, le nombre de spectateurs est encore limité mais au moins, il y a de la musique ! J’ai soutenu une pétition parue dans les médias en vue de soutenir les jeunes musiciens qui traversent la pandémie avec quasiment aucun revenus accumulés et sans possibilité d’envisager l’avenir sereinement, puisque sans perspective de jouer cette année. C’est déprimant. En même temps, lorsqu’on m’a demandé, lors d’un sondage, si à un moment donné j’avais envisagé d’arrêter et de faire autre chose de ma vie, la réponse était claire : Non, pas d’alternative possible pour moi ! La musique joue un rôle primordial dans la vie de beaucoup d’entre nous.

«En Norvège, nous prenons soin les uns des autres. Le jazz ici, c’est une communauté très inclusive.»

Ingrid Steinkopf © Anastasia Bitkonia

Steinkopf voit les choses de manière à la fois poétique et pragmatique :
I.Ø.S. : J’ai lu récemment la critique d’un concert d’un groupe ici à Trondheim qui évoquait « La musique que les musiciens doivent jouer parce qu’elle brûle à l’intérieur d’eux. Pas pour gagner leur vie ou pour remplir des stades, mais parce que sans cette musique, leur vie aurait été imparfaite. » J’ai bien aimé cette idée. Comme s’il nous fallait trouver un accord parfait entre la joie pure que nous procure l’art, le maintien d’une éthique de travail quotidienne et une réflexion professionnelle. Je suis une personne assez structurée, donc jusqu’ici j’y suis parvenue.

 La structuration de l’économie du jazz et des musiques improvisées en Norvège est une machine bien huilée. Une attention particulière est portée aux jeunes talents dans le système éducatif, dans la collaboration entre les festivals, institutions et associations, et les politiques culturelles se penchent régulièrement sur des questions telles que la parité femmes-hommes et les droits des musiciens. Certaines personnes pensent qu’il y a trop de musiciens diplômés en Norvège par rapport aux possibilités de carrière. C’est vrai qu’on peut parfois avoir l’impression que beaucoup se battent pour être programmés sur les mêmes événements et lieux. Mais ceux qui le veulent vraiment peuvent y arriver. En Norvège, nous prenons soin les uns des autres, tant sur le plan organisationnel que personnel. Le jazz ici, c’est une communauté très inclusive.

«Comprendre la musique et jouer avec les autres a un potentiel éducatif large et une grande utilité.»

A 25 ans, Steinkopf a déjà eu l’occasion de partager son expérience avec de jeunes musiciens : « J’ai enseigné pour des jeunes de 16 ans et plus à Molde, je sais que certains abandonneront. Mais même si vous êtes destinés à aller dans une direction opposée dans la vie, que vous travaillez dans d’autres domaines, comprendre la musique et jouer avec les autres a un potentiel éducatif large et une grande utilité. J’y vois quasiment des éléments qui relèvent de sagesse. »

La musique et le jeu de Steinkopf stimulent, vous obligent à vous arrêter et tendre l’oreille. Le premier et charmant album éponyme de Briotrio s’inscrit dans une tradition de piano-trios norvégiens espiègles, après Moskus, Close Erase et Svein Finnerud Trio. Briotrio incorpore même plus d’éléments et de mélodies issus de la musique folk, de chants et de murmures. Avec ses morceaux aux titres singuliers, on se dit que ces jeunes gens sont capables d’aborder l’histoire du jazz avec humour et décalage.

«Le plus important avec Briotrio est de s’amuser, plus que de proposer quelque chose de prodigieux.»

Ingrid Steinkopf © Anastasia Bitkonia

I.Ø.S. : Oui, le plus important dans ce trio est de s’amuser, plus que de proposer quelque chose de prodigieux. Chacun apporte sa touche. Pour le moment, hors de question pour moi d’appeler ce projet Ingrid Steinkopf Trio, nous faisons tout ensemble. Dans le fond, la raison d’être du trio, c’est ça, non ? Idem pour la paperasse, comme pour l’écriture et la composition. Tout le monde fait sa part du boulot. C’est la seule façon d’arriver à proposer quelque chose de beau ensemble.

Faire le travail administratif, gérer le booking, les tournées, la presse, sourire sur les réseaux sociaux, produire et créer de la musique… il y a beaucoup à faire quand on veut être musicien de nos jours. Steinkopf trouve également du temps pour un autre groupe, un sextet au son plus américain, BounceAlarm, qui a fait ses débuts l’année dernière avec l’album tentaculaire « Bouncing Through Some Banging Tunes ». Peu auparavant, le groupe avait été présenté lors des Nordic Jazz Comets, fameux tremplin de jeunes groupes scandinaves, au Barbican de Londres en 2018.

 Allaboutjazz.com a écrit à leur sujet : « On pourrait utiliser de nombreux qualificatifs et évoquer beaucoup de familles du jazz pour parler de ce groupe tant il virevolte d’un whiplash bop, à un cool jazz détaillé et retenu, ou d’un hard bop bouillant à l’énergie du rock. »

I.Ø.S. : BounceAlarm est un projet collectif porté avec la saxophoniste Elisabeth Lid Trøen et les garçons, bien sûr. J’y joue aussi de la flûte. L’idée était d’écrire pour les cuivres et d’amalgamer le tout avec le reste du groupe. De quel genre de musique s’agit-il ? J’appelle ça du jazz !

«Je suis fascinée par la musique d’ensembles, par le fait d’arranger et d’orchestrer pour des voix différentes en veillant à ce que chacune compte.»

Ingrid Steinkopf a récemment reçu le Big Band Award décerné par le Norsk Jazz Forum. Il faut noter qu’il est rare qu’il soit attribué à une si jeune musicienne. Qu’est-ce qui l’attire dans la musique pour grand ensemble ?

I.Ø.S. : Je suis fascinée par la musique d’ensembles, par le fait d’arranger et d’orchestrer pour des voix différentes en veillant à ce que chacune compte, que cela donne l’impression à chaque musicien que sa voix est nécessaire. Et bien sûr, il y a mille possibilités artistiques, soit en doublant des saxophones, ou en mettant en sourdine la trompette et le trombone, on peut aussi les faire jouer ensemble… J’aime aussi penser qu’il s’agit de divertissement. Dans les années 30 et 40, cette musique était faite pour danser ! J’ai essayé le Lindy Hop – ça balance férocement ! Je pense qu’il est bon d’avoir cette dimension en tête en plus des grandes œuvres modernes. Cette musique porte en elle des pratiques différentes.

«Avec le Starlight Big Band, il n’est pas question de surjouer la carte de l’orchestre de femmes. Le plus important est que la musique soit de qualité.»

En plus de tous ces passionnants éléments et quelques clins d’oeil au rap, ce Starlight Big Band se distingue parce qu’il est un ensemble jeune et entièrement féminin. Comment est-il né ?
I.Ø.S. : C’est un peu dû au hasard. Dokkhuset, un club de jazz de Trondheim, m’a donné l’opportunité de monter un projet en 2018. J’étais dans ma « période big band ». Ils voulaient une nouvelle perspective et cherchaient des idées. Arild Schei, producteur de Dokkhuset, m’a dit : « Que dirais-tu de monter un projet 100% féminin ? Tu auras assez de monde ? » 
On a foncé. On a monté le groupe pour le premier concert, puis tout a suivi son cours naturellement. Maintenant, on a une organisation plus officielle. Ce projet a énormément de potentiel. Mais pas question de surjouer la carte de l’orchestre de femmes, le plus important est que la musique soit de qualité.

Ingrid Steinkopf © Eir-Jørgen Bue

Steinkopf trouve aussi l’inspiration dans le passé : « Cette tradition d’orchestre de femmes a existé. Dans les années 40, il y avait plusieurs grandes formations constituées seulement de femmes. Lorsque les hommes ont été envoyés à la guerre comme musiciens ou comme soldats, ce sont des groupes de femmes qui ont repris leur place. Dans la musique comme dans la société. Malheureusement quand la guerre s’est terminée, il en a été de même pour l’exposition de ces femmes musiciennes. »

«Je veux apporter ma contribution à la musique pour ensembles polyvalents tout en continuant à écrire pour des petits formats.»

Le sujet du genre et sa politisation, dans la musique jazz en Norvège, se sont d’abord manifestés progressivement, puis soudainement il y a eu un réveil. Les gens sont devenus plus conscients du poids des préjugés qui avait jusqu’ici pesé sur cette musique.

I.Ø.S. : Je reprendrais ce slogan né du mouvement Black Lives Matter : « Eduquez-vous »… Il y a tellement de choses qui font partie de l’inconscient collectif, des choses auxquelles on ne pense même pas. Heureusement, les mentalités changent et aujourd’hui nous commençons à faire attention à ces questions.

Enfin, le moins que l’on puisse dire est qu’elle porte une vision très claire sur le futur de sa musique : « Je veux apporter ma contribution à la musique pour ensembles polyvalents, avec de beaux arrangements, une musique créative, tout en continuant à écrire pour petits formats, trio et sextet. De manière générale, j’ai envie d’envisager mon travail de musicienne de façon plus collective. »

Briotrio
Briotrio
AMP

Propos recueillis par Audun Vinger & Rob Young pour Jazznytt / Traduction : Anne Yven