Aki Takase / Christian Weber / Michael Griener : Auge
Parmi les interprètes féminines qui ont suivi une voie radicale en s’inspirant pleinement du jazz pour s’épanouir dans une musique contemporaine, il y a Aki Takase. Son parcours est le parfait reflet d’une musicienne qui a tout intégré avant de développer un style propre. Si elle travaille sur des œuvres de Duke Ellington, Thelonious Monk ou Ornette Coleman, c’est surtout dans la mouvance européenne qu’elle se révélera. Etablie à Berlin où elle épousera le pianiste Alexander von Schlippenbach, elle rencontrera Han Bennink, Evan Parker, Fred Frith, des musiciens qui, libérés de toute structure classique, ont ouvert de nouvelles voies dans la lignée américaine d’Anthony Braxton. Particulièrement impliquée dans les performances en duo (avec David Murray, Han Bennink, Lauren Newton, Konrad Bauer, …), on l’a moins entendue en trio piano-basse-batterie (« Clapping Music » en 1995, est le seul album qui me vient à l’esprit, avec Sunny Murray et Reggie Workman). La voici fidèle depuis plus de quinze ans au label INTAKT, unie au contrebassiste suisse Christian Weber et au batteur allemand Michael Griener, tous deux habitués de la scène improvisée européenne, pour un projet nommé « AUGE ». Quatorze compositions, pour la plupart collectives, démontrent la volonté de la pianiste de présenter ce trio non pas comme un groupe avec un leader – « We are equal and I’m not the boss in this band » dit la pianiste – mais bien une formule où l’interaction entre musiciens et l’instantanéité de la musique sont essentielles. Neuf des pièces font moins de trois minutes et démontrent l’urgence et l’importance du moment joué pour les trois musiciens. La pièce la plus courte « Are Eyes Open ? » sonne comme un doux calypso, « The Pillow Book », après l’intro contrebasse/batterie, laisse la place à un interplay dynamique entre piano et batterie, « Face the Bass » est peut-être la pièce qui définit le mieux l’esprit du trio où les rôles sont partagés (intro de la contrebasse, duo avec la batterie avant l’entrée du piano), alors que « Who’s Going to Bell the Cat ? » mixe les influences folk et tango à l’improvisation libre. Des mélodies épurées, pas de rythmique basse-batterie derrière la pianiste, mais un concentré de jeu improvisé qui frôle toutes les traditions du jazz, subtil ou sauvage, sensible ou déchiré, mais toujours passionnant.
Jean-Pierre Goffin