Daniel Yvinec et l’Orchestre National de Jazz

Daniel Yvinec et l’Orchestre National de Jazz

Jean-Jacques Birgé rencontre Daniel Yvinec pour évoquer sa vision du nouvel ONJ, les musiciens pressentis et les projets concoctés… Jean-Jacques Birgé, artiste pluridisciplinaire qui se définit lui-même comme compositeur, a rencontré Daniel Yvinec pour évoquer sur son blog passionnant sa vision du nouvel ONJ, les musiciens qu’il a pressentis et les projets qu’il lui a concoctés…

Jean-Jacques Birgé : J’ai choisi de te rencontrer lorsque j’ai compris que tu n’avais pas essayé d’agrandir ton groupe mais que tu proposais quelque chose de radicalement nouveau pour l’Orchestre National de Jazz.

Daniel Yvinec : J’en avais le potentiel, puisque je venais de monter un projet où l’on était sept, il suffisait d’ajouter trois musiciens. Je n’ai jamais eu de big band, je ne suis pas un arrangeur patenté. Là, j’ai une fonction de directeur artistique, chapeautant des projets, passant des commandes à d’autres compositeurs, écrivant moi-même de temps en temps sans que cela soit mon activité principale… Alors pourquoi ne pas monter un truc de toutes pièces avec des gens que je ne connais pas ? J’ai mené une enquête sur plein de jeunes musiciens, en les repérant sur Internet, ensuite dans des clubs, je suis allé écouter tous les Prix du CNSM [1] de cette année dont j’ai contacté tous les profs. Ils m’ont parlé parfois de manières très différentes de leurs élèves. J’ai pris contact aussi avec le réseau de la FNEJMA [2] à qui j’ai tendu la perche pour qu’ils me suggèrent des musiciens. J’ai entendu chaque musicien dans un contexte de son choix et j’ai fait, parmi les « accompagnateurs », d’autres rencontres.

JJB : Comme d’habitude tu as fait le curieux !

DY : Exactement, comme lorsque j’écris sur la musique ou que j’essaie de faire découvrir des trucs aux gens. J’ai souvent monté des projets, même discographiques, en mettant ensemble des musiciens qui ne se connaissaient pas. C’est souvent casse-gueule, mais c’est ça qui m’intéresse, avec aussi un certain sens du casting. Alors ensuite j’ai fait passer des auditions, de façon un peu non officielle sinon c’aurait été trop compliqué à gérer, en entendant plus de 150 musiciens. J’y ai passé un bon mois et j’ai choisi des gens qui avaient des profils un peu singuliers. Essentiellement des poly-instrumentistes pour avoir à disposition une grande palette de couleurs. Ce sont rarement des gens de pupitre, même s’ils savent le faire et que je respecte ce genre de parcours.

JJB : Lorsque j’ai appris que tu avais engagé Antonin Tri Hoang, qui n’a que 19 ans et que je connais depuis qu’il est né, et Ève Risser qui est un remarquable mouton noir avec qui j’ai eu le plaisir de jouer cette année, je me suis demandé si tous tes musiciens étaient aussi atypiques et aussi jeunes. Comme c’est une façon de leur mettre le pied à l’étrier, j’ai eu envie de te demander qui ils étaient et pourquoi tu avais choisi chacune et chacun d’eux.

DY : On va commencer par les filles. Il n’y en a qu’une d’ailleurs. J’avais entendu parler d’ÈVE RISSER (piano préparé / flûtes en sol, alto et basse / électrophone / instruments jouets) par plusieurs personnes, et de son fameux Prix où elle avait venir des chanteurs. Elle est venue le soir après l’avoir fêté, avec ses brosses, ses moteurs, ses aimants… Ève avait préféré venir seule plutôt qu’avec d’autres musiciens comme je lui avais proposé. Après quatre notes au piano préparé, Mohamed Gastli qui est le coordinateur artistique du projet et moi, on s’est regardés et on a su que c’était ce qu’il nous fallait. Elle a un Prix de flûte et un Prix de piano, ce qui peut être pratique pour jouer différents compositeurs. Je cherchais à la fois des gens compétents et des trublions. Je n’ai pas non plus besoin d’avoir dix musiciens qui aient une connaissance parfaite des standards de jazz. Toute son instrumentation m’intéresse et elle a un univers poétique hyper fort, un sens du son…

ANTONIN TRI HOANG (saxophone alto, clarinette, clarinette basse / piano) est le dernier que j’ai choisi. J’ai hésité très longtemps entre un dernier soufflant ou un mec qui jouait des synthés. Cela prouve que mon casting était plus sur les personnes que sur l’instrumentation. Par exemple, il n’y a pas de trombone. Ce n’était pas indispensable, sauf si j’avais trouvé un tromboniste qui joue d’autre chose… Et puis rien ne m’empêche de faire appel à d’autres instruments pour un projet qui en aurait besoin, ce noyau dur de dix musiciens est extensible. J’avais entendu Antonin plusieurs fois, il était venu faire une audition avec un très bon contrebassiste, Simon Tailleu. J’ai tout de suite été extrêmement touché par sa musicalité. Je l’avais entendu dans un Prix au CNSM où il a fait un solo très court, absolument somptueux de poésie… Pour son audition il a joué deux standards, complètement détaché des conditions, sans même me demander pourquoi c’était. Il est très jeune, il a encore beaucoup de chemin à faire pour s’épanouir, mais je me suis dit que c’était vraiment un grand mec. Chaque fois que je lui parlais de quelqu’un il connaissait, Robert Wyatt, Benoît Delbecq, Lee Konitz, il adore, il est très ouvert, il est fan de ce que fait Ève… Il a engrangé toute la culture jazz avec beaucoup de sérieux, et en même temps il commence à tirer dans les coins, très poétique et organique…

J’étais allé regarder les gars qui avaient joué dans Le sens de la marche, un projet super intéressant de Marc Ducret, où il y avait Paul Brousseau et MATTHIEU METZGER (saxophones alto, soprano, ténor / traitement électro-acoustique / programmation électronique). Plein de gens m’avaient parlé de lui aussi. Ils sont venus ensemble, Paul pour l’accompagner.

PAUL BROUSSEAU (clavier / guitare / percussions / basse & basse électronique / batterie / effets électroniques) est le plus poly-instrumentiste de tous. Autodidacte, il s’était fait connaître avec Voices Project, un travail d’harmonisation de voix parlées, de répondeurs téléphoniques, de météo marine, comme l’avaient fait des gens de musique contemporaine ou Hermeto Pascoal, il a joué dans le Napoli’s Walls de Sclavis. Il est le plus aguerri, mais finalement assez méconnu. Je ne lui avais pas proposé, pensant qu’il était trop pris, mais il m’a envoyé un mail et s’est spontanément manifesté… Quant à Matthieu, en plus de ses instruments, il crée des logiciels de traitement musicaux en temps réel depuis qu’il 12 ans ! Il est ingénieur du son, mais souvent avec des solutions rocambolesques. À l’audition, il a joué « Summertime » simultanément à l’alto et au soprano. Je peux détester cela quand c’est plus de la pose que de la musique, mais il harmonisait à l’alto ce qu’il faisait au soprano et c’était magnifique. Après ils ont joué en duo et c’était époustouflant, j’aurais pu enregistrer un disque ! C’est bien qu’il y ait des musiciens qui aient déjà des points de repère comme ce binôme, des gens qui s’admirent les uns les autres…

J’avais entendu RÉMI DUMOULIN (saxophones soprano, alto et baryton / clarinette & clarinette basse) avec Riccardo Del Fra. Non seulement il joue magnifiquement du soprano, mais il a le sens du groupe. Je voulais de fortes personnalités, mais qui aient aussi envie de fabriquer de la musique en groupe. Je ne cherchais pas des « saxophone heroes ». Ils se seraient ennuyés.

JJB : Tu cherchais à monter un orchestre comme on constitue un quatuor à cordes. Un quatuor, ce n’est pas quatre musiciens, c’est un quatuor.

DY : Exactement ! Lorsque je fais des masters classes, je leur dis : « quand vous allez écouter un quatuor ou Radiohead, vous ne sortez pas en disant que le bassiste joue monstrueux ou que le deuxième violon est incroyable ; si vous dites cela, c’est qu’il y a un problème et que le quatuor ne fonctionne pas. »

Il y a aussi JOCELYN MIENNIEL (flûtes en sol, alto et basse / saxophones soprano, alto, soprano, ténor et baryton / clavier / traitements électroniques) qui a été DJ, il a une culture rock et pop, c’est un ambianceur, il est capable de fabriquer de la matière pour mettre en valeur les autres. Ça a été oui tout de suite. On m’avait aussi beaucoup parlé de GUILLAUME PONCELET (trompette / piano et Rhodes / synthétiseur, effets électroniques) qui a participé à Such, une boîte qui fait de l’electro-jazz, accompagnant Michel Jonasz au piano alors qu’il est trompettiste, il a joué dans NoJazz. À l’audition, il a joué “You Don’t Know What Love Is” seul à la trompette, sans esbroufe. Ensuite il a improvisé au piano un truc éthéré magnifique genre Debussy, alors qu’il est connu pour son groove. Un musicien incroyable. Comme Antonin, sans tenter de me séduire…

JJB : Tu as cette sensibilité peut-être parce que tu es bassiste…

DY : Si je suis producteur et réalisateur, c’est probablement aussi parce que je suis bassiste. Tu distribues les ballons, mais personne ne s’en rend vraiment compte. Tu sais que si tu joues telle note un peu moins fort, cela va générer autre chose, si tu économises ton discours, si tu t’arrêtes… Le rôle de pivot est super jouissif. C’est ce que j’ai envie de faire au sein de l’orchestre. Je me suis rendu compte que l’on était dans un pays avec une pépinière de musiciens extraordinaires, de gens dont personne ne parle, pour le moment en tous cas, des gens déjà engagés dans des projets personnels hyper pointus, parce qu’ils ont mille idées mais aussi sans doute parce que le téléphone ne sonne pas. Quand j’avais leur âge, j’ai fait le « sideman » parce qu’on m’appelait. J’avais besoin de me prouver que je pouvais tout jouer, de la musique africaine, du funk, du bop. Lorsque je vivais à New York, je pouvais vivre ça sans que personne ne me regarde de travers. J’avais joué deux fois avec le batteur YOANN SERRA qui joue tout extrêmement bien. La question de la couleur est peu abordée pour la batterie. Yoann a un très beau son et sait driver un orchestre. J’ai vu un DVD qui a achevé de me convaincre, il y joue une réduction en nonette du Sacre du Printemps arrangé par le vibraphoniste Benoît Alziary. On y a l’impression que rien n’est écrit. Pour la basse, j’hésite encore entre trois… J’avais aussi joué avec PIERRE PERCHAUD (guitares acoustique et électrique / banjo / dobro). Je cherchais un guitariste qui ne s’inspire pas seulement d’autres guitaristes, capable de s’évader de l’instrument. Pierre est assez jeune, c’est une éponge. Il vient du classique, il joue aussi bien de l’acoustique que de l’électrique. Il serait capable de relever un solo d’Ornette Coleman ou de retrouver le son dans dix disques de Tom Waits et Elvis Costello avec Marc Ribot, pas pour faire la même chose, mais pour voir quelles sont les options. Si je lui demande d’apporter une guitare pourrie, il ne va pas m’envoyer promener. Voilà ça fait dix. Moi, j’ai besoin d’avoir une distance. Si je veux réussir cette mission de directeur artistique, il ne faut pas que j’aie en permanence une basse entre les mains, je jouerai lors de certains concerts, pour certains des projets, mais je ne veux pas y être obligé, j’aurai trop à faire… Et puis, cela permettra de continuer à aller jouer en France ou à l’étranger quand l’orchestre volera de ses propres ailes. Ce ne sera pas un orchestre polyvalent. En revanche, on pourrait intéresser des artistes et des compositeurs différents…

Après l’introduction et la présentation des musiciens, voici la dernière partie de l’entretien.

JJB : Tu m’as dit qui, mais quoi ?

Daniel Yvinec : Je ne pensais pas que j’aurais le profil pour l’ONJ. Alors j’ai proposé quelque chose qui me ressemble. Le premier truc qui m’est venu à l’esprit, c’est AROUND ROBERT WYATT. Je t’avais déjà demandé ses coordonnées pour le disque où je chante et que j’ai fait à New York en duo avec Michael Leonhart. On a flashé l’un sur l’autre, Michael et moi. S’il vivait à côté, on n’arrêterait pas de bosser ensemble. Je lui ai proposé d’enregistrer sans rien préparer, de s’enfermer trois semaines dans un studio et de tout écrire ensemble, paroles, musique, en jouant de tous les instruments. On a fait une partie de batterie à deux, l’un avec grosse caisse, caisse claire et l’autre charleston et cymbales… Le processus créatif n’est pas différent d’un disque de jazz. Ce sont les mêmes muscles de la tronche qui fonctionnent. Ce sont des chansons et Donald Fagen chante sur trois titres. J’avais appelé Wyatt pour l’une d’entre elles. Il a été charmant, mais cela ne s’est pas fait, je ne me souviens plus vraiment pour quelle raison, ce n’était pas vital pour cet album, juste un plaisir de plus. Lorsque l’ONJ s’est pointé, je suis revenu vers ce mec que j’adore depuis que je suis môme. Il sait faire des choses extrêmement fines avec peu de matière. J’ai fini par l’appeler, comprenant que je ne pouvais pas lui en demander trop. Alors je lui ai demandé de choisir quelques chansons et de les chanter. Il y aura ses compositions, les reprises qu’il a fréquentées et les standards qu’il a chantés. Je vais enregistrer a capella (comme je l’ai fait pour Wyatt) les voix d’autres chanteurs que j’aime ou que je verrais bien dans cette aventure et, après, on écrira des arrangements autour avec Vincent Artaud. Les répétitions commencent début janvier 2009 pour un album enregistré à la fin du mois. Sur scène, les voix seront diffusées comme j’avais fait avec Wonderful World [3], et il y aura les images projetées d’Antoine Carlier. Ce sera une sorte d’opéra virtuel avec des voix fantômes.

Le second projet, BROADWAY IN SATIN, gravite autour des chansons de Billie Holiday et cette fois avec deux chanteurs sur scène, Karen Lanaud, dont je vais réaliser le premier disque à New York, et un chanteur de blues assez connu en Angleterre, Ian Siegal, mélange de Tom Waits et Joe Strummer, qui a chanté « Moon River » sur un disque que j’ai produit récemment. Les arrangements seront confiés à Alban Darche. Selon les situations, les lieux où nous jouerons, il y aura d’autres invités. J’aime que les choses restent ouvertes de ce point de vue, cela maintient l’intérêt de chacun… Et une saine pression… Faire du nouveau. Lorsque j’ai fait mon enquête, j’ai rencontré énormément de gens, des administrateurs de structures classiques, des entrepreneurs du privé, des agences de communication, des pédagogues, des directeurs de festivals et de salles et, entre autres, les gens de l’Opéra-Comique qui m’ont commandé l’accompagnement de CARMEN, le film muet de Cecil B. DeMille (1915), avec une partition originale composée par un membre de l’orchestre avec le duo Ambitronix (Benoît Delbecq et Steve Argüelles) en invités libres, et le chanteur Bernardo Sandoval. Pour l’avenir il y a un projet avec Carolyn Carlson, un autre autour de Pink Floyd…

Le pouvoir ne m’excite pas, ce n’est pas ce qui me fait courir, cette nouvelle fonction me l’a confirmé. Je suis heureux d’avoir des moyens. Il est peut-être possible d’intéresser les gens au jazz, tous ceux qui sont sur le pas de la porte… Sans les bousculer, mais en initiant le public au jazz… C’est bizarre qu’une musique qui sert à vendre des bagnoles et des parfums soit aussi moribonde. La vocation de l’ONJ, c’est peut-être aussi d’entrouvrir la porte de la cuisine. Maintenant il va falloir réfléchir aux bons interlocuteurs, et avec qui s’associer…

[1] Conservatoire National Supérieur de Musique

[2] Fédération Nationale des Ecoles Indépendantes de Jazz et Musiques Actuelles

[3] Sur le label Beejazz, 2005

En partenariat avec 

Article publié en juin 2010

Nous reviendrons bientôt sur la résidence de l’Orchestre National de Jazz à l’occasion de l’édition du Festival International de Théâtre à Avignon