La Jungle : La chute vers les sommets
Au moment où la notoriété du duo montois semblait prendre forme à plus grande échelle, un foutu virus s’est chargé de lui couper les ailes en plein vol. Mais il en faudra bien plus pour abattre La Jungle et inverser les courbes. Course vers l’apex en compagnie de Rémy et Mathieu.
«Si les reports de concerts se poursuivent dans le temps, ça finit par être des annulations.»
Rémy Venant (batterie) : On devait se voir il y a un petit moment non ?
Oui, cette interview a été reportée deux fois… On s’était donné rendez-vous à la Zone, à Liège. Qu’est-ce que ça a représenté pour vous cette période COVID ?
Mathieu Fiasse (guitare) : Au début, tu t’inquiètes pas trop : les reports, ce sont des concerts qui auront lieu plus tard. Mais en ce qui nous concerne, nous faisons énormément de concerts. Si les reports se poursuivent dans le temps, ils finissent par remplacer des concerts qui s’annulent…
R.V. : Ça sert plus à rien de s’énerver…
M.F. : Oui, mais c’est pas de la résignation non plus !
R.V. : On s’occupe autrement. Au lieu de faire trois concerts sur une semaine, on travaille sur d’autres choses. Comme la préparation de la prochaine tournée par exemple.
«Notre frustration s’inscrit dans le nom de l’album : «Fauché en plein vol»»
C’est d’autant plus cruel pour vous que vous étiez en pleine ascension…
M.F. : Oui bien sûr, ça explique un peu notre frustration. C’est d’ailleurs un des thèmes de notre nouvel album : « Fall off the Apex ». Fauché en plein vol… On tournait à une moyenne de cent concerts par an. En 2020, on en a compté vingt-cinq…
Il y a eu ce concert filmé par Arte dans le cadre du Arte Concert Festival… Quelles en sont les retombées ?
M.F. : Ça fait un peu le buzz, tout comme cette session filmée au milieu du Passage Lemmonier à Liège… Les gens nous en parlent beaucoup. Le concert de Arte – à ne pas rater, voir lien en fin d’article NDLR – a laissé des traces. C’était formidable, on a été accueillis comme de véritables amis.
«On sait que les gens ne nous oublient pas. Il suffit de lire les réactions au sujet de notre album, alors qu’il n’est pas encore sorti…»
Et ça représente une belle carte de visite…
R.V. : En effet, grâce à ce concert, nous avons pu toucher un public un peu différent. Il devait y avoir des festivals… Puis 2020 s’est résumé à presque rien. Mais on sait aussi que les gens ne nous oublient pas. Il suffit de voir les réactions à propos de notre nouveau disque alors qu’il n’est pas encore sorti. Si les choses doivent évoluer dans un bon sens, elles le feront. On part pour une tournée de deux semaines en Russie… Tout n’est pas perdu.
Votre nom, « La Jungle », c’est une allusion à l’aventure ou une provocation ?
M.F. : Provocation ?
«La Jungle, sur la toile, ça renvoie souvent vers les baraquements de Calais. Ça nous convenait.»
Oui, selon l’expression, « c’est la jungle », ça signifie aussi que c’est un peu « le bordel »…
M.F. : Oui, dans ce sens-là, tu as raison… En fait, quand nous avons enregistré notre premier album, nous n’avions pas de nom… Il fallait quelque chose qui colle à notre musique… On avait essayé «Faune sauvage »… Puis La Jungle s’est imposée naturellement. Rien n’était pris sur la toile, on a fait des recherches BandCamp. Ce dont on parlait le plus, c’était les baraquements de Calais… Ça nous convenait. Les gens nous demandaient si c’était lié. D’un autre côté, La Jungle, ça parle de danger, d’incertitudes. On aime cette idée organique. Faire de la techno avec des guitares…
R.V. : Avant cela, notre choix s’était porté sur « La Plage ». Mais d’autres groupes y avaient pensé avant nous… « La Jungle », c’est fun.
«Quand on en parle entre nous, on est d’accord : on fait du rock.»
Quelqu’un est-il arrivé à coller une étiquette acceptable sur votre musique ? Quelle serait-elle ?
M.F. : On a parlé de pop rock, de krautrock. Mais à la base, il n’y a aucune question à se poser. Quand on en parle entre nous, on est d’accord pour dire qu’on fait du rock. On aime le côté « transe », qui sonne comme un mélange des genres. Tu transformes, la trans-génétique, … Donc c’est du rock qui, à tout moment, peut se transformer en jazz, en techno ou en krautrock.
C’est d’ailleurs bien dans la catégorie « pop rock » que vous avez remporté un octave l’année dernière…
R.V. : Oui mais d’un morceau à l’autre, ça peut changer. Sur l’album, on a même un titre presque reggae, « Marimba ».
M.F. : On peut en effet évoquer le jazz pour certaines compositions. J’ai déjà pensé faire des breaks jazz, passer par des moments plus free.
R.V. : C’est plus le côté « libre » de la musique jazz qui nous intéresse. Car techniquement, on y connaît rien… Au Vecteur (à Charleroi – NDLR), j’ai déjà assisté à des rencontres entre musiciens de rock et de jazz très free. Le mélange noise / jazz n’est pas très accessible pour un grand public, mais c’est vraiment intéressant.
«Rémy n’a pas tout à fait bien travaillé son instrument… Sinon il ferait du jazz, pas du rock. (rires)»
Il y a un paradoxe chez vous : votre musique est excessive, dans le sens « organique », elle conduit à la transe. Mais d’un autre côté, elle exige aussi une maîtrise parfaite du moment vécu avec des loops, des breaks, … Sur une scène, ça doit demander une concentration énorme !
M.F. : Oui, un jour on m’a demandé quel était notre état d’esprit quand nous sommes sur une scène. Et comme tu le dis, on est surtout concentré sur ce que l’on fait. Quand dans un morceau tu dois actionner quinze fois une pédale, tu ne peux pas te louper… Sinon, c’est tout simplement la fin du morceau. Puis il y a Rémy, qui n’a pas tout à fait bien travaillé son instrument (rires). Sinon il ferait du jazz, pas du rock… En fait, il n’y a pas beaucoup de place pour faire le show, notre musique est très intense. A la moindre erreur, ou si mon attention est attirée par autre chose, le morceau dérape.
Ça vous est déjà arrivé de louper un concert par manque de concentration ?
M.F. : Non, on finit toujours par retomber sur nos pattes. Les pédales sont parfois fragiles, elles peuvent dysfonctionner… Avec Rémy, on se regarde, on arrête le morceau, puis on reprend comme s’il ne s’était rien passé. On peut aussi se lancer dans une improvisation, mais c’est rare.
R.V. : Chaque groupe développe son propre vocabulaire, qu’il finit par utiliser naturellement, aussi aisément que si on parlait. La Jungle utilise son vocabulaire, nous le maîtrisons. Ce qui nous permet d’ajouter de l’énergie à la musique, de jouer avec des réflexes et un peu moins de concentration.
M.F. : C’est vrai qu’on fait tellement de concerts qu’on finit par jouer à l’instinct…
Il y a une telle intensité que votre musique vous porte elle-même, sans devoir rajouter du show…
R.V. : Oui, également parce qu’on joue à fort volume…
M.F. : Je crois qu’en vérité, nous sommes trop impliqués pour nous en rendre compte nous-mêmes.
«Avec la batterie, je n’ai pas besoin de piles pour jouer… Au contraire de Mathieu qui a besoin de se brancher sur le courant pour exister.»
Rémy, une question particulière : si on excepte les voix, au milieu de toute cette technologie, ta batterie c’est un peu l’élément « humain » de La Jungle.
R.V. : Mathieu fait plein de choses durant le « live ». Des choses fondamentales par rapport à notre musique. Quant à moi, je lâche les vannes… Je le dis souvent : je n’ai pas besoin de piles pour jouer. C’est la différence, lui a besoin de se brancher sur le courant pour exister. C’est ce que j’apprécie avec une batterie, son côté primaire. Tu tapes, ça fait du bruit. Bien sûr, tu es aussi sensé accorder les toms, ce que je ne suis pas capable de faire. J’ai déjà vu des musiciens de jazz qui démontaient les peaux de la batterie après les concerts… Ce n’est pas mon vocabulaire. Dès que mon instrument sonne comme je le souhaite, je n’y touche plus… Ce qui compte avec un instrument de musique, c’est comment tu te l’appropries. Si tu voyais l’état de notre matériel dans le van… Mais c’est pas réfléchi. Idem si je crache en l’air durant le concert… C’est joli, les gouttelettes qui retombent avec le light-show, mais la vraie raison, c’est que l’intensité est telle que si j’avale ma salive, la toxine me rend malade.
M.F. : Acheter du nouveau matériel, ça me fait un peu mal. Je préfères mettre 150 € pour une guitare chez Cash Converter que d’acheter une guitare dix fois plus chère, même si le rendu est différent. Mais comme je sais ce que je vais en faire… Je me doute bien qu’elle va prendre des coups, ça fait partie de notre musique. Je ne changerai pas ma façon de jouer parce que j’ai une guitare de mille euros entre les mains…
«Notre musique ne nous rendra pas célèbre.»
Venons-en à votre album et de son titre un peu ambigu : « Fall off the Apex ». « Tombé du sommet »… Vous parlez de vous ou s’agit-il d’un message plus politique ?
M.F. : On parle de la société, c’est sûr. Notre musique ne nous rendra pas célèbre. La Jungle ne touchera pas les masses. On fait des concerts régulièrement, et c’est déjà bien comme ça. Non, il y a un clin d’œil à l’album précédent (« Past, Middle Age, Future » – NDLR), nous avions remplacé le terme « présent » par celui de « Moyen Age ». L’idée que le peuple se soumet aux intérêts de quelques seigneurs. Pour cet album-ci, il y a ce constat : nous sommes arrivés au sommet, en terme de production et de consommation. Mais ça ne nous suffit pas… Au lieu de prendre le temps d’admirer la vue avant de redescendre lentement, nous tentons d’aller plus haut encore. Quitte à manquer d’oxygène ou à prendre le risque de chuter brutalement. Redescendre, ça nous semble être difficile, ça demande une récession…
R.V. : La merde, elle est partout… Il suffit de voir ce qu’il se passe au Brésil en ce moment… Et j’ai pas l’impression que l’élection de Joe Biden aux Etats-Unis changera fondamentalement les choses là-bas non plus… Le monde arabe a été proche de l’apex… Il faut lire « Le naufrage des civilisations », un essai d’Amin Maalouf. C’est édifiant ! Le monde arabe était en avance sur tout le reste, à plein de niveaux, avant que l’islamisme radical ne vienne bousiller tout…
M.F. : Pareil pour l’Egypte ou pour l’Empire romain… On dirait qu’on est incapable de retenir les leçons du passé !
R.V. : On peut aujourd’hui ramener des photos incroyables depuis Mars, mais on est incapable de gérer les pénuries d’eau sur la terre… Et à ce tarif-là, il y a encore plein d’évènements graves qui vont se produire. Le COVID, c’est rien en regard de ce qui nous attend avec la fonte du permafrost en Sibérie…
«Pour faire une chanson, il faut être pertinent. Nous ne voulons pas être des donneurs de leçons.»
Votre message doit essentiellement passer par les photos de pochette ou par les titres de vos morceaux. Vous n’avez jamais eu envie d’écrire des textes ?
M.F. : Si, on l’a fait. Il pourrait y avoir six ou sept couplets. On publiera ça plus tard. Au départ, la voix, ce sont des onomatopées, un instrument. Pour faire une chanson, il faut être pertinent. Nous ne voulons pas non plus être des donneurs de leçons. Je préfère utiliser une métaphore pour faire passer une idée. Mais ça viendra… On n’est pas obligé non plus d’écrire beaucoup de mots pour véhiculer une idée. Comme quand on répète « Feu l’Homme », un homme avec un grand « H »…
Ces titres comme « Feu l’Homme » ou « The End the Score », ce n’est franchement pas optimiste…
R.V. : Ce dernier titre, c’est un jeu de mot au sujet d’un ami. Ça correspond à un double-sens. On se voile la face, mais au bout du compte, le score s’affiche…
La pochette du disque, avec le glaive planté dans un amoncellement de gravats en tous genres, cela signifie que vous dressez un bilan avant de démarrer autre chose ?
M.F. : Nos pochettes sont confectionnées par l’illustrateur américain Gideon Chase. En quelque sorte, le glaive marque la fin d’une trilogie. Il y a ce côté surnaturel aussi, avec les deux vaches qui se trouvent en suspension… Faire voler des vaches, ça pose question… Et nous on aime ça, que les gens se posent des questions… Avec ce disque-ci, on franchit une étape je pense. On a d’abord pris plus de temps pour l’enregistrer, avec du bon matériel mis à notre disposition dans un bon studio. Il y a clairement un pas en avant.
R.V. : Les gens qui l’ont entendu nous disent en effet que ça sonne différemment…
« Mettez de l’ordre dans votre bordel» (Amaury Sauvé)
Un passage vers un statut plus professionnel dans la musique ?
M.F. : Oui, sans doute. Rémy a quitté son boulot… Mais de toute façon, on était tout le temps sur la route, on enregistrait nos disques en vitesse avant de reprendre les concerts… On a enregistré « Fall off the Apex » en mars 2020. Avec du bon matériel, de bons micros… C’est sans doute plus agréable à entendre, on apporte plus de soin au son. D’un autre côté, on ne charge pas trop. Il faut que l’on soit capable de reproduire cette musique sur scène. Sans oser la comparaison, si on enregistrait un « Sgt. Pepper’s » on ne pourrait pas le rejouer sur scène…
R.V. : On a fait trois albums studio, un double-live, quatre-cents concerts, le concert Arte, … On n’y était pas obligé, mais un moment il faut savoir franchir le pas, s’en donner les moyens. Le déclic, ça a été une rencontre au bar, après un concert, avec Amaury Sauvé (un producteur français réputé – NDLR). Il m’a dit qu’il appréciait beaucoup notre musique mais qu’elle serait plus intéressante si on lui apportait un peu plus de soin, « mettez de l’ordre dans votre bordel… ». Alors on changé un peu notre méthode de travail pour que ça sonne mieux. Nous sommes partis en studio à Honfleur avec Hugo Alexandre Pernot. On a mis un peu plus de temps et d’argent pour enregistrer ce disque…
M.F. : Il connaît très bien ce studio. On ne voulait plus faire du surplace. Mais de là à nous retrouver un jour à Abbey Road… On verra jusqu’où notre musique nous permettra d’aller.
«Concerts ? On sillonnera la Wallonie pour jouer dans des lieux insolites, en plein air. On s’occupe de tout : on amène l’équipe, le matériel, un groupe électrogène.»
Des concerts en vue ?
R.V. : On part en Russie dans deux semaines. Puis quelques dates commencent à se confirmer pour la reprise. Pendant cette période de repos forcé, on a occupé notre temps à monter un projet : le Trans Wallonie Express. On sillonnera la Wallonie pour jouer dans des endroits un peu insolites, en plein air, avec un groupe électrogène. On s’est dit que les festivals cet été, ça allait être difficile. Et on ne sait pas quand et comment on pourra retourner dans les salles. On s’occupe de tout : on amène l’équipe et le matériel, le groupe électrogène. Histoire de ne pas perdre de l’argent, on a obtenu le soutien de Centres culturels…
M.F. : En principe, cette tournée devrait déboucher sur le montage d’un court ou d’un moyen métrage. Ce sont des endroits où on n’aurait jamais joué s’il n’y avait pas eu la crise sanitaire.
Vous semblez être particulièrement appréciés en Flandre… Pas fréquent pour un groupe wallon.
M.F. : En effet, c’est difficile à expliquer. On a eu l’opportunité de jouer un jour à Gand, où c’est toujours compliqué de trouver des dates. Et ça a marché… C’est notre « Témoin de Jéhovah » à nous : on a coincé la porte avec notre pied, on a eu un peu de temps pour leur vendre notre camelote, pour leur montrer ce que l’on faisait. Et depuis, nous jouons partout en Flandre, de Courtrai jusqu’au Limbourg. Les portes se sont toutes ouvertes, les unes après les autres. Il y a eu un effet domino.
R.V. : On est pas les seuls Wallons dans le cas. Des groupes comme It It Anita ou Cocaine Piss y arrivent aussi. Il faut accepter de faire l’effort, multiplier les concerts en dehors de ses bases. Si tu te contentes d’effectuer dix concerts par an, tu ne joueras pas en Flandre.
La Jungle
Fall off the Apex
A tant rêver du roi / Black Basset / Rockerill