Martyn Bates : Vox Luminis
Depuis le lancement en 1980 de son duo Eyeless In Gaza (du nom du roman d’Aldous Huxley) dans la petit ville de Nuneaton, dans la Warwickshire, au centre de l’Angleterre, avec son complice multi instrumentiste Peter Becker, Martyn Bates n’a cessé de porter haut son chant, à la fois puissant et céleste, solaire et lunaire. Comme un visage de l’âme, avec des textes passionnément poétiques et des musiques intimistes, énergétiques, baladeuses, romantiques, intemporelles… Il aime aussi explorer d’autres terra incognita et a également partagé son flux d’inspirations/passions avec nombre d’émérites collaborateurs : de Mick Harris/Scorn-Napalm Death pour d’envoûtantes « Murder Ballads » à Alan Trench pour son duo post folk Twelve Thousand Days. Mais aussi le duo ambient allemand Troum ou encore une collaboration éphémère mais remarquée (pour l’album « Right North She Said ») avec le combo 48 Cameras piloté par le défunt Jean-Marie Mathoul.
A l’occasion de la sortie d’un concert solo enregistré chez lui dans le cadre de la série « No Lockdown Transonic Sessions » par l’alter label belge Transonic qui l’a publié sur son bandcamp, nous l’avons interrogé sur la quintessence et la multiplicité d’une trajectoire artistique inspirée et toujours inspirante.
«Je suis à jamais condamné à exister dans le monde crépusculaire de ma propre création.»
Sur votre site web, le titre de votre bio est « Martyn Bates : une chronologie souvent dévoyée, incomplète et rebelle des chansons et musiques solitaires »…
Martyn Bates : La phrase complémentaire qui me semble aussi juste, est que je sens que je suis à jamais condamné à exister dans le monde crépusculaire de ma propre création. Quand je serai mort, parti ailleurs, eh bien… alors les gens écouteront, écouteront et entendront. En attendant, …
Quelles ont été vos principales influences lorsque vous avez démarré votre itinéraire artistique ?
M.B. : Pour répondre à votre question, je dois d’abord évoquer mon contexte personnel, celui d’avoir été élevé dans un foyer méthodiste modéré, où certaines choses ont été implantées en moi, que j’identifiais comme proches de registres apocalyptiques d’une «vieille église» encore vivante. Cette perspective à peine voilée a été et est encore l’une des portes que j’ai choisies de franchir pour accéder aux mondes naissants de l’écriture, du chant, de la musique et de la performance scénique. Cela a été peut-être globalement ma plus grande influence.
«Eyeless In Gaza est, en soi, une grande partie du travail de ma vie.»
A propos d’Eyeless In Gaza, que représente ce projet pour vous et comment a-t-il évolué depuis son lancement voici maintenant plus de 40 ans ? Quelle serait aussi son positionnement dans le monde de la musique indépendante ?
M.B. : Eyeless In Gaza est, en soi, une grande partie du travail de ma vie. La pandémie que nous avons subie a signifié une cessation forcée des activités du groupe, et cela a été une expérience assez mitigée pour moi, en ce sens que j’ai réappris des façons de travailler seul, en développant des méthodes / techniques d’enregistrement totalement indépendamment des autres, ici à Hive Arc Loger. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas plongé dans un album de musique totalement auto enregistrée et auto produite, c’est-à-dire comme en enregistrant tout un album avec différentes matières. Je pense à la cassette « Dissonance » que j’avais faite en 1979 (ressortie en format vinyle en 2007 sur Beta-lacta Ring Records – NDLR). Toute cette expérience d’enregistrement de ma propre musique m’a ouvert les yeux à certains égards.
Quant à la deuxième partie de votre question, j’avoue ne pas vraiment savoir ou ne pas vouloir savoir ce qu’est le monde de la musique indépendante. En fait, je choisis de ne pas le savoir en ce sens que j’ai l’impression que les gens sont les mêmes à n’importe quelle stade d’opération… Tous les esprits commerciaux sont difficiles à gérer et ce à différents niveaux, et c’est pourquoi j’ai choisi de faire, la plupart du temps, les choses moi-même. Évidemment, j’aurais beaucoup d’histoires à raconter sur les machinations du business musical, mais pour être franc, entrer dans ce genre de guéguerre ne m’intéresse pas vraiment.
Comment vous et Peter Becker vous êtes-vous rencontrés humainement et artistiquement ?
M.B. : Nous sommes tous les deux originaires de Nuneaton. Nous nous sommes rencontrés via des copains musiciens. Peter avait fière allure. A l’époque il y avait une minuscule scène ici mais c’est comme si j’avais toujours connu Peter. Deux âmes peuvent vraiment écouter. Je trouve que ce n’est pas possible avec des formules beaucoup plus grandes… Au-delà de deux, peut-être trois, cela devient difficile mais c’est peut-être de ma faute.
«La créativité est un processus fluide. Elle se centre en ce qui me concerne autour de l’envie de communiquer.»
Qu’est-ce qui est au cœur de vos projets solo ? Quel serait le lien essentiel entre eux et comment ont-ils évolué au fil des ans ?
M.B. : En fait, j’ai toujours eu une carrière solo parallèle au projet Eyeless In Gaza. Je dirais qu’il n’y a pas une seule réponse à cette question, sauf peut-être pour préciser que la créativité est un processus fluide, qu’elle change tout le temps et aussi qu’elle se centre, en ce qui me concerne, autour d’une envie de communiquer. Dans les paroles d’une de mes premières chansons « Speech Rapid Fire » (que l’on retrouvait sur la cassette d’Eyeless In Gaza « Danger of infection » puis sur leur premier album « Photographs as Memories » sorti en 1981 – NDLR) , j’aborde ce point de crise lorsque la communication passe de la liberté à la licence ; il est facile de glisser dans la méchanceté, la suspicion ou simplement, le contrôle, et, à ce moment-là, tout va mal.
Outre votre fidèle duo avec Peter Becker dans Eyeless in Gaza et votre carrière solo parallèle, vous avez travaillé également avec d’autres musiciens de styles variés : Max Eastley, Anne Clark, Simon Fisher Turner, Troum, MJ Harris, 48 Cameras, Alan Trench (dans le tandem Twelve Thousand Days) entre autres … Qu’est-ce que ces collaborations vous ont apporté ?
M.B. : Une grande partie du travail que j’ai achevé ces derniers temps, la dernière série d’albums solo et les albums d’Eyeless In Gaza depuis plusieurs années maintenant, semblent venir d’un lieu douloureux. Quand je travaille avec Alan Trench pour notre projet Twelve Thousand Days, le point d’origine me semble être situé ailleurs. Souvent, c’est un domaine littéral ou interprétatif… Celui du mythe et de l’imagination pouvant aller jusqu’à la fantaisie, un endroit plus heureux en quelque sorte. On pourrait dire la même chose de mon dernier album solo « Kodax Strophes » (Klanggalerie, 2021 – NDLR) baigné d’atmosphères insensées, parfois vaseuses et tordues qui m’imprègnent encore. Cependant, ce travail me rend en quelque sorte plus heureux, plus joyeux, probablement parce qu’il est récent et sans doute que la plupart des artistes auraient aussi cette préférence. « Murder Ballads » (collaboration avec MJ Harris, dont le label Sub Rosa ressort, sur double vinyle, la quintessence de trois CDs enregistrés dans les années 90 – NDLR) était un projet dans lequel je me suis bien investi avec des mélanges de formes anciennes et modernes assez uniques. J’ai toujours aimé chanter a capella, et j’apprécie aussi le folk. C’était presque comme un mariage entre deux types de musique qui menacent de s’annuler…, avec une électronique profonde et des ballades de forme longue où la répétition participe de la force de la narration. Quant à mon apparition vocale (et Peter Becker y a aussi collaboré) sur deux titres de l’album « Right North, She Said… » de 48 Cameras (double CD Transonic/Interzone, 2012 NDLR), elle a été intéressante et pleine de couleurs.
«Comme toujours, il y a chez moi cette compulsion, ce désir de chanter l’inconnu.»
Vous avez chanté les poèmes de James Joyce de «Chamber Music» (sortis chez Sub Rosa en 1994 pour le premier volume et 1996 pour le second), qu’est-ce qui vous a attiré chez lui et comment est née cette envie de mettre ses mots en chant et en musique ambiante ?
M.B. : Toutes les pièces de « Chamber Music » ont été enregistrées en direct, en une seule prise. C’était comme une expérience de conscience accrue. Ce qui m’a attiré, c’est leur vitalité et pour certaines, leur sentimentalité…Pour d’autres encore, leur puissance. Toutes m’ont séduit avec cette synesthésie lumineuse à l’œuvre dans cette poésie encore trop méconnue. Et comme toujours, il y a, chez moi, cette compulsion, ce désir de chanter l’inconnu.
«Brion Gysin a dit que « Les poètes ne possèdent pas les mots. » Je trouve cela assez juste.»
Dans un album également lumineux, «Insect Silent» de Twelve Thousand Days (Final Muzik, 2018), vous avez adapté des poèmes de W. B Yeats. Que tirez-vous de la poésie à la fois pour votre musique et pour vos paroles ?
M.B. : Il s’agit là de se mettre dans la peau de ces beaux morts, ou plutôt, c’est comme emprunter leur peau. Leurs paroles écrites sont toujours vivantes, et elles respirent à travers moi, d’une manière ou d’une autre… C’est un privilège et un pur plaisir pour moi. J’ai besoin de ça . Tout est poésie, tout est chanson : son profond, son incohérent, son incompris,…ou compris, souvent à un niveau que nous ne saisissons pas vraiment concrètement. Brion Gysin (auteur/plasticien/complice de William S. Burroughs, grand expérimentateur des techniques du cut-up et de permutation langagière – NDLR) a dit que «les poètes ne possèdent pas les mots». Je trouve cela assez juste, mais n’oubliez jamais une seconde le fait que les mots peuvent toujours se posséder eux-mêmes. Il y a tellement de choses à écrire. Les mots ont tellement à dire. Et oui, il y a tellement de choses que j’ai à apprendre d’eux.
En ce qui concerne vos propres textes, comment les qualifieriez-vous? Ils semblent osciller entre mélancolie (qui était pour Kierkegaard un « confident intime » qui lui faisait signe au milieu de sa joie et de son travail. «Ma mélancolie est la maîtresse la plus fidèle que j’aie connue, quelle merveille donc que je l’aime en retour “) et espoir, tendresse et fureur …
M.B. : Mes textes peuvent être tour à tour considérés comme flottants, mercuriels, ou encore obtus, voire pitoyables, invisibles même ! Pourtant, pour moi, ils sont omniprésents, pénétrants. Ils doivent toujours être en lien avec ma vie, d’une manière ou d’une autre, même avec tant de fantaisie, et aussi avec cette mélancolie que vous évoquez avec Kierkegaard. Je peux marcher, parler, sourire et froncer les sourcils avec eux mais je ne peux pas contrôler où ils vont, et je ne le voudrais pas non plus.
«Prédestination, Destin… Ce genre de notions me semblent toutes odieuses. Je ne les comprends pas.»
Musicalement, on peut distinguer dans votre œuvre qui apparaît, avec le recul, comme foisonnante et sans pause notable depuis toutes ces années créatives, quelques grands axes exploratoires qui parfois se croisent. Dans votre projet majoritairement acoustique Twelve Thousand Days, il y a une forte influence folklorique très éloignée des atmosphères contemplatives et des paysages électroniques que vous avez développés avec Troum. Quant à Eyeless In Gaza, ce serait un territoire assez ouvert où différentes humeurs et envies peuvent se croiser et se métamorphoser…
M.B. : Changer d’une position à une autre, comme je semble le faire continuellement, cela signifie, pour moi, un élément de conscience d’une transformation constante. Cette métamorphose signifie pour moi «vivre comme le soleil», ce qui ne veut en aucun cas dire que toute licence est permise car on doit toujours se concentrer pour garder son objectif. Ce n’est pas facile de vivre et de travailler de cette façon, et je ne peux pas dire que j’y parviens toujours ou peut-être jamais…, car cela serait le «droit chemin» auquel se réfèrent tous les anciens écrits. Les chansons et musiques sont toutes des transformations symboliques en elles-mêmes. Pour moi, elles sont liées au mythe folklorique et à la résonance profonde. Il semble toujours qu’il y ait un moment où chanson et musique peuvent être considérées comme analogues à une volée d’idées de ce que l’on pourrait percevoir pour recevoir communément, comme le souligne la théorie de Jung sur l’inconscient collectif. Je pense que les archétypes universels sont bien réels mais cela ne veut pas dire que l’un est un «jouet» des dieux, ou tout autre interprétation de la passivité. Tout dépend de vous. Vous devez faire le boulot. On a pas le choix. « Prédestination », « destin »… ce genre de notions me semblent toutes odieuses ; je ne les comprends pas. Ce sont des idées de haine, les expressions d’un abus de volonté de pouvoir et, globalement, de négativité. Personne n’est personne d’autre. Vous ne pouvez pas devenir cette altérité, la contrôler, vivre par procuration à travers elle, ni la transférer en quiconque d’autre. Il s’agit bien d’un travail privé et personnel de transformation.
Photos : collection Martyn Bates.
Martyn Bates : Live at the House Of Hive-Arc (3 March 2021) est à écouter sur le Bandcamp de Transonic dans les « No Lockdown Transonic Spring Sessions »
Martyn Bates
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