Eve Beuvens : Madame Eve…

Eve Beuvens : Madame Eve…

Auteure d’un piano solo sensible, Eve Beuvens nous raconte le process « Inner Geography »…

Eve Beuvens © Didier Wagner

«J’ai fonctionné comme un cuisinier qui élabore son menu en goûtant ses plats l’un après l’autre.»

Ce solo est né en Gaume lors du festival 2019. Jean-Pierre Bissot t’avait proposé cette formule. Comment a-t-elle évolué sur l’album ?
Eve Beuvens : Sur le disque, on s’engage vers quelque chose d’assez mystérieux. Lors du concert, j’avais inséré plus de standards. Il y avait un Monk, j’avais tablé sur des contrastes plus forts. Sur les huit morceaux que comporte le disque, trois sont nouveaux, les cinq autres, je les avais déjà pour le concert au Gaume.

Peut-on parler d’album concept ?
E.B. : « Concept », c’est un grand mot. J’ai cherché une unité, une cohérence en terme de structures et de couleurs, quelque chose qui soit à la fois organique et contrasté. Je n’ai pas pensé au préalable, j’ai laissé le tout s’élaborer au fur et à mesure. J’ai plus fonctionné comme un artisan ou comme un cuisinier qui élabore son menu en goûtant ses plats l’un après l’autre.

Eve Beuvens © Didier Wagner

La pochette est bien dans l’esprit de la musique.
E.B. : C’est Marta de Gracia qui a réalisé les photos de la pochette. C’est aussi elle qui avait fait les photos de mon premier album « Noordzee » dans un tout autre esprit, un peu carte postale. Ici, on a quelque chose de plus évasif. Ce que j’aimais, c’est le rapport au titre de l’album : « Inner Geography », la géographie intérieure, des choses qui peuvent paraître opaques, ou à travers lesquelles on nous renvoie à d’autres choses. Elle a fait les photos après avoir été écouté le disque.

« Phagocyte » a été inspiré par la pandémie ?
E.B. : Pas du tout. Il y a l’idée de ce processus biologique, une sorte de combat entre deux éléments, un élément sombre dans le grave et puis le blues plus brillant au dessus. C’est un morceau que j’ai composé avant la pandémie.

Comment naissent les compositions du disque ?
E.B. : « Rain Drops Moving on a Window », « Phagocyte » et « Auditorium de Ténérife » ont été composés à partir d’improvisations que j’avais faites après des séances de méditation lors desquelles avaient jailli certaines images. Ce sont des improvisations à partir desquelles j’ai élaboré les compositions. « Rain Drops Moving on a Window », c’est le souvenir d’un voyage en train un jour de pluie avec les gouttes qui glissent sur la vitre, qui bougent, qui s’éloignent puis se rejoignent.

«Je me suis imprégnée des solos de Dollar Brand pour préparer le concert de 2019 à Rossignol.»

Ce morceau débute aussi de façon très atmosphérique comme le premier, puis le solo me fait penser à un pianiste, Dollar Brand.
E.B. : Ah oui ? Je l’ai beaucoup écouté lorsque je me suis imprégnée de différents solos pour préparer le concert de 2019 à Rossignol. J’ai beaucoup écouté un concert qu’il a donné à la Maison Blanche.

Comme pour l’album avec Mikael Godée, tu as choisi le Steinway dans le studio de Daniel Léon.
E.B. : J’ai bien sûr repris le Steinway comme sur l’album précédent. il va beaucoup plus dans la légèreté, dans la finesse. C’est une des marques de l’album, dans la nuance.

Lors du concert, tu as cité à plusieurs reprises « Caravan » de Duke Ellington que tu reprends ici en clôture de l’album.
E.B. : En fait, la version de « Caravan » du disque naît au départ d’une improvisation qui à un moment donné devient le thème d’Ellington. L’idée de départ n’était pas de jouer « Caravan », ça s’est imposé de soi-même.

«Le disque vient de trois heures de musique… En ces moments-là, tout sortait.»

Comment s’est déroulé l’enregistrement ? As-tu réalisé plusieurs prises ?
E.B. : Je suis allée plusieurs après-midi au studio de Daniel Léon, six en tout, je crois. Mais en fait, le disque vient de trois heures de musique, trois fois une heure où, en ces moments-là, tout sortait. « Snow, Wind and Wings » est une première prise, « Jolene » une deuxième…

« Jolene » de Dolly Parton, une superbe version d’un morceau de la country américaine.
E.B. : J’ai été inspirée par la version d’une chanteuse norvégienne, Susanna and the Magical Orchestra . Elle a fait un arrangement très épuré de ce morceau. J’ai d’abord entendu cette version avant d’écouter celle de Dolly Parton. J’en ai fait quelque chose qui tourne un peu autour d’Avro Pärt.

Eve Beuvens © Didier Wagner
Eve Beuvens © Didier Wagner

«En terme de démarche et d’esthétique, c’est évidemment mon album le plus personnel.»

Dans quel esprit t’es-tu lancée dans cette formule du solo ?
E.B. : Assez introspectif, je dirais. En terme de démarche et d’esthétique, c’est évidemment un album plus personnel que ceux que j’ai fait avant. C’est un solo, plus profond. Ici, il y a quelque chose de plus abouti en amont. En général, j’aime que les choses se suggèrent d’elles-mêmes plutôt que de les imposer.

«C’est dans mon tempérament de jouer sur la finesse, même si je me lâche un peu plus sur une scène.»

Quand a lieu le concert de sortie ?
E.B. : Je vais jouer à Bozar le 22 septembre et le 29 au Delta à Namur, avec une danseuse et un quatuor à cordes en invités. BOZAR m’a proposé d’élaborer quelque chose de différent du programme du disque. J’ai donc décidé d’arranger certains morceaux pour les cordes et d’ajouter du mouvement en invitant une danseuse. L’arrangement est quelque chose de passionnant. En live, ça restera une musique intimiste… C’est dans mon tempérament de jouer sur la finesse, même si je me lâche un peu plus sur scène. En live, on est dans un autre état d’esprit.

Eve Beuvens
Inner Geography
Igloo Records

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin / Photos © Didier Wagner