Fela (†), Femi, Made : la filiation des Kuti
Une (courte) rencontre conjointe avec le fils et le petit-fils de la légende Fela.
Petite remise en mémoire. Fela Kuti, décédé en 1997, fut le légendaire créateur de l’afrobeat. Une musique d’inspiration funk, groovy, jazzy, avec beaucoup de cuivres, de percussions africaines et une folle envie de faire danser les foules… avec des paroles au contexte social évident. Fela n’hésitait en effet jamais à clamer les injustices, la corruption politique qui fracturait son Nigeria natal. Pour dénoncer à grande échelle, il avait créé le parti « Movement of the people ». En tant que réfractaire au système, il passa d’ailleurs plusieurs années en prison. Véritable bête de scène, Fela chantait, jouait du saxophone et dirigeait ses groupes (de Afrika 60, 70 à Egypt 80) en tant que leader incontesté. Il joua dans le monde entier, participant aux festivals les plus importants et publiant de très nombreux disques.
L’actualité musicale autour des Kuti, en cette fin d’année 2021, est imposante. On ressort, (uniquement en vinyle et en de nombreuses versions colorées) les albums « London Scene » et « Live ! with Ginger Baker » parus il y a 50 ans. Puis il y aura aussi un box, 7 LPs, intitulé « Edition # 5 », sorte de best of réalisé sous la conduite de son fils Femi Kuti et du chanteur de Coldplay, Chris Martin. Pour info le « 4 » fut fait avec Erykah Badu et le « 3 » avec Brian Eno.
Mais ce n’est pas tout, il y a aussi de la nouveauté avec les cd « Stop the Hate » de Femi Kuti et « For(e)ward » de Made Kuti, fils de Femi et petit-fils de Fela. Et ces deux-là n’ont rien trouvé de mieux que de sortir leurs disques ensemble, sous la forme d’un pack intitulé « Legacy + ». L’occasion de discuter avec ces deux musiciens me fut proposée. Et c’est depuis le Nigeria et pendant une petite demi-heure, via Zoom, que nous avons conversé de cette sortie, tout en essayant de placer un peu d’infos sur les rééditions.
C’est d’abord Made, tout sourire, qui apparaît à l’écran.
«J’ai découvert le rock et la dance au Nigeria… et la musique classique à Londres (rires)» Made Kuti
« For(e)ward », est un véritable album solo, vous jouez tous les instruments.
Made Kuti : Cela vient naturellement du milieu où j’ai grandi. Il y avait toujours de la musique, des instruments et la curiosité aidant je me suis mis à en jouer de plusieurs. Ce n’est pas toujours évident mais cela me va.
Vous publiez un album d’afrobeat mais avec des sonorités plus actuelles, cela vient du fait que vous avez résidé assez longtemps à Londres ?
M.K. : Oui et non parce que j’ai découvert le rock et la dance ici au Nigeria tandis qu’à Londres j’ai découvert la musique classique (rires). Mais en fréquentant divers endroits londoniens je me suis ouvert à des fusions entre les musiques.
«Je pense que je serai celui qui prendra la succession… Leur succession» Made Kuti
Vous avez inclus un discours en public de votre père Femi dans « Blood »…
M.K. : Oui c’est pour bien montrer une lignée dans la famille. Mon père a repris les combats de son père qui luttait déjà contre les inégalités de toutes sortes que le pays subissait. Je veux, par l’inclusion de son discours, lui rendre hommage, saluer ses combats et penser que je serai celui qui prendra la succession, leur succession.
La famille est importante pour vous ?
M.K. : Oh oui ! Nous sommes une très grande famille, vu les nombreux mariages, il y a de nombreux enfants mais nous vivons tous assez proches les uns des autres et nous nous voyons souvent. Impossible de ne pas penser « famille » (rires).
Peut-on dire que votre album « For(e)ward » est de l’afrobeat contemporain parce qu’il contient du jazz, des choses plus noisy…
M.K. : Tout à fait. J’ai d’un côté incorporé la culture musicale de la famille mais le fait d’avoir vécu à Londres, d’avoir entendu beaucoup de choses mixées entre elles m’a aussi influencé. Mais j’avais déjà une bonne base ici, dans mon pays.
« Hymn » est un superbe morceau avec de belles voix d’enfants…
M.K. : Et on reste dans la famille parce que ce sont mes enfants qui chantent ! On y entend aussi les voix parlées d’autres membres de la famille (rires)…
(Et c’est ensuite un Femi relativement sérieux qui m’apparaît de profil à l’écran !)
C’est incroyable tous ces albums vinyles de votre père que l’on ressort. « London Scene » et le « live » avec Ginger Baker furent-ils des albums très importants dans sa carrière ?
Femi Kuti : Pas spécialement, c’est un peu plus tard que l’immense succès est arrivé. Mais ces albums sont parus il y a 50 ans et ces nouvelles sorties font aussi partie de l’histoire. Il y a beaucoup d’exemples de rééditions actuellement, qui commémorent ce genre de choses. C’est un peu dans l’air du temps.
Sur le « Live with Ginger Baker » il y a aussi un second batteur Tony Allen, vous savez pourquoi ?
F.K. : Avant tout, Ginger Baker et mon père se sont connus en 1971. Puis Ginger est venu vivre en Afrique et est devenu un ami très proche de mon père. C’est de façon naturelle qu’ils ont collaboré. Tony Allen a été intégré pour quelques moments.
(Je ne vais pas trop insister sur le « cas » de Tony Allen. A plusieurs reprises, lors de l’interview, il va s’en prendre au batteur, lui reprochant sa revendication, au fil des ans et de la disparition de Fela, d’être le « père de l’afrobeat ». Il va me spécifier qu’Allen ne composait rien, n’inventait rien, qu’il n’a jamais pris de décision importante à l’époque. C’est Fela Kuti qui dirigeait et qui disait à Allen comment il fallait jouer ! Fermons le chapitre – NDLR)
On publie également un box de 7 LPs que vous avez concocté avec Chris Martin de Coldplay. Pourquoi ce choix de Chris et pas, par exemple, Damon Albarn ?
F.K. : (Il rit mais ça le titille) Avec Albarn on va encore parler de Tony Allen ! (Pour info, Albarn et Allen ont joué ensemble dans les groupes « The Good, The Bad and The Queen » et « Rocket Juice and The Moon » avec Flea – NDLR). On aurait pu prendre Alicia Keys, Beyonce, Kendrick Lamar ou un autre rappeur connu. Mais j’ai joué sur un disque de Coldplay, le morceau « Arabesque » sur « Every Day Life » et nous sommes partis en tournée ensemble. C’est aussi une idée de la maison de disques mais nous avons choisi ensemble les morceaux qui figurent sur ces albums. Et avant tout ce sont les choix du cœur qui ont été retenus.
«Legacy, c’est le père et le fils ensemble, avec des projets différents mais quelque part dans la continuité.» Femi Kuti
Venons-en à votre album. Made n’a pas voulu me parler du concept du pack et de ces deux albums publiés ensemble.
F.K. : Je comprends parce que l’idée vient de moi. Nous avions chacun notre album prêt à être publié. Comme il joue sur mon album et que je trouvais le sien très bon, j’ai pensé que les sortir ensemble serait formidable. Une chose que personne au monde n’a jamais faite. Le père et le fils ensemble avec des projets différents mais quelque part dans la continuité de la famille Kuti.
«Pendant 26 ans, j’ai été aux côtés de mon père. C’est quelque chose qui vous marque.» Femi Kuti
Vous continuez à propager les idées de votre père via vos textes. La lutte des classes, la pauvreté, les injustices…
F.K. : J’ai joué dans le groupe de mon père pendant des années. J’ai bu ses paroles, assisté à ses discours. Pendant 26 ans j’ai été à ses côtés, c’est une chose qui vous marque. Quand il a été arrêté c’est moi qui suis devenu le leader du groupe et je suis parti faire la tournée aux States. Mais mon père avait tellement d’aura sur son entourage ! Depuis toujours, ses idées sont aussi les miennes.
L’idée de vous engager en politique ne vous a-t-elle jamais effleuré l’esprit ?
F.K. : Alors là, pas du tout. Je suis musicien, je dirige un groupe, j’écris des paroles revendicatrices contre la haine, contre les vols de terrains agricoles, la corruption et çà c’est mon job. Devenir politicien ou Président c’est aussi un job. On ne vous demande pas d’être un bon boxeur, un mathématicien renommé pour obtenir ce travail. C’est, j’espère, une vocation. Réalisez bien que c’est un boulot comme un autre. Mais il faut être fait pour cela ! Moi je chante et je dénonce, c’est mon job ! Je fais tout cela parce que je veux qu’on respecte l’Afrique, qu’elle redevienne un grand continent qui compte à l’échelle mondiale.
« Stop that Hate » est un bel exemple de cette continuité du combat …
F.K. : Mais tout à fait. Et notre grande famille propage cet esprit. C’est notre héritage : « Legacy » !
Et vous jouez aussi pratiquement les mêmes instruments que votre père…
F.K. : « Legacy » toujours et tu as vu le nombre d’instruments que joue mon fils Made. Je suis très fier de lui.
«Je suis le maître actuel de l’afrobeat. J’ai hérité de tout.» Femi Kuti
Vous considérez vous comme l’héritier, le maître actuel de l’afrobeat ?
F.K. : Mais tout à fait ! (Et là il repart sur Tony Allen et en remet une couche! – NDLR). J’étais là aux côtés de mon père, j’ai hérité de tout !
Le producteur des deux nouveaux cd, Sodi Marciszewer, est aussi celui des six derniers albums de Fela…
F.K. : C’est normal. Il connaît bien son job, il connaît ce style musical et il sait qu’avec moi, il faut faire ce que je dis. Quand j’arrive en studio, tout est composé, écrit. Je ne veux pas d’un producteur qui se mêle de la composition, impose ses idées. Non, j’ai tout fait avant l’entrée en studio et je veux juste qu’il fasse bien son boulot de producteur. Et cela il le savait de mon père. Donc on continue ! (Rires)
Avec le recul, je réalise que j’ai rencontré un fameux personnage. Le patriarche actuel des Kuti ! La star de l’afrobeat. Le digne héritier d’un style musical et de nobles combats. Juste un petit regret personnel : il y avait trop de choses à évoquer en si peu de temps.
Femi Kuti / Made Kuti
Legacy +
Partisan Records / PIAS
Fela, les rééditions :
Live with Ginger Baker
London Scene
Edition #5
(box 7 LPs)