Pierre Villeret : dans les couloirs de l’IGLOO

Pierre Villeret : dans les couloirs de l’IGLOO

Eve Beuvens © Didier Wagner

Depuis un peu plus d’un an, Pierre Villeret est le nouveau directeur du label IGLOO. Passionné de jazz depuis toujours, son parcours est déjà jalonné de multiples expériences. Le label IGLOO, il le connaît déjà depuis longtemps puisqu’il a, il y a près de vingt ans, travaillé comme stagiaire aux Lundis d’Hortense dont on sait les liens qui le relient au label. Après avoir passé quelques années à Reims où il fait ses débuts à l’association Djaz51 à l’origine du Reims Jazz Festival, il débarque dans la Cité des Papes où il se retrouve à la tête de l’AJMI – Association pour le Jazz et les Musiques Improvisées – et a de nouveau l’occasion de côtoyer le jazz belge, le Théâtre des Doms faisant face à la salle de l’AJMI. Après un détour par le Luxembourg en tant que chef de projet chez Music:LX, le voici aujourd’hui au Boulevard Léopold dans les bureaux d’IGLOO.

Julien Tassin © Didier Wagner
Toine Thys © Robert Hansenne

«Plutôt que d’être centré sur le disque, il s’agit d’être centré sur les artistes, sur leur carrière.»

Pierre, peux-tu nous expliquer ce qui t’a conduit chez IGLOO ?
Pierre Villeret : C’est simple et complexe à la fois. Je viens du côté de la scène, de la production, de l’organisation. L’AJMI a été une longue expérience en matière d’organisation de concerts, mais le disque a aussi fait partie de notre activité car il y avait plusieurs labels à l’AJMI. De plus, on avait aussi créé un label lorsque je travaillais à Reims. J’ai donc appris la manière dont on faisait un disque, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé. Je connaissais IGLOO depuis très longtemps, un label qui m’a toujours intéressé et aujourd’hui, j’avoue que j’apprends un nouveau métier, le métier d’éditeur pour un vrai label dont c’est l’activité principale. Ce qui est aussi intéressant c’est que IGLOO est un label depuis quarante-trois ans – on a le même âge – mais qu’il est en train d’évoluer, et ce déjà avant ma venue. Il s’agit, plutôt que d’être centré sur le disque, d’être centré sur les artistes, sur leur carrière. Ce que le public va percevoir de l’extérieur ne va pas changer grand-chose, mais dans la façon de travailler, nous devons intégrer un autre mode de fonctionnement, un repositionnement.

Par exemple, via les concerts organisés au Théâtre 140 ?
P.V. : D’une certaine manière, oui. Je suis très heureux de cette collaboration avec le Théâtre 140 qui est un lieu magnifique. Il y a d’autres collaborations de longue date, je pense au Gaume Jazz. C’est quelque chose de vital de collaborer avec des organisateurs, ça permet aux artistes de présenter leur travail, avec l’aspect promotionnel que cela comporte. Mais quand je parlais de réorientation, il s’agit surtout d’envisager le travail d’IGLOO sur plusieurs années avec les artistes, de les accompagner dans leurs projets. Il faut penser sur le long terme en terme de publication, en terme de documentation et en terme scénique.

J.P. Collard-Neven & N. Houari © France Paquay

«La chance que nous avons et qui est rare, c’est que les fondateurs du label sont toujours là.»

La documentation, c’est par exemple, la restauration de documents anciens ?
P.V. : Documenter le travail des artistes c’est se servir de tous les supports dont nous disposons actuellement. Par exemple, un artiste peut décider de fixer une œuvre, c’est l’album, mais on peut aussi décider qu’il sera uniquement distribué en digital, ou simplement sur notre site ou celui de l’artiste. On peut aussi décider que certains documents ne seront utilisés qu’à titre promotionnel. Nous bénéficions de plein de supports différents : on peut imaginer qu’une séance de studio filmée et de bonne qualité puisse servir sur les réseaux sociaux pour témoigner de la carrière d’un artiste. Le travail de restauration du catalogue a trait à ça aussi. En quarante ans d’existence, certaines références n’étaient pas ou plus disponibles, parce que les supports avaient changé, parce qu’ils n’avaient pas été réédités à l’époque… Il devenait urgent de faire ce travail. La chance que nous avons, et qui est rare, c’est que les fondateurs du label sont toujours là. Notamment Daniel Léon qui, dans son studio, dispose de beaucoup d’enregistrements originaux. Certaines bandes qui étaient utilisées de manière courante dans les studios, commencent à se désagréger après vingt ans. On va pouvoir rendre disponible l’entièreté du catalogue en haute définition, ce qui ouvre la porte à des rééditions, des sorties en cd. C’est évidemment quelque chose de très intéressant pour moi qui débarque chez IGLOO et qui doit absorber quarante ans d’histoire.

Paduart & Deltenre © Robert Hansenne

Quelles seraient les rééditions que tu te réjouis d’entendre ?
P.V. : Tout ! Puisqu’il s’agit pour moi de découvrir une partie de l’histoire du label que je ne connaissais pas. Nous sommes en train de publier les premières références : Stordeur, Pétronio, Fred Van Hove… C’est passionnant parce que ça me permet de me mettre ou remettre en contact avec des gens que cela intéresse, qui veulent nous aider dans cette démarche, qui possèdent des éléments qui peuvent nous intéresser. Il y a de nouvelles connexions, de nouveaux partenariats qui voient le jour. Dans les publications à venir, il y a notamment la réédition de « Maximalist ! » dont on fera une édition l’année prochaine, et là, je suis très enthousiaste.

Margaux Vranken © Robert Hansenne
Guillaume Vierset © Didier Wagner

«On nous parle de la mort du disque, mais il y a toujours des gens qui en achètent.»

Le support numérique reste un problème pour la rémunération des musiciens.
P.V. : C’est un problème quasi insoluble. La distribution physique telle qu’on l’a connue depuis une vingtaine d’années a quasi disparu. Il y a vingt ans, le musicien sortait un disque, il se vendait en magasin ou en concert. Mais maintenant c’est fini : ce sont de plus petits volumes, pas comparables avec ce qui se passait alors. La vente lors des concerts fonctionne encore bien, de même que la vente via notre site et bandcamp. On a tout de même constaté pendant le confinement que les gens qui avaient l’habitude de suivre les artistes, sont quand même venus sur le site les chercher. On nous parle de la mort du disque, mais il y a toujours des gens qui en achètent, et si les disques ne viennent pas à eux, ils viennent vers le disque. Notre travail, en tant qu’éditeurs et artistes, est de trouver des solutions pour que les supports, quelle que soit leur forme, arrivent aux gens désireux de se procurer la musique. La question, je la poserais plutôt comme ça, et je crois qu’il y a des solutions. Pour peu qu’on sache lui parler, il y a toujours du public pour cette musique, il y a du monde aux concerts, même si dans la période actuelle, c’est un effort financier d’y aller pour beaucoup de gens, c’est se déplacer, aller vers des choses qu’on ne connaît parfois pas bien. Notre activité et celle des organisateurs et des artistes correspondent à un besoin. Après, c’est à nous à trouver les modes de distribution pour toucher ces gens. On peut déplorer que les disquaires disparaissent, que la grande distribution ne s’intéresse plus à la musique, mais c’est à nous à trouver des solutions.

Manu Louis © France Paquay

«Il y a chez IGLOO des artistes reconnus qui ont une belle carrière… Ce qui met le label en lumière.»

« Participer à l’esquisse d’un monde habitable et pas seulement rentable » dit Daniel Sotiaux dans l’introduction du rapport 2020 d’IGLOO. Pas facile…
P.V. : Oui, mais on en est tous là. Quand on a la chance de faire un métier de cœur, il faut faire en sorte qu’on puisse en vivre. La Belgique est un des rares pays où un label peut bénéficier de fonds publics, ce qui n’est pas le cas en France. La Belgique soutient ses agences, ses labels, les producteurs de concerts, c’est quelque chose qu’il faut protéger. A un moment, dans une discussion à propos d’un artiste, on sait que ça peut être compliqué, mais il faut trouver des solutions. Une démarche commerciale ou qui ne l’est pas, ça n’a pas de sens de parler en ces termes. Ça voudrait dire que d’un côté, on s’adapte au marché omniprésent, et que d’un autre côté, on s’en fiche, et ce n’est pas vrai. Il y a des questions de marché évidemment, des acheteurs et des spectateurs potentiels, mais il faut aussi créer ce marché. Il y a chez IGLOO des artistes reconnus qui ont une belle carrière, qui sont très identifiés et qui se produiront facilement dans des festivals, ce qui met le label en lumière, ce qui permet aussi, et c’est notre travail avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de soutenir des jeunes artistes en début ou en développement de carrière en leur permettant d’aller vers le public. C’est un équilibre à trouver qui me parait très sain.

Lorenzo Di Maio © Didier Wagner

«On peut toucher un public sans dépenser des fortunes. La crise sanitaire l’a montré.»

La distribution est une chose, la diffusion sur les services publics en est une autre, et là une musique comme le jazz n’est pas gâtée…
P.V. : Il y a de fait une raréfaction des médias consacrés à la musique ou l’art, mais ces médias existent toujours. Comment faire pour faire connaître nos productions ? Je n’ai pas de solution, il y a des radios internet mais qui ne touchent pas autant de public que les radios nationales… C’est toujours à nous de trouver des solutions comme pour la distribution. Si on s’arrête là, on arrête tout. Parlons du Covid et de la réaction de beaucoup de musiciens. En France, les musiciens gagnent leur vie sur scène et bénéficient de l’intermittence. En Belgique, il y a le statut d’artiste, mais beaucoup de musiciens sont professeurs à côté ou ont un autre boulot. Pour ceux qui donnaient des cours dans le privé, c’est zéro revenu du jour au lendemain… Malgré tout, ces musiciens ont trouvé le moyen de jouer et de toucher le public. Les moyens de communication actuels, internet, l’enregistrement sont accessibles à des particuliers ou des musiciens professionnels avec un équipement modeste. On peut toucher un public sans devoir dépenser une fortune. La crise du Covid l’a montré, tout ne s’arrête pas. Je reviens au nombre de commandes sur le site, les gens appelaient au bureau, envoyaient des mails, ça a fait du bien, et ce contact-là est important. Finalement, pour toutes les évolutions de la distribution, ce sera à nous de nous adapter.

Retrouvez les artistes IGLOO en interview dans JazzMania :

Eve Beuvens : Inner Geography
Ivan Paduart & Patrick Deltenre : Ear We Are
Lorenzo Di Maio : Arco
Martin Salemi : About Time

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin