Fantastique Gaume Jazz 2022 !

Fantastique Gaume Jazz 2022 !

A-t-il jamais fait aussi chaud sur la pelouse de Rossignol ? C’est en tout cas la première fois que par mesure de prudence, il était interdit de fumer sur le site, un espace loin des pelouses étant réservé aux fumeurs. A-t-on jamais vu autant de groupes peu connus au Gaume Jazz ? Certains se sont posé la question, dubitatifs, d’une possible baisse de qualité de la programmation. Ceux-là ne connaissaient pas le flair du programmateur Jean-Pierre Bissot, car les habitués savent que la sélection offre chaque année des concerts remarquables. Et peut-être encore plus cette année que les précédentes, l’effet de surprise ayant joué pendant les trois jours. La cuvée Rossignol 2022 restera à coup sûr ancrée dans les mémoires comme une très grande année. Petit aperçu.

Music for Trees © Hugo Lefèvre

Il revenait à l’harmoniciste Antonio Serrano d’ouvrir la fête par un hommage à Toots Thielemans. Avec Albert Sanz au piano, pétri de tradition des grands pianistes hot, Tono Miguel à la contrebasse et le bouillant Esteve Pi à la batterie, l’harmoniciste nous emmène dans un jazz plutôt traditionnel, virtuose par moments, chaleureux et transpirant de sincérité et d’admiration pour notre Toots, dont l’inévitable « Bluesette » sera bien sûr du programme, dans une version très enlevée. En ouverture, sans doute le concert le plus mainstream des trois journées.

«Music for Trees : un patchwork musical d’exception salué debout par le public gaumais.»

On attendait avec impatience le concert d’Orchestra Vivo ! sur la musique de Garrett List « Music For Trees », dont l’intégrale consiste en une suite de 24 pièces, chacune consacrée à un arbre, un lieu et une heure de la journée. Une trentaine de musiciens dont une partie sont des anciens élèves du maître, étaient mis sous la direction artistique de Adrien Lambinet et Manu Louis. Ouverture sur un solo du saxophoniste Laurent Meunier, suivi d’une vision électronique menée par Lynn Cassiers, avant l’envol des cordes. De l’abstraction des premiers moments, on passe aux vibrations de l’ensemble orchestral avec ses visions contemporaine, classique, jazz, voire proche d’une musique populaire telle que la défendait Garrett List. « Imaginez un tableau avec une personne près d’un arbre et chaque personne se pose la question de sa place par rapport à la nature » dit Adrien Lambinet. La musique de « Music for Trees » éveille en effet notre imaginaire, nous transporte, nous éblouit dans le chant de Lynn Cassiers sur le « Baobab » africain, avant de nous entraîner dans la danse sur « Le Cyprès, Louisiane, 22 heures ». « Dance with me » chante Lynn, qui joue un peu à l’électron libre de génie dans l’orchestre. L’intro au piano de Johan Dupont sur « Eucalyptus, Australie, 20 heures » est saisissante d’émotion, tout comme le sera un peu plus tard le solo de clarinette de Jean-François Foliez. Les couleurs s’étendent et se fondent dans des pièces mises au point à la perfection, un patchwork musical d’exception salué debout par le public gaumais.

Grand Picture Palace © Hugo Lefèvre

On connaissait Annellen Boehme depuis le LABtrio, un trio piano, contrebasse, batterie qui n’avait rien de traditionnel et qui a fait émerger deux de nos plus originaux musiciens de ces quinze dernières années : le pianiste Bram De Looze et le batteur Lander Gyselinck. La troisième roue du trio, c’était Anneleen, brillante contrebassiste qu’on avait découvert dans le difficile exercice du solo l’an passé sur la scène gaumaise et sur le merveilleux site de Montauban. Grand Picture Palace, qu’elle présentait le samedi après-midi à Rossignol, est son nouveau projet, un nonet composé d’un quatuor à cordes et d’un quintet jazz formé de Rob Banken à la clarinette basse principalement, Cedric De Lat à la trompette, Berlinde Deman au tuba, Matthias De Waele à la batterie et Anneleen Boehme à la contrebasse. Une musique fluide et naturelle qui en fait presque oublier la virtuosité et la précision qu’elle impose, des sonorités chaleureuses – superbes clarinette et tuba – qui soulignent l’inspiration orientale d’une première pièce. La musique se développe entre douceur mélodieuse et tension débridée sur des compositions et des arrangements qui font se fondre quatuor à cordes et instruments à vent. Plus swingante vient « Marleen », une composition pour sa fille, avec ses variations de climat et les glissandos de cordes sur le superbe solo de contrebasse. Un concert d’exception qui restera dans les mémoires de cette édition 2022. Dis, Anneleen, quand reviendras-tu ?

« EYM », pour Elie (Dufour) le pianiste, pour Yann (Phayphet) le contrebassiste et Marc (Michel) le batteur : le trio est déjà sur le circuit depuis plus de dix ans et se démarque par une originalité très « globetrotter » et les influences diverses dont il se sert dans ses compositions. Sa rencontre avec la chanteuse indienne du Bengalore Varijashree Venugopal, au vu de ce concert étonnant, devrait voir une collaboration riche avec la voix karnatique de Venugopal. Il ne s’agit nullement de musique traditionnelle, ni de jazz proprement, dit, mais d’une immersion collective dans les deux mondes où l’esprit plus new-yorkais du trio et la tradition indienne se fondent dans un univers original marqué par la voix exceptionnelle de la chanteuse.

Fabrice Alleman (feat. Philip Catherine) © Hugo Lefèvre

«Une création en trois mouvements du saxophoniste Fabrice Alleman formait la clé de voûte d’un festival dont la «carte blanche» fait partie de l’ADN.»

Une création en trois mouvements du saxophoniste Fabrice Alleman formait la clé de voûte d’un festival dont la « carte blanche » fait partie de l’ADN (plus de 80 créations en 38 éditions !) Le vendredi soir, on se retrouvait en terrain connu avec « Chet’s Spirit » autour de deux fidèles partenaires historiques du trompettiste américain décédé, Chet Baker. Un concert d’un romantisme et d’une poésie douce qui colle à la peau d’un Philip Catherine au sommet de son art du phrasé délicat. On y découvrait aussi le talent de siffleur d’un Fabrice Alleman à la fois enjoué et profondément engagé dans sa musique.

Fabrice Alleman NOW © Hugo Lefèvre

Engagé il le sera encore plus le lendemain pour sa deuxième carte blanche « NOW », une réflexion sur la situation du monde traduite à la fois dans la tradition du jazz – on pensait au Archie Shepp de « Attica Blues » quand Fabrice Alleman faisait crier son sax ténor sur « Et Bien Bravo » -, dans la modernité d’aujourd’hui avec le rappeur Douma et ses spoken words et avec l’espoir de demain lorsque les voix des Petits Gaumais introduisaient le thème « Fear », un moment d’intense émotion salué par un public debout. Le saxophoniste est entouré d’une rythmique américaine d’enfer : Reggie Washington qui sortait d’une invitation de Marcus Miller à Dinant, et Gene Lake, frappe solide, tempo appuyé, groove (le batteur a fait ses classes aux côtés de Roy Hargrove, bon sang ne peut mentir). Et puis, au piano, le jeune Wajdi Riahi a prouvé qu’il avait bien sa place auprès des grands : rythme, subtilité des impros, son aérien, le jeune pianiste lauréat des « jeunes talents » à Dinant est un musicien à suivre et à écouter sur son premier enregistrement « Mhamdeya » paru chez Fresh Sound New Talent. Et que dire de la trompette de Jean-Paul Estiévenart toujours élégant, juste et puissant à la fois, et qui ne fait que confirmer sa place au sommet de nos jazzmen d’aujourd’hui. Une découverte pour moi était le guitariste Diego Di Vito aux sonorités touchant parfois au rock et dont les interventions, toujours à propos, coloraient constamment la musique. Les musiciens entraient en studio les jours suivant le concert, inutile de dire qu’on attend impatiemment la sortie d’un cd (prévue chez IGLOO).

Fabrice Alleman Voices Spirit © Hugo Lefèvre

Troisième volet de la création, Fabrice Alleman nous donnait rendez-vous dans l’église pour un concert entouré de Barbara Wiernik, Véronique Scotte et François Vaiana, un moment d’introspection et d’émotion intense. Piano et soprano ouvrent le concert avant l’entrée des voix, mélange aérien entre les voix féminines et le chant grave de François Vaiana, des voix qui transmettent une énergie. Temps fort du concert, « Long Road » est dédié « aux femmes qui doivent se battre pour trouver leur chemin ». Aussi « Just Naked as It Is » dont l’intro sonne comme un gospel. Moment de grâce, de légèreté et de poésie contrastant avec le projet de la veille, prouvant s’il le fallait encore, les talents multiples et l’engagement sincère de Fabrice Alleman, ému jusqu’aux larmes à la fin du concert.

«Salvia ouvre de nouvelles pistes à la harpe, un instrument complètement négligé hors musique classique.»

La prestation intimiste des voix dans l’église était la transition parfaite vers deux concerts dans la petite salle du centre culturel.

On avait découvert Pia Salvia il y a juste dix ans avec un concert en duo avec Simon Leleux. L’utilisation de la harpe hors des voies classiques est quelque chose de suffisamment rare que pour tendre l’oreille vers ce projet. Pia Salvia entourée de Tom Callens au sax-alto et à la flûte, Victor Foulon à la contrebasse et Noam Israeli à la batterie et percussions, propose un programme sur des titres de son album « Blissful Sigh ».

Pia Salvia & Noam Israeli © Hugo Lefèvre

Le côté flamenco de « Valencia » ouvre le concert dans l’allégresse avec Noam au cajon, « Image Moi » propose un superbe solo de flûte de Tom Callens, « Moody » mélange des influences du Moyen-Orient, des Balkans dans un climat plus jazzy, avant le solo de « Dans l’Attente de l’Oubli ». On découvre de nouvelles sonorités d’un instrument dont on ne retenait que les glissandos romantiques en musique classique. Ici, la harpe se fait instrument rythmique, plus sourd, et aux sonorités trafiquées comme avec ce morceau de tissu glissé entre les cordes et qui fait sonner l’instrument comme une kora africaine. Pia Salvia ouvre de nouvelles pistes à un instrument complètement négligé hors musique classique. Le résultat est magnifique et le public a marqué son enthousiasme par de longs applaudissements.

Margaux Vranken & Farayi Malek © Hugo Lefèvre

Margaux Vranken revenait de l’Ouest américain pour une troisième prestation en trois ans sur les terres gaumaises. Cette fois, elle avait emmené dans ses bagages la chanteuse Farayi Malek pour une première en Belgique. Et le duo nous a soufflé – oui, je sais, j’ai déjà parlé de « coup de cœur », de « concert d’exception », de « temps fort du festival » … ceci ne fait que confirmer la qualité d’un grand cru 2022. Disons-le, Farayi Malek a une voix en or, chaude, profonde, qui a assimilé toutes les formes, les couleurs et l’esprit des grandes voix noires américaines. Dès les premières notes, elle accroche l’oreille, envoûte et séduit dans tous les styles, se lançant même dans un scat éblouissant mais évitant tout étalage technique sur « My Romance », seul thème non composé par Margaux Vranken. Margaux dont l’écoute et le partage avec la chanteuse est de tous les instants : phrasé subtil, petites citations, lyrisme et fluidité, tout dans son jeu est pensé pour mettre en valeur le chant de sa partenaire. Du grand art, sans esbroufe comme on en voit trop souvent dans les duos : tout est musique et émotion. Un regret : que Margaux nous quitte déjà pour Los Angeles… Dis, Margaux, quand reviendras-tu ? (oui, je sais je l’ai déjà faite celle-là !).

Je dois avouer qu’il fallait du temps pour s’en remettre. Et entre échanges d’avis unanimes, un Orval et autres plaisirs gaumais, et évacuer l’émotion du concert précédent, j’ai zappé le concert d’Atom String Quartet. Je m’apprêtais à terminer le festival sur les moments de grâce de ce dimanche, quand, happé par l’énergie des Italiens de JEMM Music Project, j’ai participé avec le nombreux public à la fête déjantée proposée par les instruments fantasques de ce groupe inédit : hang, flûtes diverses, sifflets, steel drums, trombone, sax, … Décidément, ce Gaume Jazz 2022 nous aura enthousiasmé jusqu’aux dernières notes.

Merci à Hugo Lefèvre pour les photos.

Jean-Pierre Goffin