Steve Tibbetts ‐ L’inclassable
Guitariste aussi exceptionnel qu’inclassable, Steve Tibbets publie ces temps-ci une anthologie « Hellbound Train » qui résume quarante années de fidélité au label ECM (neuf albums)… Un label dont il était déjà un collectionneur avant même de lui offrir ses premières notes… Discussion chaleureuse outre-atlantique…
« Hellbound Train » est une compilation qui se partage entre deux styles : acoustique et électrique. Mais que l’on écoute l’un ou l’autre, il est toujours évident que c’est VOTRE musique. Tellement unique, personnelle…
Steve Tibbetts : Je sais que ces univers sonnent différemment mais tout vient de…. Je ne trouve pas le mot le plus approprié. Disons que tout vient de la même énergie même dans les moments plus calmes comme sur l’album « Northern songs ». J’entends la même intensité que celle qui m’animait quand je le réalisais. Mais c’est aussi dû au fait que Marc Anderson (son fidèle percussionniste – NDLR) joue toujours d’une manière intensive, peu importe la densité de la chanson.
«Je pense que l’on peut être d’accord sur le fait que je ne joue pas du jazz. Je ne suis pas Wes Montgomery ni George Benson…»
Votre univers musical perturbe quelques journalistes qui ne savent pas catégoriser cette musique. On parle d’ambient jazz, de rock, d’avant-garde, de world. Quelle est la définition la plus surprenante qu’on ait accordée à votre musique ?
S.T. : Et vous ? (rires) C’est à vous journalistes de mettre des catégories car pour moi il n’y a qu’un seul univers. Les grands albums comme le « White Album » des Beatles, peu importe acoustique ou électrique, ce n’est qu’un seul univers ! Impossible de dissocier ces chansons, elles forment un tout.
Personnellement, je pense au nu jazz, à des gens comme Bugge Wesseltoft… Ce qui rapprocherait plus votre musique de labels comme Jazzland qu’ECM, bien qu’on y ait retrouvé également Nils Peter Molvaer.
S.T. : Une chose sur laquelle nous sommes tous d’accord c’est qu’elle ne met personne d’accord ! Donc c’est positif (rires). Pas comme le test que je viens de faire (et il exhibe son test Covid négatif !). Je pense qu’on peut être d’accord sur le fait que ce n’est pas du jazz ! Je ne suis pas Wes Montgomery ni George Benson. Ce n’est pas du blues, je ne suis pas Clapton ni Robert Johnson. Ma musique est plus une création issue du studio d’enregistrement. Je pense juste aux faces du disque, la une et la deux, je pense aux grands albums créés en studio, notamment ceux édités entre 67 et 72.
«Je n’ai aucune idée du pourquoi de mon style !»
A l’écoute de cette anthologie, on n’a pas l’impression que les titres ont été enregistrés sur une si longue période…
S.T. : Premièrement, j’utilise le même matériel depuis 40 ans, les mêmes micros et la même guitare acoustique douze cordes reçue de mon père ! J’utilise la même guitare électrique Telecaster que m’a donnée un ami en 1979 ! Et les mêmes amplis Marshall qui me furent donnés… ah non que j’ai achetés en 1984 ! (rires) Ce sont mes caractéristiques. Ensuite, il y a une autre similitude : c’est que je suis incapable d’imaginer cette unité ! Je ne m’en rends pas compte ! Aucune idée du pourquoi de mon style !
Quelquefois vous accordez votre guitare de façon différente, est-ce que cela explique aussi un style, un son ?
S.T. : C’est vrai que je modifie toujours les deux mêmes cordes de la guitare, cela apporte un bel arrière-son, profond, et cela me facilite aussi la façon de jouer. Quand je vois de quelle manière joue John Scofield, de haut en bas ! Il joue tant de choses différentes, on dirait que sa main ressemble à une pieuvre ! J’aimerais pouvoir jouer ainsi mais je ne sais pas le faire. J’opte pour la facilité !
Pourtant vous jouez sur une douze cordes alors que Scofield c’est une six cordes…
S.T. : Ça revient au même… Lui est un musicien de jazz virtuose, moi je suis plutôt un musicien que les américains évoquent sous le nom français de « musique naïve ». Juste une anecdote à propos de mon pauvre français. Je donnais un concert à Lyon et j’avais demandé que l’on m’apprenne quelques phrases pour l’occasion. Je les ai dites puis je suis repassé à l’anglais et là, les gens ont applaudi comme jamais. Après Marc m’a dit : « Est-ce qu’ils t’ont applaudi parce que tu avais essayé de parler en français ou bien parce que tu avais arrêté de parler ? » (Rires)
«Je n’ai pas d’attentes commerciales démesurées : je ne suis pas Keith Jarrett !»
Quand vous êtes arrivé chez ECM, les stars du label se nommaient Jan Garbarek, Pat Metheny, Eberhard Weber, des artistes bien catalogués ECM, avec un « son » ECM. A part Terje Rypdal, de qui pouviez-vous vous sentir proche ?
S.T. : Terje, vous entendez vraiment le son de sa Stratocaster… Il m’a emprunté un ampli lors d’un festival en Italie, car il avait bousillé son Marshall. Je lui ai dit que c’était un honneur de l’aider. Sur certains de ses premiers albums, comme « After the Rain » ou « Odissey » on entend vraiment ses doigts parcourir le manche. Il s’imprègne de la guitare. Comme moi il a le feeling de la guitare, comme moi il se projette via sa guitare.
D’un point de vue graphique, il y a une esthétique ECM. Mais là aussi vous semblez être à l’opposé de ce style, notamment avec des pochettes comme celles de « Big Map Idea » ou « The Fall of Us All »…
S.T. : Ne leur dites pas ! N’en dites pas un mot ! (rires) J’arrive avec des idées, je leur montre des photos que j’aime (il plonge la main dans le tiroir de son bureau et nous en expose quelques-unes qu’il sort d’une enveloppe portant la mention « cover ideas » – NDLR) Je rassemble des idées, des dessins, des photos qui pourraient convenir à ma musique. Et quand je me rends chez ECM à Munich je pioche dedans. Mon choix n’est pas toujours retenu mais ils examinent tout ce que je propose attentivement.
«J’apprécie de voir ce que ECM est devenu. J’étais un déjà un grand fan du label avant de monter à bord.»
Vous n’avez publié qu’une dizaine d’albums en 40 ans. Comment l’expliquez-vous ?
S.T. : (Rires) Et j’ai vraiment eu beaucoup de chance ! La chance d’avoir de bons amis chez ECM, ça aide ! Ils aiment des musiques assez diversifiées et n’hésitent pas à parler avec les artistes. C’est un plaisir de me rendre chez eux, nous avons de bonnes relations amicales… En collaborant avec des personnes en Europe, je remarque que la rencontre apporte beaucoup. Avoir une bonne relation est plus importante qu’un succès commercial et je n’ai d’ailleurs pas d’attentes commerciales démesurées. Je ne suis pas Keith Jarrett ! (rires) Je me souviens qu’au début des années 80, à Munich (siège du label ECM – NDLR), nos discussions commençaient dès 10 heures du matin et dans l’après-midi arrivaient des appels d’artistes américains. Ceux-ci n’avaient qu’un seul objectif : devenir célèbres et riches en signant chez ECM.
Vous n’avez donc pas d’obligations précises envers le label ?
S.T. : Non… Et je suis un vrai passionné du label, je collectionne tout ce que je trouve sur lui (Il tourne d’abord sa caméra vers le mur et l’étagère où sont entreposés les CD, reconnaissables à leur tranche rouge et blanche, puis il nous montre fièrement quelques disques vinyles rares posés à ses pieds – la version promotionnelle de « Just Music » (Alfred Harth ECM 1002) et « Output » de Wolfgang Dauner ECM 1006 – NDLR). J’apprécie de voir ce que ce label est devenu, j’étais déjà un grand fan quand je suis monté à bord !
«Il existe encore des endroits où l’on ne vous piste pas et où vous pouvez disparaître.»
Votre discographie est réduite aussi du fait que vous avez d’autres centres d’intérêts. Comme les voyages d’études au Népal et en Indonésie, la préparation d’excursions pour un groupe de marcheurs « Hard Travel to Airless Places »…
S.T. : Ces voyages, c’est le meilleur job que j’ai jamais fait, à l’exception de travailler dans un magasin de disques. Il s’appelait « The Wax Museum ». Et cela me permettait d’écouter beaucoup de musique. Mais j’ai aussi apprécié fortement ce job pour lequel j’ai fait ces voyages en Asie. J’étudiais les sols, j’établissais un programme et puis je restais encore sur place un mois pour la mise en marche, c’était fantastique. Et quand le job était terminé, je pouvais continuer à voyager. J’ai fait toute l’Asie du Sud-Est. Les gens l’ignorent mais il existe encore des endroits où l’on ne vous piste pas et où vous pouvez « disparaître ».
Pensez-vous que ces voyages aient influencé votre musique ? Comme la marche, une certaine forme de méditation ?
S.T. : (il fait une moue) Je n’en sais rien. Personne ne sait comment la musique fonctionne. Personne ne sait si elle va agir sur quelqu’un. Ceci par contre fonctionne ! (Et il exhibe une tasse de café ! – NDLR) (Rires) Tout comme les voyages.
Et en plus, vous êtes infirmier le week-end !
S.T. : Oui, j’ai une licence pour cela. Je travaille uniquement le week-end. C’est un bon boulot, il y a tellement de gens désespérés par ici. Beaucoup de personnes quittent la région. Pourtant ici au Minnesota, je trouve qu’on est encore bien.
Je vous pose peut-être la question à tort, mais vous ne donnez que très rarement des concerts. Pourquoi ?
S.T. : Si une belle proposition se présente et si c’est assez étrange et dingue, Marc et moi examinons la chose… Et il y a beaucoup de chance que nous fassions le concert. Comme ce concert en Norvège, il y a deux ans. Il y a quatre ans nous avons joué à Singapour. Mais élaborer une tournée complète c’est difficile, nous devrions être des musiciens de jazz (sourire). Ou bien vendre plus de disques. Mais il faudrait alors aussi trouver des salles pour jouer. Par contre j’ai bien aimé le dernier concert à Lyon, j’aime cette ville.
On peut rêver d’un concert en Belgique avec Marc Anderson ?
S.T. : Pourquoi pas ? Il nous faudrait alors aussi faire Amsterdam et Paris. Où pourrions-nous jouer ? (nous lui suggérons des salles bruxelloises qui accueillent régulièrement des artistes ECM – NDLR).
J’aime beaucoup l’humour et la dérision que l’on retrouve sur votre site : une compilation de lettres négatives reçues de labels, les « bad reviews »… Une façon de relativiser les choses ?
S.T. : (Rires) Les gens doivent être avertis de la situation ! C’est aussi une façon de dire qu’on est suffisamment connu pour déclarer que certaines personnes ne vous aiment pas. Ils pensent qu’ils vous ignorent en ne vous aimant pas. Il arrive aussi que certains vous apprécient mais n’aiment pas l’un de vos albums. Certains aussi écrivent des choses négatives mais de belle façon. J’aime lire des chroniques honnêtes aussi bien sur la musique que la littérature, que l’on dise pourquoi ce n’est pas bon, l’expliquer. Le contraire est aussi valable.
Qu’est-ce qui vous inquiète aujourd’hui ?
S.T. : Le climat politique actuel m’effraie. Vous avez une reine ? (nous précisions le propos – NDLR). Au Nord des monarques, plus au Sud, Macron. Mais là il y aurait pu avoir cette femme dont j’ai oublié le nom (en fait il évoque Marine Le Pen – NDLR). J’ai peur que cela arrive également ici. Mon père, qui a 101 ans et est toujours bien conscient, m’a dit que notre stupide pays était capable d’élire une seconde fois Donald Trump ! Il a tout connu : la dépression, la seconde guerre mondiale, la polio, les guerres de Corée et de Vietnam. Il me dit : « Regarde tout cela comme des courbes avec ses hauts et ses bas. C’est cyclique ».
Vous restez vague quant à votre futur musical. Peut-être une compilation d’inédits sur votre label Frammis ?
S.T. : Je réécoute en famille beaucoup de bandes que j’ai enregistrées… Je possède aussi de bons morceaux captés en concerts. Donc je prépare un album avec ces enregistrements live et un autre avec des chansons qui ne pourraient se trouver nulle part ailleurs ! J’ai fait une reprise d’un titre de Jimi Hendrix, « Villanova Junction », le dernier titre qu’il a joué à Woodstock. C’est quasiment un solo de guitare et je trouve que cela sonne très bien sur une guitare acoustique douze cordes. Depuis j’ai retrouvé la fille de Hendrix, à Minneapolis et je garde des contacts avec elle.
Steve Tibbetts
Hellbound Train
ECM / Outhere