Fabrice Alleman ‐ La mélodie

Fabrice Alleman ‐ La mélodie

Premier volet d’un triptyque intitulé « Spirit », « Clarity » s’inspire de la ligne claire de musiciens comme Chet Baker, Toots Thielemans ou Philip Catherine. L’occasion de rencontrer Fabrice Alleman pour la sortie et la tournée qui l’accompagne.

Fabrice Alleman © Didier Wagner

«Pendant deux ans, je me suis interrogé au point d’en arriver à me dire que je ne ferais plus de disques.»

« Clarity » est la première partie d’un triptyque que tu as présenté lors d’une carte blanche au Gaume Jazz de cette année. Est-ce un projet qui maturait dans ta tête depuis longtemps ?
Fabrice Alleman : La carte blanche en Gaume en est la conséquence. Tout a commencé pendant le covid. Beaucoup de musiciens et d’artistes en général étaient à l’arrêt et on s’est rendu compte que l’artiste était pressenti comme quelqu’un de non-essentiel, qu’on se posait des questions sur sa fonction dans la société. Quel est le rôle de la musique ? Pendant deux ans, j’ai vraiment eu l’occasion d’y réfléchir. J’ai beaucoup lu, je me suis interrogé au point d’en arriver à me dire que je ne ferais plus de disques. Tout se monétise sauf pour les artistes eux-mêmes. Quand on voit ce qu’on gagne sur spotify, c’est à mourir de rire, les droits ont été divisés par vingt ou trente en trente ans. On pouvait légitimement se poser la question si ça avait encore un sens de faire de la musique, si ce n’est pour les grosses productions. Je me suis beaucoup interrogé sur la composition et la manière de faire de la musique en général.

Le projet repose sur trois volets.
F.A. : Dans les trois grands axes sur lesquels j’ai réfléchi, le premier qui me semblait évident était la simplicité. Je veux dire tout ce qui tient de la chanson, de la mélodie que tu retiens, quelque chose commun à tout le monde et qui crée une émotion. La deuxième c’était l’aspect plus engagé, plus politique qui est évidemment plus difficile à évoquer sans le « mot ». C’est le mot qui fait résistance et pas nécessairement la musique elle-même. Quand on lit un livre sur le free jazz, si on n’a pas le contexte, on ne se rend pas compte que la musique elle-même est résistante. Donc, le mot devenait indispensable dans ce projet et l’engagement philosophique, sociologique et presque politique du musicien. Et le troisième, c’était de faire la même chose mais avec des voix. La réflexion était : quel était le sens de la voix, mais sans le mot. Rien que par la voix, toute une histoire peut se raconter, elle transmet une émotion qui est unique, comme un instrument. Mêler le saxophone à des voix prenait du sens dans ma tête.

Fabrice Alleman © Didier Wagner

Comment est venue la carte blanche ?
F.A. : Lors d’un Gaume d’hiver où je jouais avec Nathalie Loriers dans des conditions abominables en extérieur. Il faisait huit degrés, Jean-Pierre Bissot et Daniel Sotiaux ont été très touchés par ce que j’avais joué, et Jean-Pierre m’a alors fait la proposition d’une carte blanche, dix ans après la précédente. Je lui ai proposé ces trois idées dont je viens de parler et il m’a répondu : « Je prends les trois ». Un peu plus tard, lors d’une réunion chez IGLOO, Daniel m’a parlé de la vision du label de soutenir des artistes dans le temps, ce qui est de nos jours très important pour l’artiste. Et IGLOO a pris également les trois projets. L’idée du triptyque a poursuivi son chemin.

«Le disque n’est pas un hommage à Chet, mais il a été l’étincelle de départ.»

Quelle a été l’approche pour les trois volets ?
F.A. : Chaque projet a un principe de création différent. Pour « Clarity », j’ai mis en évidence la ligne claire. C’est parti d’un documentaire pour lequel j’ai écrit la musique et qui parle du chemin parcouru par les femmes de 1916 à 1946 : le droit de vote, leur de rapport au travail et la difficulté d’avoir un rôle dans la société. Chaque fois que j’écrivais pour ce projet, la tête de Chet Baker apparaissait et là je me suis dit que quelque chose se passait, c’était cette ligne claire. Le disque n’est pas un hommage à Chet, mais il a été l’étincelle de départ, il m’a inspiré pour parler de la simplicité dans la musique. Puis, il y a eu le choix des gens pour ce projet. J’en ai d’abord parlé à Jean-Louis (Rassinfosse), puis à Nicola (Andrioli) que je ne connaissais pas et que j’ai rencontré lors d’un concert à Rome. Dès le premier morceau, j’ai compris qu’on allait faire quelque chose ensemble. J’en ai parlé à Michel Herr qui m’a dit qu’il allait composer un morceau en pensant à Chet. Philip (Catherine) a tout de suite dit oui aussi… Je dois dire que je ne les ai pas choisis parce qu’ils ont joué avec Chet Baker, mais parce que ce sont des mélodistes sensibles qui ont cette manière de jouer. Le processus de création a été « one take » tous dans la même pièce, à la maison dans mon studio. Le premier disque était né.

Quand on regarde le line-up, c’est un peu l’histoire de Fabrice Alleman : Michel Herr et Jean-Louis Rassinfosse était sur « Loop the Loop » (déjà chez IGLOO) en 1998, les cordes c’était « Udiverse » et « Sides of Life », avec Paolo Loveri aussi. Ce disque est aussi une fidélité absolue aux musiciens avec lesquels tu as joué.
F.A. : En tout cas par rapport aux trois projets, c’est lié. Avec les musiciens que tu viens de citer pour « Clarity ». Pour le deuxième volet avec Reggie Washington et Gene Lake, j’avais écrit des versions courtes et on les a explorées comme des standards, puis on les a enregistrées comme des chansons courtes avec des intermèdes chantés, joués, parlés. Oui, il y a une fidélité à comment les gens se positionnent dans la musique. Reggie par exemple est ici un sideman et il s’investit en tant que tel, c’est vraiment une attitude qu’on ne retrouve pas toujours dans la musique. Il y a une confiance absolue qui va dans les deux sens. Quand j’amène des choses, je donne la direction, mais je ne dirige pas. Par exemple, pendant la résidence pour le Gaume Jazz, j’ai beaucoup parlé de chaque morceau avant de les jouer, car quand on comprend le sens d’un morceau, on ne le joue pas de la même manière.

Fabrice Alleman © Didier Wagner

Tu dédies « Just Take It as It Is” à Toots Thielemans. Quel est le cheminement pour arriver à cette dédicace ?
F.A. : Philip comme Toots sont des mélodistes énormes, et le respect qu’ils ont acquis au cours du temps fait que c’est presque une touche belge, ce sens de la ligne claire. Ils m’ont tous les deux toujours très fort touché. La première fois que j’ai joué avec Toots, ce qui transparaissait c’était la puissance de la mélodie, l’art de la jouer. J’associe Chet Baker à cette façon de jouer. La propension chez Toots à jouer le trois / quatre a créé quelque chose dans la mélodie qui est joyeux. De plus, je siffle depuis très longtemps, et en jouant le morceau dédié à Toots, cela devenait évident. Il y a un refrain qu’on a envie de siffler, du moins je l’espère. C’est la même chose quand je joue avec Philip, il y a une filiation dans la mélodie. Son titre « Clement » qui est dédié à son petit-fils et qu’il a apporté pour le disque – il ne l’a jamais enregistré auparavant – contient une mélodie simple avec peu de solo, le genre de morceau qu’on a envie de se repasser. Un peu comme l’ensemble du disque, des mélodies simples, mais pas simplistes.

«Je souhaite qu’en écoutant le deuxième album, on comprendra mieux le premier. Et qu’en écoutant le troisième, on comprendra l’ensemble du triptyque.»

Le choix du sax soprano pour tout l’album, on peut imaginer que ce ne sera pas le cas dans le deuxième volet.
F.A. : Tout à fait. Je ne sais pas encore de quel instrument je vais jouer pour l’album suivant, et je n’en parle pas trop. Je travaille sur le thème de l’urgence, avec sept gros sujets. J’ai beaucoup de contacts avec des sociologues et des psychologues pour parler du principe de l’urgence dans leur métier et de celle en tant qu’homme. Tout cela devrait se retrouver dans les textes et dans les mélodies. Ce que je souhaite en tout cas, c’est qu’en écoutant le deuxième, on comprendra mieux le premier. Et quand on écoutera le troisième, on comprendra mieux l’ensemble.

Tu as une tournée en club.
F.A. : Je voulais que la première tournée soit dans des petits clubs et en trio sax-contrebasse-piano, parce que ça crée un son qu’on ne peut avoir autrement, une intimité qui aspire les gens. Je voulais commencer dans des salles où il y a cent personnes au maximum.

La suite de la tournée : ce soir au Rideau Rouge (Lasne), le 2 décembre au Centre Culturel d’Ans.

Notez déjà le Confluent Jazz au Delta (Namur) le 11 février, le 18 février à l’Open Music Jazz club de Comines et le 13 mai au Festival Jazz à Liège.

Fabrice Alleman
Clarity
Igloo Records

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin