Monk vu par Jason Moran
C’était il y a six ans : Jason donnait un formidable concert à Flagey, la reprise du concert de Thelonious Monk de 1959 au Town Hall de New York. Un concert auquel s’ajoutaient des images. Il avait été question dans cette interview d’une sortie future d’un album… On aimerait tant l’avoir sur sa platine !
Thelonious Monk aurait eu cent ans ce 10 octobre (2017). Pianiste majeur de l’Histoire du jazz, il inspire encore aujourd’hui des musiciens dans le monde entier. Jason Moran lui rendait hommage ce 27 octobre 2017 à Flagey.
«Monk, cela ne sonnait pas étrange… ça sonnait nouveau.»
À treize ans, vous vous êtes tourné vers le jazz en entendant « Round Midnight » de Monk. Qu’est-ce qui vous a touché dans sa musique ?
Jason Moran : J’ai joué du piano de six à douze ans, principalement du classique, par la méthode Suzuki, mais de temps en temps je m’essayais au boogie-woogie juste pour faire autre chose et quand j’ai entendu Thelonious Monk, cela ne ressemblait à rien de ce que je connaissais : cela ne sonnait pas étrange, cela sonnait nouveau. Cette musique m’a frappé, elle ne me semblait pas difficile comme Chopin, Listz, Tchaikowski ou Rachmaninov, mais elle sonnait comme une invitation pour moi, en tant qu’adolescent, à jouer sa musique le reste de ma vie.
Si on replonge dans la fin des années quarante, Thelonious Monk n’était pas très apprécié à la fois pour ses excentricités, mais aussi pour sa musique. Était-il trop en avance pour les autres musiciens de son époque ?
J.M. : Monk a inventé le bebop et il fait partie des maîtres-architectes de ce nouveau langage et la façon dont il l’a fait en utilisant toute l’histoire du piano est magnifique : il respectait Art Tatum, Fats Waller, James P. Johnson, Willie The Lion Smith qui étaient ses aînés, c’est une tradition dans le jazz d’écouter ceux qui vous ont précédés, cela fait partie du processus, de l’évolution. J’écoutais il y a peu Charlie Parker et Dizzy Gillespie au Minton’s qui jouaient « 52nd Street Theme», une composition de Monk, et on y sent quelque chose de différent dans sa façon de faire de la musique. Dire qu’il était en avance sur son temps, c’est une chose, mais il a aussi influencé tout le monde par la suite, Sonny Rollins, John Coltrane… Et récemment, j’ai entendu que six mois avant que John Coltrane ne meure, il a joué un de ses derniers sets de musique avec Thelonious Monk. Monk a influencé Coltrane juste comme Fats Waller et James P. Johnson l’ont fait pour lui.
«Monk a compris la relation qu’il y a entre le corps et la musique.»
À propos de Fats Waller, vous lui avez consacré un album, « All Rise » que vous avez décrit comme une « modern dance party ». À sa façon, Monk dansait aussi sur sa musique.
J.M. : Monk a compris la relation qu’il y a entre le corps et la musique. Il y a tellement de belles vidéos où on peut le voir danser. Il n’y a pas beaucoup de musiciens de jazz qu’on voit danser sur scène. Et il a permis à beaucoup de musiciens dans le monde de réaliser l’importance entre la musique et le corps. Quel que soit le pays d’où ils viennent, quel que soit le style de musique ou quelle que soit leur réflexion sur le rythme, des musiciens de Cuba, du Brésil, d’Inde sont capables de sentir l’influence de Monk et l’importance de leur corps dans leur musique, que ce soit une danse lente ou rapide.
En 2009, vous avez repris pour la première fois le concert de Town Hall lors du cinquantième anniversaire de ce concert. Qu’est-ce qui a inspiré ce choix ?
J.M. : La première chose c’est que des gens m’ont demandé de le faire, c’était à San Francisco au Festival de Jazz qu’on m’a demandé de reprendre le concert de Town Hall. Je connaissais bien sûr très bien le disque, mais je n’avais pas compris sa signification dans la vie de Monk ; beaucoup de choses se sont passées dans la vie de Monk pendant cette année 1959 que ce concert a symbolisée : c’est d’abord son retour à New York, c’est la première fois qu’il a l’occasion de se produire avec un aussi grand ensemble de dix musiciens, c’est un des rares concerts que Town Hall a consacrés à un musicien et compositeur noir, il y a eu Duke Ellington et Fats Waller avant lui, c’est donc un moment clé dans sa carrière. Cela montre non seulement qui Monk était, mais aussi comment New York et l’Amérique étaient : le début des grandes manifestations. Tout cela se passe dans le contexte de ce concert à Town Hall.
Vous intitulez ce concert « In My Mind : Monk at Town Hall 1959 » : expliquez-nous « in my mind ».
J.M. : Ce concert que j’ai d’abord présenté en 2009 pour son 50e anniversaire a nécessité de longues préparations. J’ai écouté beaucoup d’enregistrements, notamment sur les conversations de Monk avec son arrangeur Hall Overton, où ils parlent de l’ordre des solistes de cette version particulière de « Crepuscule With Nellie » à la fin du concert, et à plusieurs reprises, Monk employait l’expression « In my mind », et en préparant ce concert, j’ai voulu aussi présenter des aspects de sa vie, de sa vie privée, mais aussi de ma vie à moi. La phrase est plus une source de méditation sur le concert, une façon de placer le concert dans son contexte historique.
Lorsqu’on regarde une vidéo du concert de 2009, vous portez des écouteurs.
J.M. : Oui, nous écoutons la musique de Monk ! C’est dans l’esprit de « in my mind ». On écoute souvent la musique avec des écouteurs et en tant que musicien, vous vous placez à ce moment dans une situation où vous pratiquez la musique. Quand j’entre sur scène, je place les écouteurs et j’écoute le premier thème du « Town Hall Concert » qui est « Thelonious » et je joue avec lui, puis tout l’orchestre place ses écouteurs et joue avec Monk. Monk devient alors une espèce de coach pour nous, comme si nous pratiquions un sport. En l’entendant, nous jouons mieux.
Les morceaux du concert sont toujours repris dans l’ordre du concert de 1959 ?
J.M. : Oui, nous reprenons les morceaux chronologiquement, mais nous le faisons d’une façon différente.
Le concert est illustré par un montage audiovisuel, quelque chose que vous aimiez déjà pratiquer avec le Bandwagon il y a quelques années.
J.M. : Glenn Ligon a préparé les vidéos pour ce concert, avec de grandes images de répétitions pour ce concert, nous le voyons dans cet espace avec son orchestre, nous imaginons ainsi le reste de sa vie, sa famille, il vient de Caroline du Nord, ses grands-parents étaient esclaves, il fallait rendre le public conscient de sa vie. Glenn a aussi peint un tableau qui reprend les mots « in my mind ».
Vous-même avez été attiré par la mode et le soin apporté à vos tenues de scène.
J.M. : Je ne pense plus trop à ce que je porte aujourd’hui, je porte juste un tuxedo ! Lors de ce concert, j’enlève mon chapeau en pensant à Monk; il est aussi quelqu’un qui m’a appris beaucoup sur le style. On le connaît dans le monde entier pour ses couvre-chefs, vous le voyiez rarement sans.
Ce projet pourrait-il donner lieu à une sortie discographique ?
J.M. : Nous l’avons enregistré il y a une semaine, c’était vraiment un bon concert, et je pense qu’après dix années d’existence de ce projet, nous allons sortir quelque chose ! (Malheureusement, ce n’est toujours pas le cas… NDLR)
Merci Jazz’Halo et Geert Vandepoele pour les photos !