Mobilisation générale…
“I’m black and I’m proud. And I’m on my own”
par Kaboom
États-Unis, mitan des sixties. Bien que le combat pour les droits civiques ait porté ses fruits sur le plan législatif, l’Afro-Américain reste un citoyen au rabais, confiné dans des réserves urbaines ou des hameaux délabrés, tenu à l’écart de la manne économique comme des cercles du pouvoir. Prenant acte de ce désespérant statu quo, accompagnant l’émergence d’un Black Power de moins en moins conciliant, un nombre considérable de musiciens noirs – et pas les moins talentueux – tournent alors le dos à l’industrie du disque. L’envoient bouler, et en beauté. Brisent leurs chaînes dorées. Prennent le parti de l’émancipation et, partant, de la précarité. L’heure est au doigt d’honneur et au do-it-yourself. L’économie et l’écologie du jazz en sont toutes chamboulées. Les micro-labels essaiment d’une côte à l’autre, les disques se distribuent de la main à la main, les egos se diluent dans le collectif.
Après la création à Chicago, en 1965, de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) surgissent un peu partout des collectifs aux appellations si rébarbatives qu’elles en deviennent comiques, structures mélomanes et militantes tenant à la fois du big-band et de la coopérative, du comité de quartier et du cercle séditieux. Voire, dans un cas au moins (celui, gratiné, de l’Arkestra de Sun Ra), de la secte paramilitaire intergalactique. Car la libération vient aussi de la construction, entre mysticisme va-t-en-guerre et escapisme borderline, d’un imaginaire et d’une spiritualité qui ne doivent rien à l’homme blanc. Afrique profonde, Egypte ancienne : les racines, réelles ou fantasmées, exercent sur cette génération une attraction magnétique. Quant aux plus effrontés, ils n’hésitent pas à prendre en otage les mythologies WASP elles-mêmes, à l’instar d’un Sun Ra, dont l’afro-futurisme est au programme spatial ce que John Shaft sera bientôt à l’Inspecteur Harry. Lorsqu’en 1969, écœuré par l’Oncle Sam, l’Art Ensemble of Chicago dépose ses étuis en bord de Seine et boute le feu à la bohème locale, Paris devient l’autre plaque tournante (et chauffante) de ce jazz épris de liberté. Tandis que l’Hexagone assoupi se farcit Pompidou, sa jeunesse brait et batifole, voltige et vocifère. Et accueille en flux tendu exilés politiques et apatrides musicaux, débarqués des States, des DOM-TOM, de partout sur la mappemonde. Tout ce petit peuple bigarré s’emballe et s’insurge de concert, échange et collabore à qui mieux mieux, fixe l’instant sur des disques incandescents. C’est dans ce jazz entré en résistance et en lévitation, en transe et en ébullition, que Dig Deeper se propose ce mois-ci de vous plonger les oreilles.
A Message from the Tribe – An Anthology of Tribe Records 1972-1976 (Universal Sound 1996, réédité en 2010)
A Detroit, les années 70, c’est le début de la fin. L’industrie automobile commence à battre de l’aile chromée et la décennie dorée de la Tamla Motown (1961-1971) se referme brutalement. Bam. Motor City est morose. Detroit broie du noir. Et du nègre. Tout le monde, pourtant, ne baisse pas les bras. Au moment même où la ville entame son interminable déclin, Tribe entre en scène. Tribe, c’est d’abord un collectif gravitant autour du tromboniste Phil Ranelin et du sax ténor Wendell Harrison. C’est un label ensuite, autogéré par ses artistes. C’est un magazine enfin, le Tribe News View, trimestriel foutraque et énervé occupant la niche brièvement porteuse, quelque part entre Malcolm X et JCVD, de la “black awareness”. Epais mais moche, le livret voudrait se faire passer pour un fac-similé de ce brûlot bricolé.
Hélas, Tribe, c’est aussi une entreprise afro-américaine typique de l’époque : artistiquement ambitieuse, politiquement affutée mais commercialement peu viable. Le projet se casse la gueule au bout de cinq ans, sans avoir, faute de distribution, fait la moindre vaguelette en dehors de Detroit. N’empêche. En tout juste dix références (un single, neuf albums), le territoire défriché impressionne. Le son de Tribe, c’est d’abord un jazz souple et joyeux, un funk moelleux, chaleureux, qui étonne et séduit par son accessibilité. Le propos n’est pas pop – “Farewell to the Welfare” (“Bye bye, les allocs”) enjoint ainsi le 45 tours inaugural du label – mais les musiciens, vétérans de la scène locale, demeurent profondément marqués par leurs longues piges chez Motown. Rutilantes mécaniques aux boulons bien serrés, leurs grooves vous chopent par le slip pour ne plus vous lâcher.
David Durrah, Doug Hammond, Marcus Belgrave représentent la face plus expérimentale du label. Tête perdue dans les étoiles, ils frottent leurs instruments de prédilection (le piano, la batterie, la trompette) aux sonorités extra-terrestres du Moog, du melodica ou des synthétiseurs ARP. Ça donne un jazz vibrant et éthéré, enivré de vent solaire. Si le “Space Odyssey” de Belgrave fait honneur à son titre ambitieux, la toute belle découverte du disque, c’est Hammond. Superbement chantées et arrangées, “Wake Up Brothers” et “Moves” sont des ballades hors du temps, martiennes et pénétrantes. Cosy comme du Terry Callier lové dans un cratère lunaire. Sereines comme le chant d’adieu d’un astronaute hébété et ébahi, résigné dans son beau scaphandre satiné, qui regarderait la Terre s’éloigner, doucement, par le hublot d’un module en perdition, pirouettant vers l’infini.
Spiritual Jazz – Esoteric, Modal and Deep Jazz from the Underground 1968-77 (Jazzman 2008)
Avec cette compile défricheuse, sans doute pas la plus fendarde mais où chaque titre est magistralement contextualisé par de passionnantes notes de pochette, Jazzman active un compartiment secret de l’histoire du jazz. Où somnolaient depuis 40 ans quelques-unes de ses figures les plus marginales et les plus passionnées. Taulards à rayures et clochards en devenir, sidemen mystiques et siphonnés notoires, tous peu ou prou fidèles à la vision coltranienne selon laquelle tout dans la musique – rythmes et sons, souffles et silences, accords et désaccords – est une expression du sacré. Un peu comme en Afrique, continent qui tient ici une place centrale et pas seulement comme amulette de pacotille pour musiciens en mal d’authenticité. Là où aucune compile de la sélection ne manque de mettre en scène l’un ou l’autre Occidental saupoudrant un peu d’Afrique sur son jazz, on entend ici – c’est plus original – des percussionnistes sénégalais et sud-africain, un cousin nigérian de Gil Scott-Heron, un major égyptien et son big-band incorporer beaucoup de jazz à leur Afrique.
Cette religiosité pas chiante, cet animisme musical, on nage dedans, ils sont partout. Dans l’ample morceau d’ouverture, par exemple, premier mouvement d’une messe jazz signée James Tatum. Dans la quête de réconfort, de rédemption qui sous-tend le défoulatoire “Psych City”, enregistré sous les barreaux par des détenus du pénitencier de l’Ohio. Ou dans l’outsider jazz de Leon Gardner, dont le parlando confus évoque le soliloque essoufflé d’un clodo schizophrène. Le plat de résistance s’inscrit lui aussi dans cette veine : longue prière introspective et hypnotique, “The Will Come, Is Now” ouvre en 1975 le seul album enregistré sous son nom par Ronnie Boykins, bassiste estimé aux côtés de Sun Ra, d’Art Blakey ou de Don Cherry mais leader hésitant et torturé, que seule la prémonition de la mort pousse à sortir un disque perso. Et, de fait, Boykins disparaît peu après, à seulement 44 ans. Baigné par l’influence diffuse et bienveillante de Trane, le “spiritual jazz” apparaît ici comme un courant métissé, sensible et cérébral. Subtilement politique, aussi, lui qui fait de la révolution intérieure un préalable indispensable à toute réforme de la société. Caricaturé par ses contemporains qui lui accolent l’étiquette infamante de “jazz hippie”, il ne cessera pourtant d’accompagner et de nourrir, souterrainement, toutes les révoltes qui agitent alors la musique noire.
Rhythm & Sound – Revolutionary Jazz & The Civil Rights Movement 1963-82 (Soul Jazz 2009)
Freedom, Rhythm & Sound, c’est d’abord un luxueux bouquin, à s’offrir si on a les sous et une table solide pour l’y poser. Un pavé – ou une dalle plutôt, vu le format 33 tours – compilant les pochettes les plus marquantes d’un jazz indépendant qu’explorent par ailleurs en long et en large les deux volumes bien tassés de la compile du même nom. On est touché par cet art autarcique et approximatif, par ces visuels d’avant l’informatique composés à la colle et aux ciseaux, par ces bandes de titre posées de traviole par-dessus de grosses joues moites et des pyramides sous-exposées.
La musique est raccord : corsée, retorse, belle et rebelle, stylistiquement éclatée. Heureusement, les gens de chez Soul Jazz maîtrisent mieux que quiconque l’art délicat de la compilation et n’ont pas leur pareil pour construire une tracklist à partir du matériau le plus disparate. De l’aboiement au zither, la liste des ingrédients a beau couvrir tout l’alphabet, Freedom, Rhythm & Sound n’en recèle pas moins plusieurs séquences superbes et pleines de sens. Ainsi, de l’enchaînement de la “Drinking Song” fébrile et chaloupée de Gary Bartz (comme une dernière biture avant le grand soir : “Never will be a revolution / While you’re drinkin’ wine”), du percussif et percutant “3 in 1” de Pheeroan Ak Laff et des orchestrations puissantes de “Yes Lord”, péplum blaxploitation du Hastings Street Jazz Experience.
Révolte, baston, apothéose : le tout sonne et résonne comme les trois temps d’une révolution réussie. De même, autre collage génial, les “Shadow Sculptures” de Joe McPhee & John Snyder prolongent-elles idéalement le “Nuclear War” de Sun Ra. L’électronique mutante et déglinguée du duo, ces cuivres éreintés sonnant le tocsin sous une pluie de cendre radioactive suggèrent en effet de saisissante façon la désolation promise sur un air de swing et à grand renfort d’obscénités par le grand maître du free-jazz co(s)mique.
Mobilisation générale – Protest and Spirit Jazz from France 1970-1976 (Born Bad 2013)
Les punks érudits de Born Bad s’associent ici avec Digger’s Digest, Indiana Jones du jazz hexagonal, pour proposer la BO frondeuse de l’après-Mai 68. Années de feu, années de plomb, années exaltantes et dures, où la chanson engagée se frotte, la coquine, à toutes sortes de musiques libres, incandescentes et exotiques. Sur une compile bavarde et furibonde, où à vrai dire ça ne rigole pas des masses (populaires), on s’entiche d’abord des deux chansons un peu rigolotes. Il y a d’emblée “Je suis un sauvage” d’Alfred Panou: une authentique découverte. Étoile filante de la galaxie Saravah, dégottée au cafetard par Pierre Barouh et ramenée dare-dare au studio, ce Togolais goguenard et militant auto-proclamé du “blague power” égrène au gré d’un slam décousu mais plein de charme punchlines momolles et aphorismes foireux. L’écrin musical est par ailleurs de toute beauté: les passages chantés s’avèrent une merveille de blues africain tandis que, tout du long, les cuivres dissonants de l’Art Ensemble of Chicago soupirent et s’étranglent génialement. Dans la foulée, hilare et suffoqué, on redécouvre le “C’est normal” de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, sa charge militante, la protest-song imparable planquée sous le sketch loufoque. Comme si Hara-Kiri parodiait C’est pas sorcier pour dénoncer les conditions de logement des laborieux, des basanés et des improductifs. Du très grand art subversif ! Pour le reste, les trésors se déterrent au prix de quelques crispations. Des tribuns s’en prenant sans humour à d’obscures circulaires, des prophétesses grandiloquentes et surannées, du sous-Ferré saoulant. A la première écoute, tout cela semble formidablement daté et, pour tout dire, plutôt barbant. L’essentiel, toutefois, ne réside pas dans le détail de combats désuets mais dans la façon dont s’exprime sur le plan musical l’esprit de révolte qui les porte. Et ouf, la musique compense, on a quand même bien fait de traîner ses espadrilles à la manif. Même quand la sélection, pointue, fait les vide-greniers, il n’y a pas grand-chose à jeter, fût-ce à la tête d’un CRS. La poursuite forcenée d’une beauté radicale passe ici par de riches instrumentations, que dominent le sax, la flûte et de chouettes instruments typiquement seventies, comme le Rhodes ou le clavecin électrique. Par une tension de tous les instants, aussi, un feu nourri de percussions que prolongent régulièrement de longues codas hypnotiques. Martial et sensuel, le message est clair: faites l’amour ET la guerre.
Freedom Jazz France (Heavenly Sweetness 2013)
Quand l’émeute échoue, il reste l’utopie. Paupières closes, poing desserré : la révolution, ici, se fait intime, apaisée, presque douillette. Fi des cortèges castagneurs et des doléances vociférées tambour battant. Place aux voyages immobiles et aux chimères musicales. Débusqué par la maison Digger’s Digest, encore elle, dans les endroits les plus inattendus (librairie musicale, disque caritatif, théâtre d’avant-garde…), chacun des titres choisis exhale une douce ferveur, secoue et cajole les neurones. Le cosmopolitisme est l’autre axe fort de cette compile. Le casting frappe et réjouit par son métissage extrême. Il y a bien sûr le quota attendu d’Américains à Paris. Et ils ne sont pas venus prendre des photos de la tour Eiffel : la “Creole Girl” de Noah Howard ensorcelle, le “Note So High” de Stella Levitt touche au sublime. Ailleurs, les musiciens sont martiniquais, guyanais, guinéens, catalans, talentueux. Il y a un flûtiste aveugle et un Octet de Dreux, dans le 28. Nicole Croisille et le Big Bazar (oui oui, Nicole Croisille et le Big Bazar) posent d’épaisses couches de chœurs hippie sur un spoken-word sioniste ! Carrément. Dans ses fulgurances comme dans ses aspérités, Freedom Jazz France est le reflet d’une époque bouillonnante et un peu what-the-fuck, pleine d’élan et de bizarreries.
Spécialiste de rien mais curieux de tout, Kaboom propose avec “Dig Deeper” une plongée mensuelle dans l’univers fascinant des compilations musicales pour Radio Rectangle.