Charles Dekeukeleire ‐ Seppe Gebruers au Bozar (26/02/24)
Palais des Beaux Arts a/k/a Bozar lundi 26 février, salle M. Un film expérimental du pionnier Charles de Keukeleire, « Histoire de Détective » (1929), « accompagné » – commenté par le pianiste Seppe Gebruers avec deux grands pianos accordés au quart de ton. Pour les non-initiés à la microtonalité, le piano de droite est accordé avec un décalage dans le grave d’un quart de ton. Jouer de la sorte est devenu une spécialité de Seppe Gebruers comme en témoigne son triple CD « Playing with Standards » (El Negocito Records) où des brochettes de standards du jazz sont déniaisées – transformées à l’aide de deux pianos en vis-à-vis au quart de ton, pour une musique intense, granitique, mystérieuse et implacable. Un livret -programme nous est confié à l’entrée contenant une brève présentation bien circonstanciée et un texte de Charles Dekeukeleire, Vers une libération du cinéma (1932).
Il s’agit d’un film muet proche du surréalisme. Le couple de Jonathan bat de l’aile et il fait des fugues. Son épouse recrute un détective pour le poursuivre muni d’une caméra qui filme ses pérégrinations solitaires à Bruxelles, Ostende, sur la plage et dans les dunes, à Bruges, à Luxembourg et au barrage sur la rivière Sûre. Une dérive muette d’images audacieuses, mouvementées et concentrées sur une vision optique fascinante que seule, la caméra noir et blanc, avec mouvements et angles inédits, peut nous faire découvrir avec sous-titres et commentaires graphiques, en noir et blanc, à l’appui. On y voit des tours d’église penchées, les flots d’un cours d’eau, des personnes ou le trafic la tête en bas, des mouvements de caméra assez dingues, Jonathan escalader une falaise ou son épouse en gros plan contre-plongée etc. C’est sans nul doute la matière visuelle idéale pour alimenter l’imagination et la créativité du pianiste. Déjà, les timbres et la résonance curieuse voire « caverneuse » spécifique de deux pianos au quart de ton nous changent radicalement de la sonorité du piano classique ou de pianistes de jazz tels Bill Evans, Bud Powell et Earl Hines. Aurait-on accordé ces deux pianos au tiers de ton ou au demi-ton, la sonorité des deux pianos eût été assez, voire très différente. Seppe actionnant les touches de chacun des deux pianos simultanément, il se produit des interférences vibratoires qui transmue la sonorité des fréquences des notes de chaque piano, l’un étant « faux » par rapport à l’autre, même si l’accordeur a essayé de régler autant que possible la valeur des intervalles.
Il s’en suit une sonorité brute, métallique, presque agressive et qui se révèle le parfait complément sonore de ce film sombre. Une chimie des sons lunaires, industrielle, grinçante… Les mouvements du jeu du pianiste, les clusters, les accords, les passages mélodiques, les vagues de notes qui répondent à celles des flots créent un contrepoint mystérieux et fascinant face aux images les plus folles, les plus audacieuses et les plus décousues. Pour ce faire, Seppe Gebruers a découpé son propre scénario musical, une suite de moments, de pièces bien construites ou de séquences qui paraissent « libres » pour créer des narratifs musicaux qui s’interpénètrent avec le film et ses images, les commentent, et en soulignent la dérive poétique avec une authenticité indubitable et un vécu intense, même si sa démarche paraîtrait distanciée.
Le livret présente notre pianiste comme étant à la fois un pianiste de jazz et un pianiste de musique contemporaine. J’ajouterais que le sens profond de sa démarche et les sons qu’il recherche avidement le rapprochent plus des musiciens et pianistes de la libre improvisation « européenne » comme l’extraordinaire Fred Van Hove, Alex von Schlippenbach, Irene Schweizer et… ou des phénomènes comme Conlon Nancarrow ou Charlemagne Palestine.
D’ailleurs, Fred Van Hove jouait avec des films muets il y a presque 50 ans, même avec Laurel et Hardy.
Un pianiste belge original à suivre absolument.
N.B. : le concert a été enregistré et la musique sera ajoutée au film disponible sur la plate-forme Avila, partenaire de l’événement.
Seppe Gebruers
Playing with Standards
El negocito