Félix Zurstrassen, La somme des rencontres
Après la sortie de « Elusive », superbe album de Félix Zurstrassen, une rencontre s’imposait.
Félix, comment le titre de l’album précédent est-il devenu le nom du groupe ?
Félix Zurstrassen : « Nova » était d’abord le titre d’un morceau du premier album qui est devenu le titre de l’album. Et puis j’ai rencontré Kit Downes avec lequel on a fait une petite tournée où on a testé plusieurs formules notamment sans Ben (Van Gelder), juste avec piano et guitare. Vu que ça fonctionnait super bien et que Kit était intéressé de jouer avec nous, je l’ai invité à nous joindre sur le « Jazz Tour » qui avait été postposé suite au covid. À la fin de la tournée, je me suis dit que tout fonctionnait bien et que c’était le moment de se lancer dans l’aventure d’un nouvel album. À ce moment-là, j’avais déjà écrit une partie du nouveau répertoire, quatre ou cinq morceaux. Pour en arriver à la question, j’aime avoir un nom de groupe, de collectif, car même si je dirige tout, que j’écris la musique, je trouve que la manière dont ça sonne fait plus que c’est un groupe. Et donc, simplement mon nom est devenu « NOVA » qui définit le nom du projet.
«Avec Kit Downes, ça a été une sorte de coup de foudre musical et humain.»
Le choix de Kit, c’est une opportunité ?
F.Z. : C’est d’abord une question d’affinités. Quand on a eu ce concert en Gaume, Nelson Veras devait rentrer au Brésil : soit il fallait trouver un guitariste, mais ce n’était pas facile de trouver quelqu’un qui allait se fondre dans le projet, soit il fallait penser à autre chose et j’ai choisi le piano. Pour moi, quand il faut remplacer quelqu’un, c’est une opportunité de faire de nouvelles rencontres, écouter ce qui se passe en Europe et j’ai commencé à écouter ce pianiste que je ne connaissais pas; j’ai adoré sa musique, je l’ai contacté et il a répondu très favorablement. À cette époque, il fallait un test PCR très coûteux pour entrer en Angleterre, et comme Kit avait une série de concerts en Europe cet été-là, il est resté en Europe pour éviter les allers-retours coûteux. Je lui ai proposé un pied-à-terre chez moi à Bruxelles pendant sa tournée. On a passé une semaine ensemble pour préparer un concert, ce qui n’arrive jamais : en général, les musiciens arrivent le jour du concert et repartent le lendemain, et on a eu l’occasion de faire connaissance. Et ça a été une sorte de coup de foudre musical et humain : je ne devais pas parler, on avait des influences communes et je trouvais dans son jeu beaucoup de choses qui me parlaient. Pour lui, ça a été tout de suite naturel de jouer ma musique et moi, de l’entendre comme ça, c’était trop bien !
J’imagine que ça a dû être un peu la même chose avec Nelson Veras qui tourne un peu dans le même univers.
F.Z. : C’est vrai qu’on pratique un jazz assez ouvert avec des sonorités contemporaines; ce sont des gens qui mélangent beaucoup d’influences et qui ont de fortes personnalités musicales.
Le leader d’un groupe est souvent mis en avant, ici ce n’est pas le cas. Ici, tu l’es en tant que compositeur, car il y a peu de solos de basse sur l’album.
F.Z. : Oui, c’est dans mon caractère. Comme tu le dis, le fait que j’écrive la musique fait que je suis déjà très présent dans le projet. Ici, j’aime garder ma position de bassiste dans le groupe, et ce n’est pas parce que le bassiste est leader qu’il doit prendre une place pas toujours appropriée à la basse. Marcus Miller est un grand musicien et chez lui la basse est dominante, il joue les thèmes. C’est une vision qui a bien fonctionné pour lui. Dans mon projet, j’aime être là à l’endroit où il faut, et c’est comme ça que j’aime jouer ma musique.
Pourquoi la basse électrique uniquement ?
F.Z. : J’ai beaucoup joué de la contrebasse ces dernières années, mais dans ce projet avec Nelson, j’ai privilégié la guitare basse. J’ai l’impression qu’il y a dans le son quelque chose de plus à créer. Dans l’esthétique jazz en général, la contrebasse reste très dominante, et il y a peu de figures dans une musique qui reste acoustique où la basse électrique est présente, je pense qu’il y a une forme d’originalité qui se dégage par rapport à ça… Et puis ça reste mon premier instrument avec lequel je m’exprime le mieux. Au-delà de ça, il y a aussi un aspect plus pratique : tourner avec une contrebasse, ça prend la place d’un musicien dans la voiture. Esthétiquement, la basse électrique permet une polyvalence que j’aime bien : un morceau comme « Piece for Ape », je ne l’imagine pas à la contrebasse, ça ne marcherait pas. Ça me permet d’apporter des sonorités différentes.
« Piece for Ape » bien sûr, c’est pour Antoine.
F.Z. : En effet, j’ai voulu lui laisser de la place sur ce morceau, j’ai pensé à lui en l’écrivant, c’est très rythmique et très jovial, il peut exprimer son jeu.
N’y a-t-il pas aussi un petit côté Aka Moon ?
F.Z. : C’est possible : Aka Moon reste une grande influence à un moment de ma vie. La musique de ce morceau a un côté un peu folk années 70.
«J’ai la chance dans ce projet de jouer avec des musiciens qui ont une grande capacité de versalité.»
Pas mal d’influences aussi sur l’album ?
F.Z. : J’ai l’impression dans ce projet de pouvoir jouer de manière très qualitative : on peut jouer du swing, mais aussi plus moderne, plus groove, plus free. J’ai la chance dans ce projet d’avoir des musiciens qui ont une grande capacité de versatilité, de pouvoir adapter leur discours à différents styles sans nécessairement être dans une seule direction. C’est une des qualités de ce groupe : peu importe le style qu’on veut mettre dans un morceau, chacun y met de toute façon sa personnalité.
Il y a même un thème à la Chick Corea, très latin !
F.Z. : Oui, carrément !
« Epilogue » a-t-il été composé pour Kit Downes ?
F.Z. : « Epilogue » descend directement du morceau précédent « East Man », il y a un lien. L’ai-je composé spécialement pour Kit, je ne sais pas. En tout cas, c’est un morceau où je voulais mettre le piano au centre. Je savais que ce serait joué par lui, voilà. « East Man », j’ai plutôt pensé à l’esthétique de Tigran Hamasyan. Les idées viennent en écoutant, sans nécessairement que je retranscrive des choses, mais je m’imprègne de leur univers. Ici, il y a le piano très central dans « East Man ».
« Epilogue » m’a fait penser à Kit parce que lors de son interview, il m’avait parlé de l’influence de l’apprentissage de la musique à l’église, et « Epilogue » a un côté très recueilli.
F.Z. : C’est vrai c’est très recueilli, et puis il y a l’idée de la batterie sur ce morceau : je n’aime pas quand je compose avoir une idée fixe de la façon dont ça sera joué, j’aime bien de laisser ouvert, et puis que chacun amène ce qu’il entend. Quand on parle, on influence fortement les choses, il faut faire confiance aux musiciens, les laisser développer leur inspiration. Là, on jouait et Antoine a eu cette idée de batterie qui joue un swing très lent, puis Nelson qui survole le tout.
Comment ça se passe en studio ?
F.Z. : En général, il n’y a pas tellement de prises : « Elusive », une seule prise, en général entre deux et quatre, quasiment pas de montage. Pour « East Man », l’intro a été ajoutée après. Il n’y a pas d’overdub. L’album sonne comme il a été joué en studio. Mes solos c’est première ou deuxième prise, la première intention est souvent la meilleure.
Décrocher ces musiciens pour une tournée, pas facile…
F.Z. : Ce qui m’intéressait avec ce projet était d’ouvrir les frontières. On a eu une belle tournée en Belgique, une date à Paris, puis à Dudelange où Jeff Ballard remplace Antoine et Aaron Parks remplace Kit. C’est un musicien qui sent qu’il pourra s’exprimer dans cette musique. J’ai la chance d’être une tête d’affiche avec deux stars américaines ; ça permet aussi de crédibiliser le projet à l’international.
Une dernière chose : alors que beaucoup écrivent ou font écrire un texte pour le livret, toi tu consacres une page entière aux remerciements !
F.Z. : J’ai voulu exprimer pourquoi je remerciais les gens. On passe beaucoup de temps à travailler seul, mais c’est aussi une aventure humaine très large. Ce qui fait que c’est possible de proposer un album de cette qualité, il faut dire que c’est la somme de rencontres.
Nova en concert : le 30 avril au Théâtre Marni (Bruxelles), dans le cadre de l’International Jazz Day et le 11 mai à Dudelange (Luxembourg), avec Aaron Parks et Jeff Ballard.
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