
Tom Bourgeois : la vie de Lili
Tom Bourgeois découvre Lili Boulanger et sort « Lili », un album très personnel aux frontières du jazz, de l’impressionnisme et de la musique improvisée. Le saxophoniste nous en parle avec enthousiasme.
«Je me demande comment je suis passé à côté de cela !»
Comment la musique de Lili Boulanger est-elle arrivée à vos oreilles ?
Tom Bourgeois : J’ai un ami très proche, avec lequel on se partage des pépites. C’est complètement spontané : alors qu’il rentrait d’un concert, il a branché la radio, et il est tombé sur un duo. Je ne sais pas si c’était vers une heure du mat, mais il m’a dit : « Ah, j’ai pensé à ta musique, tu devrais aller découvrir ça. C’est une compositrice, je n’ai jamais entendu parler d’elle, mais il paraît qu’elle a fait des trucs chouettes. » Je clique sur le lien YouTube et j’écoute le morceau vingt fois de suite ! Même période que Debussy et Ravel, c’est vraiment celle qui me plaît beaucoup, l’impressionnisme. Et je me demande comment je suis passé à côté de ça, comment on ne m’en a jamais parlé, j’ai fait quand même pas mal de compos, j’ai pris des cours et je suis complètement passé à côté de ça !
Quel a été le processus pour le choix des pièces, leur adaptation ?
T.B. : En fait, c’est quand même assez organique, ma démarche. Déjà, j’ai beaucoup creusé sur sa musique, avec YouTube et un site qui s’appelle IMDB où on peut trouver toutes les partitions… Pour le peu d’années qu’elle a vécu, il y a beaucoup de musique, mais on peut quand même en faire le tour après quelques mois. Ça m’a permis d’avoir une vue d’ensemble. Ensuite, je pense que j’ai pris un morceau et que j’ai commencé à l’arranger en me disant : « Ah, c’est chouette, peut-être que je ferais bien une petite session avec ça, de quelques heures, avec quelques musiciens, juste pour voir. » Et puis ça m’a plu, donc c’était un peu le processus. J’ai fait plusieurs petites sessions où, à chaque fois, j’amenais de la nouvelle matière.
Et pourquoi ces musiciens ?
T.B. : C’était parce que je n’avais jamais beaucoup joué avec eux ! J’avais envie de me sortir un peu de ma zone de confort et de me dire : « Tiens, untel et untel, j’ai vraiment envie de jouer avec eux, essayons ! » C’était un peu l’occasion. Chacun a sa finesse, j’ai pensé à eux pour ce projet-là, parce que je pensais que ça allait marcher. Pendant les sessions, c’était presque instantané, j’étais même étonné parce que le processus de composition et de réarrangement est long. J’ai lu aussi presque tous les livres qu’on peut trouver sur cette compositrice. Voir que ça matchait si fort en une session, ça m’a poussé à continuer. Si ce n’était pas probant, je ne me serais pas forcé à faire un album…. Ça résonnait en fait… Et avec un peu de recul maintenant, je crois que le mot qui guide tout ça, c’est vraiment l’idée de résonance. C’est de se dire que cette musique, qu’elle a écrite, a vraiment fortement résonné quand je l’ai découverte. Se sentir lié à quelqu’un dont j’ignorais l’existence, dont j’ignorais la musique. Il y a une petite anecdote aussi : sur YouTube, je suis tombé sur un prof de compo en Nouvelle-Calédonie qui a fait deux analyses d’un de ses morceaux. Il commence par tel accord, il me le joue, et là j’ai un frisson, c’est l’accord que je venais de finir pour une compo à moi ! Exactement le même voicing, c’est-à-dire le même empilement de notes. C’est fou d’être connecté à ce point, alors que je ne la connaissais pas. Toute cette idée de résonance, je crois que c’est vraiment ça.
«Je fais rarement des calculs, je suis guidé plus par l’intuition et l’envie.»
Et comment s’est construit le groupe ?
T.B. : C’est très personnel comme démarche au final. Le line-up est venu assez naturellement. J’ai découvert Vincent Courtois complètement par hasard aussi, par un album qui s’appelle « West ». En l’écoutant, il y avait des morceaux que j’aurais pu écrire. J’ai décidé de lui écrire sans savoir s’il répondra. Ça lui a parlé, on a fait une journée de répétition, et on a enregistré l’album. C’était comme si on avait déjà tourné avec cette musique. Quant à Véronika, on se connaît bien. C’était une évidence pour moi de lui demander de participer à l’album. C’est quelqu’un qui a une telle souplesse dans tout ce qu’elle fait. Je fais rarement des calculs, je suis guidé plus par l’intuition et l’envie. Et quelqu’un qui laisse la place aussi à la spontanéité.

Tom Bourgeois © Robert Hansenne
Justement, quelle est la part de l’improvisation ?
T.B. : Il y a tout de même pas mal de parties improvisées dans les morceaux. J’ai déjà des journalistes qui m’ont dit qu’ils ne savaient pas trop faire la différence entre ce qui était écrit et ce qui était improvisé. Et tant mieux, c’est aussi des fois l’envie de se dire qu’on part peut-être juste d’une mélodie, ou des fois de trucs plus touffus. C’est quelque chose que je fais dans beaucoup de mes projets : j’écris beaucoup, je compose beaucoup. Et j’essaie de ne pas étouffer tout ça, de trop écrire, j’essaie de laisser de l’espace.
Au départ, est-ce que tout est inspiré par des pièces qui ont été écrites par Lili Boulanger ?
T.B. : Oui, plus ou moins. Il y a un morceau ou deux où on reconnaît clairement le thème, c’est assez littéral. Il y a des choses qui sont très empruntées. Et c’est aussi un peu le jeu. Un contrebassiste qui est basé à Paris et qui s’appelle Stéphane Kerecki a fait un album sur la « Nouvelle Vague ». Je me suis refait tous les films en essayant de deviner quelles musiques il a repris. Chez moi, il y avait un peu cette idée d’aller réécouter ces trucs-là plus tard. C’est une démarche qui me plaît : parfois, on découvre quelqu’un par le biais de quelque chose d’autre qui n’a rien à voir, par un film, par un livre… Et après, on plonge là-dedans.
En en faisant quelque chose de personnel.
T.B. : L’idée, c’était plus de se dire qu’elle est vraiment à nous, cette musique. Ce n’est pas juste un emprunt. Mais on a le droit de faire ça aussi. Et puis on reste dans l’esprit de la musique originale…
«Il y a une force qui se dégage de la musique de Lili Boulanger, qui est complètement jazz.»
En effet, je trouve aussi.
T.B. : Tant mieux, moi aussi. Je trouve que c’est hyper fort, hyper sombre, et aussi incantatoire sa musique. Très Coltrane, en fait…
Tu n’y as pas fait allusion, mais tu sais que les Frères Belmondo ont sorti un album « Hymne au Soleil » sur les musiques de Lili Boulanger ?
T.B. : Oui, je l’ai découvert quand j’avais presque fini d’écrire l’album. Je me suis demandé si je devais le faire ou pas. Et puis je l’ai écouté, c’est très léché, c’est très beau, mais ce n’est pas du tout ma démarche. Ça m’a rassuré, je suis complètement en paix avec ça. C’est vraiment très bien écrit, mais c’est très littéral, c’est réarrangé, Tant mieux, parce que ce n’est pas du tout la piste que j’ai suivie.
ll y a aussi la présence de Véronika qui fait que c’est fort différent. Il y a une voix, il y a un texte.
T.B. : Voilà, pour les textes de Lili Boulanger, c’est le seul truc qui ne me parle pas. C’est Lili Boulanger et c’est vrai que tous ses textes sont des trucs religieux. Et donc, il me fallait d’autres textes qui racontent autre chose aussi. J’ai quand même gardé la plupart des titres originaux, même quand ce sont des compos à moi.
Tu t’es plongé dans la vie de Lili Boulanger ?
T.B. : J’ai lu plein de critiques, d’écrits sur elle. C’est tragique, son histoire, mais je pense que ce qui me touche le plus, c’est ce feu intérieur, comme dans Charlie Parker en fait. On sent qu’il se brûle les ailes quand il joue. Et on le sent aussi très fort dans la musique de Lili. Moi, je pense que si elle a pu écrire tout ça, c’est justement parce qu’elle savait qu’elle n’avait pas beaucoup de temps devant elle (Lili Boulanger est décédée à l’âge de 24 ans – NDLR). Après, j’ai bien creusé dans l’histoire de sa vie. On peut quand même trouver quelques bouquins. On pourrait en faire des romans. Il y a des trucs tragiques dedans. La fin de sa vie, ses quatre dernières années, elle souffre. Et c’est la 1ère guerre mondiale. Elle meurt juste avant la fin. C’est quand même vraiment super noir. Il y a une force qui se dégage de sa musique qui est complètement jazz.
En concert au Gaume Jazz le 8 août, les invités de l’album seront présents.
Tom Bourgeois Quartet
Lili
Igloo Records / BMC