Malta Jazz Festival 2025 : notre reportage

Malta Jazz Festival 2025 : notre reportage

Lukmil Perez © Stephen Buhagiar

Depuis 1990, le festival de jazz à Malte s’est forgé une belle réputation. Avec des hauts et des bas. Depuis quelques années, il a renoué avec une programmation plus exigeante qui n’a jamais cessé d’attirer un public de plus en plus nombreux. Étalé sur une bonne semaine, du 7 au 12 juillet, il se partage entre le City Theatre, dans le centre-ville de La Valette, et une grande scène en plein air sur le Ta’ Liesse, au bord du Grand Harbour de la capitale. Bien sûr, des jams sont également organisées dans le minuscule et néanmoins dynamique club Offbeat sur Merchants Street.

Mardi 8 juillet

Le soleil tape très fort sur l’île en ce début d’été. Cependant, il fait très frais dans la salle du City Theatre de La Valette. L’airco fonctionne à fond pour contrer la température extérieure qui atteint les trente-huit degrés.

Derrière sa batterie, Lukmil Pérez est venu présenter son dernier album (et premier en tant que leader) : « Airotele Ona – Croisées inattendues ». Il est accompagné de Felipe Cabrera (cb), Irving Acao (as) et de l’étonnant trompettiste Cubano-Espagnol Jorge Miguel Vistel Serrano. On commence en douceur avec « If », sur un drumming feutré, des sax et trompette veloutés et une contrebasse qui égraine le temps avec profondeur. Et c’est pour mieux en découdre ensuite avec les rythmes impairs et les échanges tranchants de « Alle Nenge ». Le quartette est fidèle à la proposition du disque qui veut croiser les diverses influences, musicales et culturelles, qui ont fait de Lukmil ce qu’il est. La chaleur de la clave, les ondulations swinguantes et les sinuosités abruptes d’un jazz très contemporain se mélangent avec maîtrise et intelligence. Si Irving Acao lâche de flamboyants solos, Jorge Miguel Vistel Serrano impose un jeu vif et très inventif à l’articulation particulière et très personnelle. Lukmil Pérez, lui, apporte la preuve que l’on peut danser, se trémousser vivement ou langoureusement sur des métriques pas toujours simples. Il suffit de faire confiance à son corps et de se libérer l’esprit.

Mercredi 9 juillet

Au même endroit, le lendemain, c’est le trio du pianiste français Franck Amsallem qui investit la scène. Un tempo à la Ahmad Jamal rythme « Blue Gardenia », puis c’est « From Two to Five » qui se décline up-tempo. Gautier Garrigue (dm) et Viktor Nyberg (cb) assurent une rythmique soudée et réactive. Franck Amsallem prend le temps de présenter et contextualiser chaque morceau de son dernier et excellent album « The Summer Knows ». Il reprend alors « La chanson d’Hélène », « Un été 42 » ou encore sa propre compo « Coton Trails ». Le pianiste utilise les fondamentaux du jazz, ceux qui définissent (si on peut la définir) cette musique magique, unique et pourtant toujours renouvelée. Le dialogue est parfait, inventif, il coule de source car il est « vrai ». La main du pianiste est ferme, les attaques sont franches. Les interventions des musiciens sont sans « fioritures » inutiles. Le timing du bassiste s’enroule autour d’un drumming subtil et fougueux à la fois. Le trio esquive l’évidence et garde l’essence. Et, comme pour nous rappeler que le soleil a bien chauffé les pierres de La Valette, le trio nous offre, en coda et très à propos, un « Summertime » en mode blues brûlant. Un bonheur de jazz.

Franck Amsallem Trio © Joe Smith

Pour des raisons de « conflit d’agenda », je rate le concert de Rebecca Martin, Larry Grenadier et Bill McHenry. Petit regret car la chanteuse américaine ne se produit que très rarement hors des States. Pour se consoler, on se retrouve tous dans le petit club Offbeat, qui déborde de partout. C’est le pianiste américain Richard Sears, installé maintenant à Paris, qui, entouré de Matteo Bortone (cb), Jesus Vega (dm) et Sandro Zerafa (guitariste et programmateur du festival), mène la jam qui s’étirera jusqu’aux petites heures du matin.

Vendredi 11 juillet

Cette fois, c’est en extérieur et sur les rives du Grand Harbour, face à la Méditerranée, que l’on se donne rendez-vous. Là, se dresse la grande scène. Il faut chaud, il fait doux. Les paquebots de luxe et les Luzzus (petites embarcations typiques maltaises) croisent au large tandis que quelques feux d’artifices éclatent sur l’autre rive (les Maltais profitent de n’importe quelle occasion pour tout célébrer et faire la fête).

C’est le trio local, dont quelques noms ont déjà résonné à nos oreilles (comme le pianiste et leader Paul Giordimaina, Guzé Camilleri (dm) ou encore l’excellent contrebassiste Oliver Degabriele) qui ouvre le bal. Le Trio Sfera propose un jazz énergique et solaire. Le toucher du pianiste est alerte et précis, mâtiné de quelques pointes de romantisme, le drumming est ferme tandis que la contrebasse, elle, est incisive. Après « Camilla », le swinguant « Blues for BB » et l’hommage à Charles Gatt (l’homme qui est à l’origine, en 1990, de ce festival), deux guests montent sur scène : Alex Bezzina à la trompette, puissante et claire, et Rino Cirinnà au sax, dans l’esprit de Rollins. L’énergie est alors décuplée et le plaisir partagé.

Sfera Trio & Guests © John Smith

Vers vingt et une heure, c’est au tour du quartette de Peter Bernstein d’investir le grand podium. La mise en place est immédiate et révèle le sens inné des mélodies et d’un swing tout en retenue. Bernstein, c’est la guitare jazz dans toute sa tradition. Un minimum d’effets : tout est dans les doigts. Il est soutenu (et bien plus) par une rythmique soudée qui se trouve les yeux fermés (Doug Weiss (cb) et Bill Stewart (dm)). Les cordes claquent avec rondeur et le drumming éclatant n’en est pas moins élégant. Et puis, il y a Danny Grissett au piano, souvent en contrepoint du guitariste (éblouissant dans son solo sur « Love For Sale »). Comme si, en déplaçant le « centre de gravité » des standards, le quartette arrivait à ajouter la surprise à un groove omniprésent. « Simple as That » ou « The Dragon Zone » se déploient et se développent avec une évidence et une grâce infinie. Bien que ce jazz, quand même assez intimiste, est idéal pour les clubs, le quartette arrive à offrir un supplément de magie sur la grande scène, dans cet endroit idyllique. « All Blue » ou encore « Newark News », aux accents calypso, en sont les confirmations.

Peter Bernstein Quartet © John Smith

Michael Mayo © Marija Grech

Pour clore cette belle soirée : léger changement de registre avec le chanteur neo-soul et R&B venu tout droit de Los Angeles, Michael Mayo. Avec beaucoup de charisme et de décontraction, il ne met pas longtemps à convaincre la nombreuse audience. Entre vocalises maîtrisées – évitant les clichés et la surabondance – et les scats percussifs « à la McFerrin », Mayo alterne les standards (« Just Friends », « Four » ou « I Fall in Love too Easily »…) et compositions originales (« I Wish », « Silence »…). Il peut compter sur l’excellent pianiste Andrew Freedman qui donne régulièrement de l’air à un ensemble que l’on aurait pu craindre trop formaté. Mais le chanteur fait preuve de beaucoup d’humour et d’un sens prononcé pour l’impro. D’ailleurs, lorsqu’un léger problème technique survient, il réagit en scattant de plus belle et en profite pour entraîner le public avec lui. Très belle et très convaincante prestation d’un artiste à suivre de très près.

Samedi 12 juillet

C’est avec le jazz résolument contemporain et aventureux du trio maltais du guitariste Glen Montanari (exilé au Danemark) que s’ouvre la dernière soirée au bord de l’eau et sous un soleil toujours aussi brûlant. Avec Yannick Ballmann aux drums et Krzysztof Maciejko à la contrebasse, Montanari explore les paysages sonores parsemés de ruptures rythmiques, de contrepoints abruptes et aussi, parfois, de belles étendues atmosphériques. Des motifs répétitifs servent de base à des constructions complexes et empiriques. Le trio mêle ses influences méditerranéennes aux rigueurs d’un jazz plus introspectif scandinave. Interpellant et passionnant.

Glen Montanari © Owen Michael Grech

Place alors au groupe du batteur Johnathan Blake et son dernier projet « My Life Matters » dont l’album est prévu fin septembre. Avec Jalen Baker au vibraphone, Dezron Douglas à la contrebasse, Dayna Stephens aux saxes et le brillant Fabian Almazan, ça démarre à l’image d’un départ en colonies de vacances, avec toute l’excitation d’un voyage plein de promesses.

Jalen Baker © Owen Michael Grech

Pourtant, le sujet est grave et militant, et ce premier thème fait directement référence à l’assassinat d’Eric Garner (« I Can’t Breathe »). Cette « commande » de The Jazz Gallery faite à Blake, permet au batteur de développer une suite en une quinzaine de tableaux, tous enchaînés les uns aux autres. La tension grandissante est traversée de questionnements, de rage, de découragement et finalement d’optimisme. Toute cette énergie est habilement répartie entre des solos flamboyants de vibraphone ou des interventions très inspirées de Stephens, au soprano ou au ténor. Quand ça s’emballe, celui-ci ne peut s’empêcher de se lever de la chaise sur laquelle il est assis, en bord de scène, et de danser. Fabian Almazan prend, lui aussi, quelques chorus brillants (sur « In a Brown Stufy » entre autres) qui attisent encore un peu plus le groove. Quant à Johnathan Blake, il distribue les tempos d’une frappe aussi puissante que nuancée. Toute la musique se lie, se délie, se libère, se retrouve pour un combat pacifique et déterminé. C’est assez époustouflant de richesse rythmiques et harmoniques. Et ce blues final (« Prayer for a Better Tommorrow ») vous arrache autant les larmes qu’il ne vous laisse sur le visage un sourire immense. Du grand art.

Pour finir dans un esprit festif et ultra libérateur, Knower, la dernière sensation venue d’outre-Atlantique, qui se targue de vouloir briser les codes du jazz. Nous en jugerons peut-être les effets dans quelques années (?). Pour ce soir, la chanteuse à la voix très typée (et ultra trendy) Genevieve Artadi, associée au drummer au jeu hyperkinétique, explose le funk et le groove en l’intégrant au trash métal ou au grindcore. Le bassiste et le pianiste ne sont pas en reste. Entre kitsh, humour décalé et gentiment provoc’, la chanteuse danse et invite le public à en faire autant. Technique, énergique, névrotique, un light show techno… Pro. Sans doute l’une des nombreuses nouvelles routes que le jazz permet. A suivre, donc.

Knower © Owen Michael Grech

La nuit est encore chaude et toute étoilée, quelques feux d’artifice éclatent encore au loin et le public continuera sans doute à encore faire la fête dans les quartiers toujours bien animés de La Valette. Clap de fin sur un très beau festival qui tient à garder son ancrage jazz et prouver qu’il ne cesse d’évoluer sans pour cela céder aux sirènes éphémères de la facilité.

Jacques Prouvost