Jazz à Liège 2015, de tout un peu.

Jazz à Liège 2015, de tout un peu.

MITHRA JAZZ à LIEGE 2015 – 7.8.9 MAY from Haris Pilton on Vimeo.

Jazz à Liège, une édition en demi-teinte.

RON CARTER

Pour Claude Loxhay, la cuvée 2015 du festival international de jazz en bord de Meuse confirme les frustrations accumulées au fil des 25 éditions à cause du principe de programmation multi-salles. Plusieurs bons concerts, sans aucun doute, mais pas de réels coups de cœurs-découvertes comme l’an dernier avec le somptueux projet “Attica Blues” d’Archie Shepp ou le concert chaleureux de Paolo Fresu qui avait su enflammer le public (à l’inverse de ce qui se passa quelques mois plus tard à Jazz Brugge). Au Jazz à Liège, première précaution à respecter : éviter de papillonner d’une salle à l’autre, comme un certain public zapping et fast food, sans respect pour les musiciens, encore faut-il que les horaires le permettent. Ainsi, le vendredi, d’abord quelques morceaux du trio de Ron Carter : une vraie légende mais qui propose actuellement une musique un peu datée, qui rappelle le trio réunissant Ray Brown, Oscar Peterson et Joe Pass. Quelques morceaux seulement parce qu’il ne faut pas rater le Quintet Tribe du trompettiste italien Enrico Rava. Une vraie déferlante : un vrai souffle libertaire, tant chez Rava que Petrella ou Guidi qui réagissent au quart de tour sans la moindre partition, une énergie explosive qu’on retrouve avec plus d’évidence en concert que sur les albums produits par Manfred Eicher où les musiciens paraissent muselés par l’esthétique ECM. Un seul regret : un Rava renfermé dans un mutisme total, ce qui ne lui ressemble guère, enchaînant morceau sur morceau sans citer de titres. Au passage, on a cru reconnaître ces compositions virevoltantes que sont Bandoleros, Le Solite Cose et Certi Angoli Segreti, titre phare d’un album charnière enregistré par Label Bleu pour le magazine Musica en 1999. Un album dans lequel Rava était toujours entouré par son Electric Five à deux guitares mais où il accueillait de jeunes invités : Gianluca Petrella et Stefano Bollani. Des titres qu’on retrouve sur “Rava Plays Rava” en duo avec Bollani (album “Philology”). Après une petite pause, autre grand moment attendu : le trio Copland-Peacock-Baron. Aux côtés des “stars” (Jarrett, Hancock, Corea), Marc Copland fait partie de ces pianistes américains moins médiatisés, mais sûrement aussi intéressants, comme Fred Hersch ou Bill Carrothers, avec qui Copland a enregistré en duo. La complicité entre Copland et Peacock est totale : il faut dire que Peacock est un spécialiste du piano trio (Keith Jarrett, Paul Bley, Franck Amsallem). De plus les deux musiciens se connaissent depuis longtemps : pour Pirouet, ils ont enregistré en duo (“What It Says”), en trio tantôt avec Paul Motian (“Voices”), tantôt avec Bill Stewart (“Modinha”). Joey Baron, en troisième soliste, apporte toute sa finesse de jeu (beau solo à mains nues). Au répertoire, des classiques revisités et des compositions personnelles mais toujours dans un registre très intimiste. Dans le fond de la salle, le pianiste Igor Gehenot est venu écouter Copland et le contrebassiste Philippe Aerts Peacock.

BRUSSELS JAZZ ORCHESTRA W BERT JORIS

Samedi, une petite découverte: Matthew Halsall, trompettiste de Manchester qui a déjà enregistré 5 albums. Le dernier, à la tête de son Gondwana Orchestra, “When The World Was One” dédié à ce supercontinent de la nuit des temps. “Entre hard-bop avancé et jazz modal”, annonçait le programme, c’est surtout vrai dans le chef du trompettiste mais Taz Modi au piano très “tynérien” (McCoy Tyner) et Jordan Smart au soprano font penser à l’univers de Coltrane, d’autant que la formation s’adjoint …une harpe, qui évoque fatalement Alice Coltrane mais, ici, avec arrière-plan celtique : Coltrane n’a-t-il pas jouer le traditionnel Greensleeves (“The Other Village Vanguard Tapes”) ? On pourrait tenter une autre comparaison, Rachael Gladwin utilise la harpe comme les musiciens hongrois insèrent le cymbalum dans l’univers jazz. Ensuite, le Brussels Jazz Orchestra, la Rolls Royce des big bands, avec un soliste de luxe, le compositeur, arrangeur et trompettiste Bert Joris mais un programme “Signs And Signatures” vieux de quatre ans, plutôt qu’avec le récent projet en compagnie d’Enrico Pieranunzi. Qu’importe : le plaisir est toujours là, notamment pour Jean-Marie Peterken, fondateur du festival international de Jazz à Liège, voici déjà un quart de siècle,  installé au premier rang et remercié, avec raison, par Bert Joris. Une masse sonore impressionnante et un florilège de solos : Bert mais aussi Frank Vaganée au soprano, Bart Defoort et Kurt Van Herck au ténor, Frederik Heirman au trombone et Vincent Bruyninckx au piano (en remplacement de Nathalie Loriers). Une série de thèmes repris à “Signs And Signatures” comme Triple, Connections, Uppers and Downers mais aussi des compositions plus anciennes comme Warp 9 (albums “The September Sessions” et “The Music of Bert Joris”) et une ballade : It’s My Time.

STEFAN ORINS TRIO

Juste à temps pour découvrir le pianiste français Stefan Orins, venu présenter son dernier album “Liv” (chroniqué ici), avec Peter Orins, très inventif à la batterie (notamment avec d’étonnants crissements de cymbales dans l’intro de Henri Grouès, dédié à l’abbé Pierre) et, en remplacement de Christophe Hache, Nicolas Mahieux, le fils de ce génial batteur et chanteur qu’est Jacques Mahieux, un contrebassiste qui a notamment joué avec l’Orchestre National de Jazz de Claude Barthélemy. Un concert dédié uniquement à de belles compositions originales aux circonvolutions hypnotiques : Liv, Upplösning, Bruxelles-Charleroi, Krakow. Enfin, pour finir, quelques morceaux de Kyle Eastwood. On pourrait, certains l’ont fait, ironiser sur le phénomène “fils de”, mais Kyle Eastwood possède un réel talent. Bien sûr, sa musique s’inscrit principalement et sans réelle innovation, dans l’univers hard bop, surtout au travers des sonorités suraigües de la trompette de Quentin Collins (From Rio To La Havana) mais il peut proposer autre chose comme il l’a montré avec Marrakech (autre souvenir de voyage), introduit en trio à l’archet sur sa contrebasse puis développé en quartet à la guitare basse avec un soprano orientalisant. Bien sûr, on aurait pu suivre un tout autre programme : LG Jazz Collective, JF Foliez’s Playground, Robert Jeanne, Avishai Cohen, Orchestra Vivo, des formations qu’on a pu ou qu’on pourra découvrir ailleurs.

JF FOLIEZ PLAYGROUND

Depuis le début, la programmation du festival se décline sur cinq salles, du club “Maison du Jazz” situé au sous-sol du Palais des Congrès, à la salle des “1000”. Depuis quelques années déjà, notamment dans le cadre du programme d’aides aux talents émergents  “Ça Balance”, initié par le service culture de la Province de Liège, une salle baptisée du même nom, accueille les jeunes formations (à l’exception remarquable et remarquée du trio de Stefan Orins qui existe déjà depuis 18 ans !). Le weekend dernier, deux projets musicaux nous ont particulièrement séduits et ne devraient pas tarder à enregistrer un premier album. D’une part, le quartet JF Foliez Playground, créé par le clarinettiste liégeois Jean-François Foliez qui a su s’entourer de Casimir Liberski au piano, Xavier Rogé à la batterie et Janos Bruneel à la contrebasse, excusez du peu ! Pour avoir suivi JF Foliez depuis quelques années, de petites salles en cafés, en passant par l’un ou l’autre club, le concert donné samedi, devant une salle archicomble, inscrit Foliez durablement dans l’espace jazzique belge, avec un vrai potentiel à l’international comme diraient les agents d’artistes ! En effet, porté par son Playground, JF Foliez a interprété une majorité de titres originaux composés pour ce quartet. Avec le temps, il ne manquera pas de mieux définir son univers, de s’approprier le silence autant que les flots de notes, et d’introduire une clarinette basse sur certains titres, pourquoi pas ?

PINTO

L’autre très belle surprise est venue du concert de Pinto, un quartet dirigé par une jeune pianiste de Bruxelles, Margaux Vranken, entourée de Florent Jeunieaux (guitare électrique), de Vincent Cuper (basse électrique) et de Paul Berne (batterie). Pinto, c’est déjà trois ans de travail au compteur et un coaching offert par “Ça Balance”, assuré par le compositeur et contrebassiste André Klenes. Et, le résultat est là : Pinto est mûr pour être cueilli par un label ambitieux. En effet, derrière un sourire qui exprime le plaisir de partager sa musique avec le public, Margaux Vranken conduit “ses” hommes avec détermination sur ses propres terres, ses compositions :  entre inspirations en droite ligne d’Outre-Atlantique (New York, Rio de Janeiro…) et les premiers contours de son univers personnel (Murs Blancs, Tatiana et Andrès…). Ces deux derniers titres lèvent sans aucun doute un coin du voile de l’univers musical de cette pianiste toujours inscrite au Conservatoire de Bruxelles. L’entendre faire résonner son piano comme un cymbalum sur Tatiana et Andrès ou développer une mélodie pointilliste et caresser les silences comme sur Murs Blancs laissent augurer du meilleur dans un avenir très proche : à bon entendeur…    

LG JAZZ COLLECTIVE

En attendant le concert du grand Ron Carter, Jean-Pierre Goffin est allé prendre une rasade de « LG Jazz Collective » dans le club. Ce n’est pas la première, deuxième, troisième fois qu’on voit ce super « young all stars » qui vient de récolter une « Octave de la Musique 2015» pour son premier album, et c’est toujours aussi frais, énergique, inventif : à remarquer le bluffant solo de Jean-Paul Estiévenart (ce sera, parait-il, son seul solo de la prestation) et la rigueur des ensembles.  Autour de Ron Carter (contrebasse), Donald Vega au piano et Russell Malone à la guitare, ce trio minimaliste offre d’abord trois compositions du leader, la première dédiée à Oscar Pettiford, la troisième à Jim Hall… On savait clairement qui allait s’adjuger les solos pour ces deux pièces : Ron Carter sur la première démontrait une fois de plus qu’il est un contrebassiste de toute grande classe, de ceux qui savent que l’essence de l’instrument sort du tiers supérieur du manche, le cœur du discours de la contrebasse; peu voire pas de digressions dans les aigus, le son est magnifique. Sur l’hommage à Jim Hall, Russell Malone développe un solo absolu, dans le silence recueilli d’une salle conquise, seul le bourdonnement de l’ampli dans les graves troublera quelques instants ce moment de lyrisme intense. « Dix ans que Russell joue cette pièce et je suis toujours aussi stupéfait » dira Ron Carter. « My Funny Valentine » débute sous les doigts de Donald Vega comme une comptine enfantine, simple et jolie, et Ron Carter sort alors des accords improbables, fascinants qui font passer le standard dans une autre dimension… Avant une « One Note Samba » de grande classe.

VIVO ORCHESTRA

La formule du festival, inspirée de celle du North Sea Jazz, on l’aime ou ne l’aime pas – les concerts superposés et répartis sur cinq salles n’offrent bien souvent que des moments de frustration : je quitte Carter pour Rava, ai-je bien fait ? -, la fringale de notes bleues donne un côté « course cycliste » au spectateur qui pour ne pas mettre pied à terre, devrait se contenter de son bidon et faire une croix sur un Leffe Royale… Quand Enrico Rava plonge dans le cœur de ses compositions, c’est pour le grand écart : celui entre les enregistrements léchés et retenus du studio ECM, et la fougue sauvage qu’il déploie avec Pretrella au trombone : chassez le naturel, il revient au galop. « Orchestra Vivo ! » dans la grande salle, c’était un pari, guidé par le nombre de musiciens à placer sur scène. Et alors que je m’étais juré de ne pas rater une note de Copland-Peacock-Baron, voilà qu’une grosse heure est passée et que je suis toujours autant séduit par ce grand orchestre inclassable, peut-être un peu trop acoustique et sage que pour scotcher un large public sur son fauteuil, mais les compositions sont si belles, on y entend l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud, le classique et le slam, le jazz et le pop : une musique du monde qui n’imite rien du tout, qui sonne à merveille et reste totalement abordable. .. Ce qui ne sera pas le cas chez Copland and Cie… L’art de rendre le public mal à l’aise, Gary Peacock l’a peut-être appris chez Jarrett, mais le petit numéro sur l’éclairage des musiciens, tel qu’il me fut raconté, n’augure pas d’un moment de bonheur et d’allégresse… Certes la musique est belle – j’écoute régulièrement les galettes du pianiste dans mon salon, et je m’en délecte – mais sur scène, on a souvent le sentiment d’être de trop tant le public compte peu, voire pas du tout, pour les trois compères muets et peu souriants (sauf les sourires convenus entre soi, of course) Le paradoxe est étrange, mais partagé : la musique est sublime, mais on ne s’amuse pas vraiment…

AVISHAI COHEN

Jean-François Foliez présentait le lendemain son nouveau quartet. Les compositions du clarinettiste sont enlevées, énergiques et pleines de surprises, de changements de rythmes et de climats variés, passant de « Electro Test » aux allures faussement « mélodie des années 1930 » à « Platinum » aux couleurs beaucoup plus contemporaines, tout comme cette belle pièce de Janos Bruneel « Twenty-Nine ». C’est plein d’énergie et ça tourne d’enfer, notamment sur un solo supersonique de Xavier Rogé : la découverte belge ( voire plus) du festival ! Dmitri Baevsky est russe, de Saint-Petersbourg, mais vit à New York depuis longtemps ( son premier, il l’enregistre avec Cedar Walton et Jimmy Cobb en 2005). Dans un format trio classique ( basse – batterie), il nous régalera d’un répertoire original, mais trempé dans la tradition : loin des standards rabâchés, il nous sort une superbe composition de Duke Pearson ( Pelzer aurait apprécié),  un élégant « Poinciana », une pièce peu jouée au sax, un touchant « Come Sunday » d’Ellington ou un thème latin de Jobim, « Chega de Saudade », tous des thèmes de son dernier opus  « Over and Out »  paru chez « Plus Loin Music » ( dist Harmonia Mundi) : une galette à se procurer sans hésitation ! C’est la grande foule pour le trio d’Avishai Cohen. J’avoue ne pas avoir assisté au concert, mais le public en est sorti conquis, seul quelques-uns s’irritaient de la gestuelle exagérée du leader.

Un mot, malgré tout sur l’organisation : avez-vous remarqué que si les logos Mithra et Les Ardentes apparaissent en première page et ailleurs, il faut de bonnes lunettes pour découvrir le logo de la Maison du Jazz et il est inutile de chercher le nom de Jean-Marie Peterken, père-fondateur du festival. C’était une autre époque, une époque où on ne vous disait pas que votre nom ne figure pas dans la liste des accréditations, alors que vous chroniquez les concerts du festival depuis …1992 ! Un mot encore sur le principe contestable des multi-salles. La nouveauté : en début de concert, interdire l’accès à la salle avant la fin d’un morceau. Très bien, mais on ne fait rien concernant les irrespectueux qui sortent en plein milieu du premier morceau. Est-il plus frustrant pour les musiciens de voir quelqu’un qui entre que quelqu’un qui sort ? Pourquoi ne pas faire une annonce au micro demandant expressément au public de ne pas quitter la salle au milieu d’un morceau ?

Textes : Claude Loxhay – Jean-Pierre Goffin – Philippe Schoonbrood

Photos : Dominique HoucmantRobert HansenneJos Knaepen (un clic de souris pour vous rendre sur leur page respective)