Opéra jazz ou jazz à l’opéra ?
Opéra de Nantes – Angers :
une Tectonique des nuages toujours en marche…
La Tectonique des nuages est un projet ambitieux, porté depuis vingt ans par Laurent Cugny – pianiste, compositeur, arrangeur, musicologue et professeur à l’Université de Paris Sorbonne – et dont la première version théâtrale, coproduite par la maison des Opéras de Nantes et Angers, voyait enfin le jour à l’occasion de plusieurs représentations, dans le courant du mois d’avril dernier.
Vingt ans, c’est long, bien entendu, mais l’intuition de Laurent Cugny, à la recherche d’un texte pour créer un « Opéra Jazz », fait mouche quand il découvre le texte du dramaturge portoricain José Rivera. En effet, le cœur de cette histoire étonnante entre en résonance avec des facettes propres à la note bleue : variations autour de l’espace-temps, destins humains entraînés par un cercle infernal, comme une réfutation de la linéarité. Néanmoins, après avoir assisté à la première de La Tectonique des nuages à l’Opéra de Nantes, ce projet musical ne semble pas encore arrivé à bon port !
Quelques propos éclairants de Laurent Cugny : « Le désir d’un tel projet est d’abord venu d’un goût pour la vocalité et la chanson – tous deux essentiels dans l’histoire du jazz – et de la curiosité pour un objet rare : l’opéra – jazz. Le genre opéra, le plus codé et le plus chargé d’histoire qui soit, a de tout temps été regardé avec un certain éloignement par les musiciens du jazz. Il m’a pourtant toujours semblé, non seulement qu’il n’y avait pas d’incompatibilité de principe, mais encore que le ressort dramatique ne pouvait qu’être synonyme de richesse, si l’on savait construire le bon objet. »
Voici le moment de consulter l’excellent Dictionnaire des Mots de la Musique de Jacques Siron, publié par les éditions « Outre Mesure » : « L’opéra est un genre lyrique dans lequel sont associés des chanteurs solistes, un accompagnement instrumental et un drame lyrique avec jeu scénique (personnages, décors, éclairages). » Cette définition souligne bien le rôle essentiel du jeu scénique, élément qui permet donc de le différencier d’une version concertante qui est à la musique ce qu’une mise en lecture de texte serait au théâtre !
Le texte à partir duquel les librettistes François Rancillac – metteur en scène – et Yann-Gaël Poncet vont écrire le livret de La Tectonique des nuages a été publié en 1997, sous le titre original de Cloud Tectonics (Broadway Play Publishing). Cette pièce de théâtre de José Rivera est une fable contemporaine qui tricote les fils du temps, des origines du monde, de la mémoire et de la femme, par le biais du destin de trois personnages : Celestina del Sol (Laïka Fatien), Anibal (David Linx) et Nelson de La Luna (Yann-Gaël Poncet). Nelson est le frère d’Anibal, et participe au déroulement de l’histoire pour y apporter une touche plus mâle, une dose de testostérone, donc la guerre, la mort, le sexe… classique !
Donc, la belle Celestina del Sol fait irruption dans la vie de ces deux hommes, et va bientôt dérégler la mesure du temps, bousculer le monde physique autour d’eux. Les conditions très particulières de la rencontre de ces trois êtres illustrent l’imaginaire fantastique et mystérieux qui domine toujours les textes de José Rivera. La Tectonique des nuages révèle les mouvements perpétuels des plaques qui se déchirent et se chevauchent, qui créent continents, océans, des îles aussi… Elle évoque également les mystères de la création, questionne le temps et l’espace, au niveau de l’Univers comme dans le destin de chacun d’entre nous, du zéro à l’infini.
L’histoire en bref. Celestina del Sol est une jeune femme belle et « très enceinte » qui fait du stop en pleine tempête à Los Angeles. « Elle semble avoir vingt-cinq ans, mais en a cinquante-quatre, et est enceinte depuis deux ans. » C’est une vraie météorite hors du temps. Quant à Anibal de la Luna, s’il va la recueillir chez lui, il ignore que son geste va entraîner une véritable suspension du temps : les horloges et autres appareils qui les relient avec l’extérieur s’arrêtent subitement et Anibal cesse de vieillir. Dans l’espace-temps partagé, Celestina va lui apprendre la langue de l’amour, et puis aussi l’espagnol de son enfance, oublié aussi. Quant à Nelson de La Luna, le frère portoricain engagé dans l’armée, il fait une visite surprise. Il va lui aussi tomber sous le charme de Celestina, avant de revenir, après « deux ans » pour l’épouser et s’occuper de son enfant. Mais pour le spectateur, il part, et revient quelques minutes plus tard ! Il a beaucoup changé aussi, traumatisé par la guerre en Bosnie. Les temps sont décalés, d’où incompréhensions, quiproquos, désillusions, blessures.. le chaos, la vie quoi ! In fine, Celestina reviendra quarante ans plus tard. Et, Celestina n’est plus enceinte, son bébé vient de naître, mais elle n’a pas changé. Aniba est désormais un vieillard de septante ans. Et cet homme, couché, finit par se souvenir qu’il a vécu un trou noir de deux ans : “très noir et très profond, et que depuis le temps ne cessait pas de remplir ce trou avec tous les débris de ma vie… Cette femme hors de l’emprise du temps m’avait confronté à un vrai mystère. Et, qu’essayer de comprendre, c’était comme essayer de comprendre l’anatomie du vent ou l’architecture du silence ou la tectonique des nuages” (traduction du texte original de Isabelle Famchon).
La version concertante de La Tectonique des nuages a été donnée à plusieurs reprises. La première, en 2006, dans le cadre du festival “Jazz à Vienne”, ensuite le Théâtre de la Ville à Paris, Saint-Étienne et Nantes. Et, c’est en 2010 que l’excellent label Signature (Radio France, distribution Harmonia Mundi) prendra l’initiative de publier un enregistrement qui sera couronné par le Grand prix de l’Académie du Jazz 2010. Tous les ingrédients de l’émergence d’une œuvre majeure au répertoire contemporain de l’opéra sont donc réunis : un livret inspiré par un texte puissant et une composition originale porteuse d’un univers musical où les deux rives de l’Atlantique se rencontrent et se fécondent. De plus, en écoutant et réécoutant l’album, cette Tectonique présente un autre atout majeur : plusieurs mélodies, comme autant de perles, chaque fois portées par un des deux personnages principaux, et dont la charge émotionnelle permet de sortir du cadre de cet opéra jazz. On pense à des standards comme Summertime ou I Loves You, Porgy, en écoutant Rodrigo Cruz, superbe blues chanté par Laika Fatien, avec une mention pour le tromboniste ou J’entends l’océan interprété en principal par Yann-Gaël Poncet, repris ensuite en canon par les deux autres personnages, mais aussi Me Pregunto (Laika Fatien), une bossa-nova parenthèse bienvenue que l’on retrouve en coda. On citera aussi Étrangère à mon propre corps (Laika Fatien), sans doute la composition où la Cugny « touch » est la plus évidente, enfin, notre titre préféré, J’ai fouillé Los Angeles interprété magistralement par David Linx et sur lequel plane l’ombre de Gil Evans !
C’est donc sous la direction musicale de Laurent Cugny que David Linx incarne le rôle d’Anìbal de la Luna, Laika Fatien celui de Celestina del Sol et Yann-Gaël Poncet celui de Nelson de La Luna. Pour les représentations de ce mois d’avril, Cugny s’était entouré de Frédéric Chapperon (batterie), Joachim Govin (contrebasse), Frédéric Favarel (guitares), Laurent Derache (accordéon), Pierre-Olivier Govin (saxophones), Thomas Savy (saxophone, clarinette), Arno de Casanove (trompette), Eric Karcher (cor) et Denis Leloup (trombone), un nonet d’excellente facture, tout comme celui du cédé. Les éléments de mise en scène – éclairages, conduite des acteurs, choix des décors – étaient donc la grande inconnue à l’occasion de cette première. Et, ce fut la mauvaise surprise. En effet, comme on l’a dit, l’histoire commence par une soirée de tempête à Los Angeles. Dès lors, fallait-il vraiment placer un écran, occupant toute la largeur et toute la hauteur de l’espace scénique pour y projeter les images d’un paysage urbain sous la pluie ? Pendant vingt minutes ? Et puis, l’épaisseur de cette toile a inévitablement joué le rôle d’un « silencieux » sur la musique jouée en “direct live” par le nonet. Pour preuve, l’excellence de l’interprétation de la partition a pu laisser planer un doute pendant ce premier acte : orchestre live ou bande sonore ? Une fois la toile levée, la scène libérée, la faible dynamique d’un nonet, dans une salle d’opéra provoquait une nouvelle interrogation. Et, ce dans un opéra de taille moyenne comme celui de Nantes. Quant au placement de l’orchestre, on peut aussi s’interroger sur le choix de la mise en scène. Une disposition en « T » pour embrasser l’espace scénique, qui isole la guitare et l’accordéon des autres instruments, ne convainc pas. Visuellement elle détourne l’attention, par exemple quand Frédéric Favarel change de guitare.
Il y a aussi les déplacements de Celestina et d’Anibal sur les planches. Dès le début, les deux personnages principaux vont du côté cour au côté jardin, et vice versa, à l’aide d’un dispositif mécanique de type “travelling”. Et puis, pourquoi mettre en scène David Linx en collégien coincé ? Tout ceci traduit une lecture fort réductrice et à la lettre du texte original. “Cloud Tectonics” évoque, à sa façon, les mystères de l’Univers, bien au-delà des clichés d’une lecture linéaire de l’Histoire. Ces lourdeurs dignes d’une mise en scène d’opéra du début du siècle dernier semblent ignorer que le public n’est plus le même. Cette Tectonique-là devrait aussi bénéficier d’une plus grande capacité de production et de mise en musiques, qui permettraient d’affronter les plus grandes scènes d’opéra d’Europe et d’ailleurs. Car, le potentiel de ce spectacle est de niveau international. Certes le livret de La Tectonique des Nuages est en français, mais les techniques de surtitrage sont aujourd’hui capables de contourner cette barrière de la langue, et le nouveau public est habitué au “multitasking” !
Après une première version concertante, une tentative de mise en scène pour l’opéra, connaîtrons-nous une troisième étape de La Tectonique des Nuages ? Nous osons l’espérer. L’œuvre le mérite, autant pour ce qu’elle dit que pour ce qu’elle laisse entendre. La France, l’Europe, ont aussi nos George Gershwin, Leonard Bernstein ou même Samuel Barber !
Philippe Schoonbrood
N.B.
Lors de la première de La Tectonique des nuages à l’Opéra de Nantes, la présence importante d’un public jeune détonnait et rappelait l’époque où Bernard Foccroulle dirigeait l’Opéra Royal de La Monnaie, avec Frabrizio Cassol comme artiste en résidence. C’est le résultat d’une politique culturelle développée par l’Opéra de Nantes – Angers en amont de cette première de La Tectonique des Nuages. Cette politique reposait sur trois axes : actions éducatives avec la Région des Pays de la Loire et le Rectorat de l’Académie de Nantes, partenariat avec l’EuropaJazz, un des festivals de jazz européens les plus audacieux, et avec l’Orchestre National des Pays de la Loire. Enfin, ce fut aussi l’opportunité de lancer les premiers pas d’un orchestre de jazz composé d’élèves issus des cycles « jazz » organisés dans les différents conservatoires de la région. Un exemple à suivre en termes de médiation culturelle.