Alejandra Borzyk : À corps perdu ‐ IWD #4
À 27 ans à peine, Alejandra Borzyk fait montre d’une maturité et d’une lucidité impressionnante sur sa vie de musicienne. Partagée entre sa quête individuelle à la recherche d’une sonorité qui ferait sens et son travail au sein du collectif Bodies, elle ne ménage ni ses efforts ni sa curiosité en éveil constant. Tant sa musique que sa démarche nous ont semblé suffisamment dignes d’intérêt pour la désigner comme candidate idéale de l’I.W.D. cette année.
Pour l’occasion, JazzMania s’est déplacé chez… Beer Mania, sorte de caverne d’Ali Baba des bières spéciales nichée à Ixelles, pour une papote de présentation autour d’une IPA sans alcool.
Peux-tu nous résumer ton parcours ?
Alejandra Borzyk : Je suis née en Belgique à Louvain d’un père belge et d’une mère espagnole. Quand j’avais six ans, mes parents ont déménagé en Espagne où j’ai passé mon enfance. En Espagne, j’ai suivi des cours de piano jusqu’à mes 15 ans puis j’ai fait une pause jusqu’à mes 18, 19 ans. J’y suis restée jusqu’à 21 ans. C’est à cet âge-là que j’ai décidé que je voulais faire de la musique. En Espagne, les conservatoires dévolus au jazz sont tous privés. Je me suis donc mise à la recherche d’un conservatoire public et j’ai passé des examens d’entrée. J’ai finalement été acceptée au conservatoire de Bruxelles. Pour résumer, j’ai passé la moitié de ma vie en Espagne et l’autre en Belgique. J’ai une double identité, car je ne me sens pas étrangère quand je suis en Espagne et, inversement, je ne me sens pas uniquement espagnole quand je suis en Belgique.
«J’ai toujours su au fond de moi, déjà quand j’étais enfant, que je voulais faire de la musique.»
Quand as-tu opté pour la musique ?
A.B. : J’ai toujours su au fond de moi, déjà quand j’étais enfant, que je voulais faire de la musique. Dès 6 ans, je jouais du piano. Il y a eu plusieurs événements qui ont fait que quand j’étais adolescente j’ai arrêté. Après le lycée, je pensais devenir journaliste, j’ai d’ailleurs suivi une année d’études dans ce domaine. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le jazz et que s’est opéré en moi un choix. J’ai repris la musique en me disant que j’allais y aller à fond et y consacrer toute mon énergie.
Comment as-tu découvert le jazz ?
A.B. : En écoutant des classiques comme Joe Henderson et Sonny Rollins, ce sont les deux premiers qui m’ont attiré vers cette musique. Après, il y a eu Coltrane, Miles mais aussi Billie Holiday qui m’a accompagnée quasi quotidiennement quand je séjournais à Madrid.
À l’écoute de ta musique, on sent qu’elle n’est pas uniquement influencée par le jazz…
A.B. : Durant mon enfance, j’écoutais Queen, Bob Marley, le reggae, les grands classiques. Au début de mon apprentissage musical, j’étais presque exclusivement tournée vers le jazz, et plus exactement vers le jazz classique, la tradition. Je ne voulais rien écouter d’autre. En arrivant à Bruxelles, au K.C.B. (Koninklijk Conservatorium Brussel – NDLR), j’ai été baignée par d’autres sources, mon esprit s’est ouvert à d’autres musiques. J’ai pris conscience que le jazz allait bien plus loin que la tradition sur laquelle la culture espagnole a tendance à se focaliser. Quand je compose, je retourne presque instinctivement au classique, mais, en même temps, je recherche des idées du côté du pop-rock, j’essaye des mélanges, j’expérimente des combinaisons. Avec Bodies, je suis dans un moule plus groove, plus construit. Quand je joue seule, je me situe davantage dans l’improvisation libre, l’expérimentation, à l’éveil de la découverte.
Bodies est-il un projet temporaire ou est-il voué à perdurer dans le temps ?
A.B. : Au départ, Bodies est un véhicule destiné à présenter mes compositions, il est lié à mon implantation à Bruxelles. À l’exception d’un passage au Salon de Silly, nos seuls concerts n’ont été présentés qu’à Bruxelles. À ce jour, nous n’avons publié qu’un album. Et encore, vu sa durée assez courte, c’est plutôt un e.p. qu’un album (ndrl : disponible uniquement en format digital sur Bandcamp). On l’a enregistré en décembre 2022 et on l’a édité en mars 2023. On l’a présenté à la Jazz Station où il a reçu un bon accueil. J’ai pu compter sur l’aide précieuse de Lynn Dewitte qui est chargée de la programmation au Brussels Jazz Weekend. Bodies vient d’être repris pour « Propulsion », un programme d’accompagnement qui nous a permis d’obtenir une résidence qui vient de se terminer. On entre en studio cette semaine pour enregistrer un deuxième e.p. qui reprendra la deuxième partie de notre travail live. Bodies est donc sur les rails pour un certain temps encore.
Comment s’est formé Bodies ?
A.B. : J’ai rencontré Elie Gouleme, le batteur, au conservatoire. Mateusz Malcharek, le bassiste, est un ami d’un ami, il provient d’une communauté de musiciens de Maastricht qui a migré vers Bruxelles. Au clavier, depuis janvier, c’est Camille-Alban Spreng, une autre connaissance du conservatoire, qui est venu nous rejoindre et qui a remplacé Chae (Chae Yeon Lee).
«Le nom « Bodies » est resté car il est en lien avec la dimension physique, omniprésente dans mon travail.»
Le nom de Bodies a-t-il été consciemment choisi en rapport avec la thématique des genres dont on sait qu’elle t’est chère ?
A.B. : Le nom est venu par après ! Au départ, je pensais davantage à un jeu de mots entre les termes « buddies » (les potes) et « bodies » (les corps) car je voulais souligner la partie humaine de ma démarche, préciser que les gens avec lesquels je joue me sont proches. J’ai laissé tomber ce jeu de mots qui était en réalité nul ! Le nom Bodies est resté, car il est en lien avec la dimension physique, omniprésente dans mon travail et plus encore avec le saxophone et les microsensations qu’il induit : comment la gorge interagit avec l’instrument, comment on se tient quand on en joue, la position des épaules qui influence le jeu… Au plus j’ai exploré mon rapport au corps, au plus je me suis rendu compte que cela faisait sens d’utiliser ce nom.
Est-ce que tu te retrouves dans un combat féministe en tant que musicienne jazz ?
A.B. : Par définition, oui. Je trouve qu’il est important d’aborder la question du genre. Pour autant, pour moi, il n’est pas nécessaire d’en parler expressément. De mon point de vue, le fait d’être musicienne est en soi un acte féministe. C’est maintenant aux programmateurs, à ceux et celles impliqués dans l’industrie musicale de faire changer les choses là où elles doivent l’être…
Pourrais-tu nous parler de ton travail solo ?
A.B. : J’ai juste joué deux concerts en solo, dont un dans le cadre de mon master de fin d’études au conservatoire en juin dernier. L’autre c’était dans une maison, à l’invitation d’un collectif de musiciens. En solo, j’évolue plus dans l’expérimental, dans la performance. C’est une exploration. Lors du concert au conservatoire, j’ai évoqué la question des violences sexuelles et plus précisément du viol. Je me suis servi d’un chant de protestation dans une manifestation au Chili où les manifestantes et manifestants se bandent les yeux. À l’avenir, j’aimerais tester plusieurs mises en scène, aller vers la performance en recourant à des moyens techniques sortant de la sphère strictement musicale.
La respiration est fondamentale dans ta façon de jouer. Quels sont les saxophonistes dans la démarche desquels tu te retrouves ?
A.B. : J’apprécie énormément Colin Stetson dont je suis le travail. J’aime aussi Anthony Braxton et Bendik Giske. J’ai eu l’occasion de suivre un atelier avec une chanteuse d’opéra classique française. J’y ai découvert une sorte de minimalisme : comment utiliser très peu d’air pour faire tenir la note le plus longtemps possible ? C’est tout un travail sur le contrôle du diagramme, un peu à la manière de celui que pratiquent les vocalistes.
Quelle a été ta dernière épiphanie sonore ?
A.B. : Peter Evans, sans aucun doute ! Je l’ai vu et entendu récemment avec son projet Being et Becoming dans un petit village près d’Anvers. C’était vraiment impressionnant. La façon dont il approche la dimension organique avec uniquement des instruments acoustiques : trompette, vibraphone, cornet, contrebasse, batterie tout en étant dans l’improvisation. Ils parviennent à un état de transe sonore, très tribale, qui ressemble à de la techno mais sans aucune machine, c’est bluffant…
Alejandra Borzyk Quartet en concert au Music Village de Bruxelles le mardi 26 mars.
Bodies
Bodies EP
En écoute sur Bandcamp