Amplidyne Effect ‐ Voyage sonore confiné à Skopje

Amplidyne Effect ‐ Voyage sonore confiné à Skopje

Depuis une dizaine d’années, Martin Georgievski (Skopje, République de Macédoine) a développé le projet sonore et multimédia Amplidyne Effect qui laisse une large place à l’improvisation émaillée de sons expérimentaux, ambiants, classiques contemporains, de field recordings et de drones pour des enregistrements (plusieurs albums disponibles sur bandcamp) et des performances dans divers festivals, lieux et aussi sur le web.

Amplidyne Effect live © Zdenko Petrovski

« Moribund Neighborhoods », son dernier album sorti sur le label belge Transonic est une collection de plages enregistrées à la maison ou sur les lieux des déambulations pendant le confinement, entre 2020 et 2022. Chaque pièce est un microcosme tiré de sessions improvisées utilisant des synthétiseurs, des guitares et des samples pour combiner des sons ambiants qui voyagent dans diverses constellations. Certains field recordings illustrent des instants de la ville de Skopje qui luttent contre les changements du temps.

Ces paysages sonores construisent des histoires poétiques/cinématographiques non verbales avec des luttes du quotidien pour survivre à travers le déclin continu des vieux quartiers et le crash (post)Covid en Macédoine (et au-delà, dans les Balkans), avec également des fenêtres à ouvrir vers un autre monde possible, plus bienveillant et lumineux. Collaborant volontiers avec des artistes macédoniens et internationaux, Amplidyne Effect participe aux sons du projet Ambient/Drone Post Global Trio, du projet parallèle Meissa Ionis et de l’ensemble free jazz macédonien Svetlost + Odron Ritual Orchestra.

À l’occasion de la sortie de cet opus très réussi, nous avons rencontré cet artiste discret à l’univers céleste et envoûtant.

«Le disque est dédié à tous ces endroits en déclin où nous nous sentions en sécurité.»

Immaculate and definitive forms © Transonic

Votre récent album paru sur le label belge Transonic s’appelle « Moribund Neighborhoods », pourquoi avoir choisi ce titre ?
Martin Georgievski : La veille de la proposition que m’a faite Philippe Franck, le directeur artistique de Transonic et du centre des cultures numériques et sonores Transcultures qui a initié ce label dédié aux arts sonores, j’ai enregistré des sons du jardin de l’ancien complexe résidentiel des cheminots où vivaient mon grand-père et ma grand-mère. Mon grand-père a travaillé en tant que chauffeur jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite, et son appartement lui a été donné par le gouvernement. À cette époque, plusieurs familles vivaient dans ces appartements jusqu’à ce qu’elles puissent acheter leurs propres maisons. Le bâtiment a également survécu au tremblement de terre qui a frappé Skopje en 1962. Le bâtiment est unique en son genre, il a été également utilisé pour abriter un cinéma et un jardin communautaire au milieu. Le cinéma n’est plus opérationnel, mais le bâtiment est utilisé occasionnellement comme une galerie d’art, le jardin communautaire est devenu un petit parc. Malheureusement, on ne construit plus de complexes résidentiels, les vieux quartiers et les communautés sont abandonnés au profit de grands bâtiments modernes et « high tech ». Priorisant les nouveaux bâtiments, les vieux quartiers sont oubliés, abandonnés et délaissés. « Moribund Neighboorhouds » est dédié à tous ces endroits en déclin où nous nous sentions en sécurité.

Comment avez-vous sélectionné les pièces utilisées sur cet album CD et sur bandcamp ?
M.G. : Nous les avons sélectionnées avec Philippe Franck. L’album est une sélection de morceaux anciens et nouveaux (plusieurs ont été enregistrés pendant la pandémie) pour raconter une histoire. Les albums traitent l’isolement et le déclin rapide dans la recherche de quelque chose de nouveau. Les pièces sonores construisent des histoires poétiques et emmènent l’auditeur vers un long voyage en plein confinement afin de sentir l’état de la ville de Skopje sous la menace du Covid-19.

«La musique ambiante semble être le médium le plus approprié pour associer des images de lieux qui sont inscrits dans nos souvenirs et des sentiments que nous avons ressentis.»

Quelle est la relation entre les visuels assez blêmes, gris dans la tonalité de l’atmosphère, que vous avez réalisés qui accompagnent les pièces sonores de « Moribund Neighborhoods » (une par pièce dans la version bandcamp et plusieurs à l’intérieur de la pochette du CD) ?
M.G. : La musique ambiante semble être le médium le plus approprié pour associer des images de lieux qui sont inscrits dans nos souvenirs et des sentiments que nous avons ressentis. Nous associons/différencions les sons avec les objets que nous voyons, mais les photographies et les souvenirs ont aussi des sons ou de la musique distincts. Lorsqu’on enregistre une pièce improvisée, on regarde à travers ces images ou une œuvre d’art visuel que l’on a créée, et on peut alors découvrir de quelle mémoire profonde ces sons sont issus.

Plus généralement, comment travaillez-vous les visuels en lien avec vos pièces sonores ?
M.G. : Quand on enregistre de la musique improvisée, on ne pense pas à l’aspect visuel, on enregistre nos sentiments et nos souvenirs comme un format sonore. Ainsi on peut trouver le visuel lié à ce son. C’est seulement quand on voit les visuels qu’on peut être en mesure de jouer un morceau adapté à chacun d’entre eux. Prenant comme exemple le concert où j’ai joué à Belgrade, c’était sur un événement appelé « Live Soundtrack », nous avons fait une pièce improvisée d’un court-métrage et une vidéo basée sur ce que nous voyions. Quand on voit le médium, alors on peut planifier ce que notre humeur pourra jouer en conséquence.

Amplidyne Effect © Transonic

Comment avez-vous vécu la période de confinement et en quoi a-t-elle eu une influence sur votre inspiration musicale ?
M.G. : J’ai vécu la période de confinement chez moi comme tout le monde. J’attendais avec impatience la fin de cette période, ce qui me manquait le plus, c’était mes promenades quotidiennes à l’extérieur. J’ai voulu aussi éviter d’être accroché aux nouvelles informations sur le COVID-19. En aucun cas, je ne voudrais retourner à cette triste situation. Pendant cette période, je travaillais en freelance à la maison et j’étais inscrit à des cours d’UX/UI en ligne. J’ai aussi passé la plupart de mes journées à regarder la télévision ou à jouer à des jeux vidéo. Au final, je ne pense pas que la période de confinement ait vraiment influencé directement ma pratique musicale, car j’enregistrais déjà la plus grande partie de mon travail, de ma musique chez moi, donc ça semblait naturel de continuer à jouer même si le monde extérieur était devenu plus chaotique.

En quoi l’enregistrement solo pratiqué à la maison, seul à Skopje, a-t-il apporté une atmosphère spéciale ou ouvert des directions spécifiques à votre travail artistique ?
M.G. : Je me sens beaucoup plus libre lorsque je joue dans un flux ou quand j’enregistre à la maison que lorsque je le fais dans un lieu ou un studio à l’extérieur. Lorsque je joue à l’extérieur, je dois tenir compte de la logistique pour arriver au lieu, de sa disponibilité aussi et de ce que je peux y faire avec le son. À la maison, on est moins concentré sur les erreurs et les défauts de sa performance, et vous êtes sans restriction dans le confort de l’expérimentation avec différents sons et instruments. Comme pour mes albums précédents, « Moribund Neighborhoods » a également été arrangé à partir de sessions improvisées séparées, soit en live ou en solo. Dans un enregistrement, on peut toujours revoir et corriger les erreurs et essayer d’obtenir quelque chose qui pourrait compter comme une piste d’une heure de matériel enregistré. En contexte, j’ai plus de 800 heures de matériel, donc le processus de sélection peut être un peu difficile quant à voir ce qui fonctionnerait avec mon projet.

«Je n’ai pas regardé un seul tutoriel sur «comment faire de la musique» car je pense qu’il est plus amusant d’apprendre les programmes par nous-même.»

Comment avez-vous travaillé avec le traitement électronique ?
M.G. : Mon principal pilote quotidien pour la création de musique est Ableton Live depuis 2009 et le pack Arturia VST ces dernières années. Utiliser Ableton a toujours été un essai et une erreur pour progresser avec mes sons. Je n’ai pas regardé un seul tutoriel sur « Comment faire de la musique », car je pense qu’il est plus difficile et amusant d’apprendre les programmes par soi-même (improviser et adapter), même si ce qu’on peut faire pourrait être totalement faux. Pour mes live sets, j’ai habituellement suivi un parcours 5/5, soit 5 sections audio et 5 midi, et vérifié quels effets ou sons pourraient fonctionner dans certaines conditions.

Comment décririez-vous votre musique au-delà de ce qu’on pourrait appeler la « musique ambiante » ?
M.G. : Je décrirais ma musique comme une « enquête sonore expérimentale improvisée » où chaque pièce intègre différents styles de sons. Habituellement, mes pièces se composent de répétitions, de phases et de hasard dans une combinaison de styles classiques modernes, shoegaze, et noise music.

Il vous arrive aussi de jouer en public avec des musiciens acoustiques. Comment intégrez-vous l’électronique dans ce dialogue ?
M.G. : Les sons d’ambiance numérique et les drones (c’est un terme pour désigner ce type de son) fonctionnent très bien combinés avec des instruments acoustiques, car on peut également obtenir le même ton et la richesse sonore avec un orchestre complet, mais à une plus petite échelle. L’arrière-plan de la musique ambiante offre une base solide aux musiciens acoustiques pour improviser, leur permettant d’explorer différentes idées et d’exprimer leur créativité. Lors de l’organisation d’un concert avec des musiciens invités, nous avons organisé une séance pour déterminer quelles pistes et pièces utiliser pour notre improvisation, tout en sélectionnant la musique de mes œuvres précédentes et de combiner avec des échelles prédéterminées qui sont faciles à improviser avec n’importe quel instrument. Pendant notre performance live, je laisse aux musiciens la liberté de choisir l’instrument et la partie qu’ils veulent jouer afin de créer une harmonie entre les sonorités et les interprètes.

Inside the old train drivers building © Transonic

«Avant la pandémie, il y avait plus d’événements pour présenter de la musique ambiante et électronique.»

Quelle est votre vision de la sphère de la musique expérimentale en Macédoine et plus généralement dans les Balkans ?
M.G. : La scène de la musique expérimentale balkanique ne représente qu’une petite niche dans le monde de la musique underground, avec seulement quelques artistes ayant la possibilité de jouer leur musique en live. On peut trouver quelques morceaux perdus dans Bandcamp, ce qui rend difficile l’exposition qu’ils méritent. Les groupes les plus populaires dans la scène underground sont inspirés par les sons new wave « Yugo-nostalgia ». Les jeunes suivent de plus en plus cette tendance où malheureusement la popularité de « Turbo Folk » est toujours croissante. Avant la pandémie du COVID-19, il y avait plus d’événements pour présenter de la musique ambiante et électronique, tandis que la crise économique que nous vivons impacte l’organisation des événements comme Waves of Ambience (festival DIY organisé annuellement par Amplidyne Effect, pour donner de la visibilité à la musique expérimentale et aux « méditations auditives/visuelles » – NDLR), sans subvention ni soutien. Malgré ces défis, il y a encore plusieurs artistes talentueux en Macédoine qui continuent à jouer de la musique ambiante et expérimentale. Parmi ces artistes, figurent Toni Dimitrov (Sound_00), Post Global Trio, Dimitar Dodovski, Lefterna, Deni Omeragic, Mnemonic 45, FYDHWS ou encore Airless Project.

Quels sont vos héros artistiques et musicaux ?
M.G. : Je pourrais énumérer des milliers de musiciens et de groupes que j’appellerais mes héros, et vous trouverez quotidiennement de nombreux nouveaux artistes et groupes qui créent de la musique intéressante. Pour en nommer quelques-uns qui m’ont inspiré et aidé à façonner mes sons : Kraftwerk, Steve Reich, Brian Eno, Slowdive, Robert Fripp, Nick McCabes.

« Moribund Neighborhoods » est disponible en format CD (la pochette élégante digipack réalisée par le graphiste Jean-Bernard Libert contient une sélection de photos réalisées par l’artiste lors du confinement) et téléchargement (avec une pièce finale différente pour chaque format) via bandcamp sur le label Transonic.

Amplidyne Effect
Moribund Neighborhoods
Transonic

Propos recueillis par Kenza Berraaouan