An Pierlé : l’esprit solidaire

An Pierlé : l’esprit solidaire

An Pierlé Quartet © France Paquay

Quatre ans (déjà) après un premier essai « jazz » concluant (« Wiga-Waga »), notre Gantoise préférée reforme le même « quartet » pour un « Ultimate Survival » lumineux. L’équipe soudée nous en parle.

Ces dernières années, nous nous sommes davantage souciés pour ta santé que pour ta carrière… D’abord, comment vas-tu aujourd’hui ? Et avec un peu de recul, comment analyses-tu cette période durant laquelle tu te trouvais au repos forcé ?

An Pierlé : Je me porte bien ! Avec le recul, j’ai conscience que cette période a été bénéfique en quelque sorte. J’ai fait un « nettoyage »… J’ai lu beaucoup. Des choses qui m’ont convaincue que l’âme et le corps, c’est lié. J’avais besoin, je pense, de vivre une période « off ».

«La musique, pour moi, c’est une sorte de névrose obsessionnelle. Quand je vis dans le silence, je me vide de mon stress.» An Pierlé

An Pierlé © France Paquay

Tu es une personne très active, « vivante ». Ça n’a sans doute pas été facile d’arrêter de chanter et de faire des concerts…

A.P. : Non, bien sûr… J’ai pensé un moment que ma carrière était peut-être finie. Je suis tombée malade alors que notre album précédent venait d’être enregistré. Mais tout de suite, nous nous sommes dit : on va postposer le projet, on va prendre le temps qu’il faut. Durant cette période, je me suis remise en question au niveau de la nourriture, par exemple. Ce qui était bizarre aussi, c’est que je vivais sans aucune source de stress. La musique est toujours présente en principe, mais à cette époque-là, je vivais dans le silence… Tu sais, la musique pour moi, c’est une sorte de névrose obsessionnelle… Quand je vis dans le silence, je me vide de mon stress…

Je me souviens d’une discussion que nous avions eue il y a un moment et durant laquelle tu me confiais qu’une chanteuse « pop » (comme tu l’as été) vivait un stress permanent durant la phase de composition, notamment… Avec des questions qui se posent comme : « Cette chanson-ci est-elle adaptée au format radio ? »

A.P. : En effet, c’est tout à fait ce que je ressentais.

C’est à ce moment-là que tu as radicalement changé de style musical. En embauchant deux jeunes musiciens qui font partie de la nouvelle génération du jazz. Puis avec Koen Gisen aussi, qui abandonne la guitare au profit du saxophone.

A.P. : Oui, j’avais besoin de me renouveler… On a cherché un batteur, on en a testé trois. Mais le choix de Casper Van de Velde et en filigrane celui du claviériste Hendrik Lasure avec lequel il forme Schnzl, s’est vite imposé à nous. Le duo d’or ! (rires)

(m’adressant à Casper Van de Velde) Ce que vous faites à deux avec Schntzl est fondamentalement différent de ce que l’on entend dans le quartet d’An Pierlé…

Casper Van de Velde : Hendrik et moi jouons tous les deux ensemble au sein d’autres projets. Ce n’est pas un problème pour nous. Ce que nous faisons avec Koen et An est très différent, c’est certain.

La rencontre a eu lieu au moment de préparer le spectacle « Sylvia » (conçu par Fabrice Murgia)…

A.P. : Oui, nous avions une résidence pour préparer le spectacle et le répéter. Nous avions aussi un peu de temps à passer ensemble, simplement pour le plaisir de jouer… Avec Koen, nous avions vu le film « Birdman » (réalisé par Alejandro Inárritu et dont certaines scènes sont jouées en solo à la batterie par Antonio Sanchez – NDLR). Le choix que nous portions au batteur était crucial.

«Je suis certaine que nous n’en sommes qu’aux débuts avec le quartet. Nous travaillons sur la longueur.» An Pierlé

(Koen arrive à ce moment-là) Koen, tu as été fort impliqué en tant que producteur, voire comme conseiller de la nouvelle vague du jazz flamand : il y a eu Dans Dans, Nordman et on vient de l’évoquer, Schntzl. J’imagine que cela a eu un impact sur An et sur toi, sur votre façon de composer…

Koen Gisen : En ce qui me concerne personnellement, oui. C’est évident. Non pas que j’en avais marre de faire des chansons « pop »…

A.P. : (l’interrompant) Quand même un peu. (rires)

K.G. : Oui, je dois l’admettre… Mais c’est le contenu musical qui m’intéressait surtout. Lors de ma jeunesse déjà, j’étais un fan de jazz, l’avant-garde surtout. J’écoutais des musiciens comme Anthony Braxton, mon idole absolue !

Je me pose toujours la question : pourquoi avoir abandonné la guitare pour le saxophone ?

K.G. : Ça fait partie de la composition, c’est mécanique… Je ne sais pratiquement pas lire une partition. La guitare, c’est simple au niveau des accords, j’aime ajouter une complexité à la musique.

C.VdV. : Il faut aussi se rappeler qu’à la base, tu étais un saxophoniste…

Casper Van de Velde & An Pierlé © France Paquay

Vous avez connu un succès international avec des chansons pop/rock, vous avez joué dans de grandes salles… Aujourd’hui, avec cette étiquette jazz qui vous colle dessus, ce n’est plus la même chose (en fin d’après-midi, le groupe devait se produire au Kaap d’Ostende, un club intimiste qui peut accueillir quelques dizaines de spectateurs…) Qu’est-ce que cela vous inspire ?

A.P. : Tu sais, jouer de la musique dans une petite ou une grande salle, ça reste un plaisir, celui de jouer. J’aime davantage jouer dans une salle comme celle du Kaap où tu sais que le public vient VRAIMENT pour t’écouter. D’un autre côté, nous sommes en construction. Je suis certaine que nous n’en sommes qu’aux débuts avec le quartet. Ce n’est pas toujours facile, le monde de la musique a tellement changé ! Mais nous, nous travaillons sur la longueur…

K.G. : Il y a une double perception : les compositions sont celles du quartet, mais les paroles demeurent celles d’An…

«Je n’ai vraiment pas la nostalgie de Werchter, par exemple. J’ai passé le cap !» Koen Gisen

On pourrait donc à nouveau vous voir dans une grande salle ?

A.P. : Pourquoi pas ? Le plus difficile, sans doute, ce serait d’arriver à persuader des gens à nous soutenir dans ce sens-là, de trouver un encadrement. C’est le système qui veut cela, notre musique n’est pas « difficile » à suivre. On le voit lors de nos concerts. Des concerts qui sont également des expériences pour eux… Je suis certaine que ça peut marcher… Ce n’est pas par fausse modestie que je dis ça. Le Cirque Royal, ce serait parfait pour nous !

K.G. : Ah oui, le Cirque Royal, c’est vrai ! Ce serait un bel objectif !

A.P. : Puis il y a un beau circuit international… Cette année, nous ouvrons le Gent Jazz !

K.G. : En ce qui me concerne, je n’ai vraiment pas la nostalgie de Werchter par exemple… (il soupire) J’ai passé le cap !

(un dialogue s’engage entre eux)

C.VdV. : J’aimerais vivre un jour cette expérience, par curiosité.

K.G. : Tu sais, ce genre de concert, c’est très abstrait. Tu te trouves loin du public, chacun est anonyme…

A.P. : Je serais curieuse de voir quelle serait aujourd’hui mon attitude sur une grande scène… Je crois que je me sentirais beaucoup plus à mon aise… Je me souviens avoir fait Werchter seule au piano alors que j’avais à peine un peu plus de vingt ans… Ce n’était pas facile !

K.G. : Je garde par contre un excellent souvenir des Eurockéennes (un festival annuel qui se tient en juillet à Belfort – NDLR), pour l’atmosphère qui y règne malgré le fait qu’il s’agisse d’un grand festival.

«La «solidarité» est un vieux thème de gauche devenu obsolète. Aujourd’hui, tout fonctionne au départ de l’individualisme.» Koen Gisen

Parlons de votre nouvel album, le deuxième dans cette configuration. « Ultimate Survival »… Il vient d’où ce titre ?

K.G. Ça vient de Patrick Van Caeckenbergh, l’artiste qui a conçu la pochette.

A.P. : Il avait déjà fait la pochette précédente. On n’avait à l’époque aucune idée du titre que nous pouvions donner à cet album. Il nous avait suggéré « Wiga-Waga ». Cette fois-ci, il a pris les devants en proposant simultanément la pochette ET le titre (rires). Il nous a dit s’être inspiré des paroles des chansons et de la musique. La pochette représente une poule qui protège deux chatons abandonnés. Les animaux sont capables d’avoir de l’empathie et d’être protecteurs vis-à-vis d’une autre espèce que la leur.

Casper Van de Velde, Koen Gisen & An Pierlé © France Paquay

Je souhaitais y venir. Au-delà de son aspect « comique », cette photo représente en effet un contre-pied aux sociétés qui deviennent individualistes, où le mot « solidarité » semble devenir désuet. C’est le message que vous nous transmettez ?

K.G. : Oui, tout à fait, même si c’est un thème lancé par Patrick. Ça n’a rien de politique. L’œuvre de Patrick est incroyable. Elle démarre par son aspect purement scientifique pour nous conduire petit à petit vers une certaine forme de poésie. Si on en vient à la politique, quand tu vois ce qui se passe actuellement aux States, cette photo prend tout son sens.

A.P. : Chacun doit démarrer à son niveau et créer des liens. C’est en réunissant tous ces liens que nous construirons des sociétés plus solidaires. Il faut changer des choses dans ce monde !

K.G. : Je parle un peu trop de politique (sourire). Ce qui me plaît dans ce titre « Ultimate Survival », c’est que ce n’est pas un slogan. La « solidarité » est un vieux thème de gauche devenu obsolète. Aujourd’hui, tout fonctionne au départ de l’individualisme. Tout se définit selon « l’individu ». Je n’aime vraiment pas ça ! La pochette du disque représente parfaitement ce que nous pensons.

«J’ai beaucoup appris en jouant avec Casper et Hendrik. D’abord à oser, puis à accepter de jouir de cette liberté qui nous tend les bras.» An Pierlé

Vous êtes publiés chez W.E.R.F. qui détient l’art de la formule (« le jazz pas jazz ») et qui, dans les notes biographiques qui accompagnent votre disque, indique, je cite : « Bien que « Ultimate Survival » ne soit pas un album de jazz classique, il reste indéniablement l’œuvre d’un véritable groupe de jazz ». Etes-vous d’accord avec cela ?

A.P. : Oui, pour ma part, je suis d’accord avec cela. Je ne suis pas une spécialiste du jazz. Le jazz, pour moi, représente une certaine forme de liberté. (elle se tourne vers son batteur) Tu en penses quoi Casper ? Toi qui es vraiment un jazzman ?

C.VdV. : J’ai étudié le jazz et j’ai tout oublié (rires).

A.P. : Voilà le bon état d’esprit qu’il faut avoir ! (rires)

C.VdV. : Je suis d’accord avec An. Quand tu joues du jazz, tu jouis d’une liberté d’action. Tu n’es pas obligé d’adopter un schéma précis couplet / refrain par exemple, comme dans la musique pop.

A.P. : Les nouveaux étudiants du jazz changent d’optique. Aujourd’hui, ils sont curieux, ils travaillent avec d’autres intentions. Ils accordent davantage d’importance au flow. J’ai beaucoup appris en jouant avec Casper et Hendrik. D’abord à oser, puis à accepter de jouir de cette liberté qui vous tend les bras.

Est-ce qu’on peut dire que cet album-ci est un peu plus lumineux, plus structuré que le précédent ?

K.G. : Oui, tout à fait ! On peut parler davantage de « chansons ».

C.VdV. : Je trouve en effet que « Ultimate Survival » est beaucoup plus structuré que « Wiga-Waga » qui avait été conçu à la même époque que le support musical de « Sylvia ». Même si certaines chansons restent ouvertes. Ça vient en partie de la postproduction réalisée par Koen aussi.

An Pierlé Quartet © France Paquay

Vous préparez le fond musical et An doit se débrouiller pour ajouter son texte par après ?

K.G. : Non, tout est enregistré en « live » ! Il y a juste un overdub sur « Hope ». Cela s’entend, c’est un peu plus poli que les autres titres.

An, tu as tourné en Wallonie avec un projet qui s’appelait « en français in de tekst ». Une suite est-elle prévue ? Sur disque ?

A.P. : Oui, un disque est prévu. On a changé le nom du projet qui devient « La lumière ». Les musiciens qui en font partie sont très occupés, on va essayer de le maintenir à quatre.

Le spectacle « La lumière » peut-il inciter les salles wallonnes à proposer également des concerts du quartet ?

A.P. : La tournée précédente a été anéantie par le COVID, mais d’habitude, nous obtenons des dates en Wallonie pour chacun de nos projets. J’ai des liens très forts avec la Wallonie !

Vous y reviendrez le 29 mai, au Reflektor de Liège !

A.P. : Oui, on s’en réjouit ! Le public liégeois, c’est toujours un peu spécial ! (rires)

An Pierlé Quartet
Ultimate Survival
W.E.R.F. / N.E.W.S.

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Yves Tassin