Antoine Pierre Urbex, Sketches of nowhere

Antoine Pierre Urbex, Sketches of nowhere

Antoine Pierre Urbex, Sketches of Nowhere

un projet différent du premier album…

Antoine Pierre sort un deuxième album personnel : Sketches of nowhere sur le label Igloo. Un album très différent du premier Urbex, un climat plus hypnotique, des compositions plus ouvertes, une musique plus électrique, davantage axée sur la formule en quintet qu’en octet et avec des invités : le flûtiste français Magic Malik et le saxophoniste hollandais Ben Van Gelder. Antoine explique toute cette évolution et son désir de dépasser les frontières de la petite Belgique. Une façon aussi de présenter les futurs concerts d’Urbex au Mithra Jazz Festival, le 3 mai, et, à Flagey, le 18 mai.

Propos recueillis par Claude Loxhay

On aurait  pu s’attendre à ce que Sketches of Nowhere soit dans le prolongement direct du premier Urbex. Il n’en est rien. Qu’est-ce qui a motivé ton choix ?

En fait, je ne me suis pas vraiment posé la question sur la direction que je voulais prendre. Cela s’est fait assez naturellement avec le groupe. On a quand même joué beaucoup de concerts sur la foulée du premier disque : une trentaine. J’ai senti qu’une direction se prenait en fonction du potentiel des différents musiciens, celui-ci s’affirmait de plus en plus. Je n’ai pas opéré un choix délibéré. La direction s’est prise en fonction de l’évolution de chacun, au niveau du traitement électronique du son avec Bert Cools, quelqu’un qui a effectué une recherche approfondie dans ce domaine. Ma motivation principale, c’est de jouer en fonction de toutes ces personnalités. Je suis heureux de voir à quel point le groupe a évolué dans ce sens-là. Au niveau des compositions, vu que j’avais plus envie d’expérimenter à partir de la potentialité des musiciens, j’ai écrit des compositions plus ouvertes, ce sont davantage des canevas à partir desquels on improvise, tandis que, pour le premier album, il y avait beaucoup d’arrangements sophistiqués parce qu’on était en octet: il y avait donc beaucoup de parties écrites. Ici, il s’agit plus d’idées couchées sur papier et à partir desquelles le groupe décidé ce qu’il veut en faire.

Dans ce deuxième album, je trouve qu’il y a une présence plus prégnante de la batterie: y a-t-il une influence du style induite par TaxiWars ou le projet Next Ape ?

C’est possible. Mais je crois que c’est juste mon évolution dans le temps parce que, quand on a enregistré le premier Urbex en 2015, je venais de rentrer de New York et, là, pour Sketches of nowhere, on enregistrait fin 2017. Entretemps, j’ai beaucoup joué avec TaxiWars et j’ai écouté d’autres batteurs qui m’ont influencé. Mon jeu évolue et, du coup, la musique que j’ai envie de faire a aussi évolué. Mais ce que je joue à la batterie dans Urbex est différent de ce que je joue dans TaxiWar ou dans le LG Jazz Collective. La musique influence mon jeu de manière différente.

(c) Arnaud GHYS

Sketches of Nowhere est nettement plus orienté vers une musique électrique, notamment avec la guitare de Bert Cools et ses nombreux effets…

C’est un aspect de la musique. Bert et son frère Stijn, qui est batteur, ont fait tous les deux une grosse recherche dans l’électronique. J’en parlais l’autre jour avec Bert, j’ai appris un truc : il a acheté sa première pédale d’effets quand il avait douze ans. Maintenant il en a 28, il a beaucoup travallé cet aspect d’effets dans son jeu. Bert, je ne le considère pas simplement comme un guitariste, comme on pourrait parler de Pat Metheny ou Nelson Veras, c’est un musicien qui utilise la guitare et l’électronique pour créer son propre univers. C’est un son qui me plaît, ce n’est pas une question de mode mais ça correspond à la manière dont on vit maintenant : l’électronique est fort présente dans le monde actuel. Je suis fort intéressé par le côté de ce qu’un signal électronique peut provoquer. Lui joue une note et puis, il y a une espèce d’armada de choses qui s’activent : il y a plein de surprises qui se passent. Pour nous, c’est hyper intéressant de mêler cela avec le côté acoustique de la batterie, de la trompette ou du piano de Bram De Looze qui, de son côté, opère une recherche très variée dans le son du piano, sans pour cela jouer du piano préparé. Il cherche différentes manières de faire intervenir le son, de façon à ce que la masse sonore ait une importance autre que seulement harmonique ou mélodique. C’est un côté qui est venu naturellement dans la direction musicale et je crois que la musique demandait cela. C’est une espèce d’interdépendance entre ce que les compositions demandent comme son et ce que le son donne comme influence aux compositions.

Tu as d’ailleurs joué quelques concerts en duo avec Bert Cools…

Oui, effectivement, notamment à L’An Vert. Ces concerts en duo m’ont donné encore plus d’idées pour écrire. C’est aussi intéressant de jouer séparément avec les différents musiciens du groupe, cela permet d’écouter attentivement ce que chacun fait avec moi et dans d’autres contextes, de mieux cerner leur personnalité. Cela me permet de savoir vers où je peux les emmener. C’est ce qui se passe aussi dans les groupes où je suis sideman. Les musiciens qui m’engagent savent ce que je suis capable d’apporter dans leur projet, je m’implique de manière différente selon les projets.

Toujours au niveau du côté électrique, Bram joue ici, à certains moments,  du Fender Rhodes et pas rien que du piano…

Le Rhodes de Bram, c’est une décision prise en studio, ce n’était pas prévu dès le départ. On a eu trois jours de studio et donc le temps d’expérimenter différentes choses. Si on avait installé le matériel le vendredi soir et enregistré le samedi, on aurait eu un disque différent. Le fait d’avoir trois jours a permis d’enregistrer beaucoup de musique et d’expérimenter les morceaux sous différentes facettes. Il y avait un Rhodes dans le studio et Bram est venu avec des pédales d’effets. Il joue déjà du Rhodes dans Lab Trio. Je lui ai proposé d’amener son matériel, il a tout branché et, sans que je lui dise qu’il utilise le Rhodes à tel moment, il l’a fait de lui-même, passant du piano au Rhodes comme il le sentait. On a enregistré des versions où il utilisait l’un ou l’autre et on a choisi par après. Je ne sais pas non plus ce qu’il va faire en concert : il a la liberté de choisir en fonction de ce qu’il ressent.

(c) Arnaud GHYS

Par ailleurs, Félix est toujours là à la basse électrique pour assurer l’assise du groupe…

Félix et moi, on se connaît depuis très longtemps et on joue dans plein de projets ensemble. En plus d’être amis, on est collègues de longue date. On a deux caractères très différents, musicalement et humainement, mais on  est complémentaires. Moi, j’ai un caractère assez explosif, tant au niveau du comportement qu’à la batterie, et Félix a un caractère de pilier. Il assure l’assise du groupe. Cette musique-là est vraiment chouette parce que, moi, je peux donner toute l’énergie que je veux et lui, va la canaliser. Il a malgré tout quelques expériences avec des effets, il a un pédalier avec des basses, des octavers mais il a plus un rôle d’assise dans le groupe que d’expérimentation.

S’il y a encore l’un ou l’autre morceau en octet, tu privilégies ici la formule en quintet…

Tout à fait, Entropy et Tomorrow sont joués en octet, plusieurs autres titres en quintet. On a beaucoup joué en octet en 2016, c’était génial. C’est une chance de pouvoir se permettre cela parce que la réalité financière est ce qu’elle est : faire tourner un octet n’est pas évident. De mon côté, j’avais envie d’expérimenter la formule en quintet avec laquelle on avait déjà enregistré l’un ou l’autre morceau. On a aussi fait quelques concerts en quintet : la musique évolue d’une certaine manière, j’avais envie d’aller plus dans cette direction-là. Enregistrer davantage de titres en quintet avait donc du sens. En fait, on a enregistré plusieurs titres en octet mais on ne les a pas gardés pour le disque: cette partie sera sans doute dévoilée plus tard, en concert ou sur un prochain album.

Par ailleurs, tu accueilles deux invités, le saxophoniste hollandais Ben Van Gelder et le flûtiste français Magic Malik, une manière de sortir du réseau belge habituel comme le fait Félix, en trio avec Nelson Veras ?

Effectivement, il y a ce désir de vouloir dépasser les frontières. Ben est un musicien que j’affectionne particulièrement, il a quelque chose de très fort, un son incroyable : c’est une voix importante du jazz contemporain.  Je savais qu’il pouvait participer à mon projet. Magic, c’est quelqu’un avec qui je voulais travailler depuis de nombreuses années. Une fois l’occasion s’est présentée : j’ai remplacé Stéphane Galland dans un workshop mis en place en France par Fabrizio Cassol.  Magic était là.Pendant trois jours, j’ai pu le côtoyer : c’était génial. Magic est quelqu’un de très inspirant, qui en plus joue incroyablement bien. Tu lui donnes une partition,  il en fait ce qu’il veut et c’est toujours musicalement parfait. Moi, émotionnellement, j’avais envie d’avoir sa sonorité sur l’album. On n’a pas encore de concert prévu avec lui mais j’espère que cela se réalisera en 2019. Voir à l’extérieur de la Belgique est une envie que j’ai depuis que je suis rentré de New York mais je n’ai pas encore eu l’occasion de multiplier les rencontres. Cela fait un moment que je me dis que c’est dommage de vivre au centre de l’Europe, à Bruxelles, soit à une heure de Paris, une heure et demie d’Amsterdam et ne pas en profiter. Voilà un an que j’essaye de rencontrer des musiciens européens, je vais à Paris au moins une fois tous les mois ou mois et demi. Par ailleurs, j’ai un projet qui s’appelle Cubistic Session à la Jazz Station : on accueille un musicien européen par mois, chaque fois d’un pays différent, pour lui faire découvrir les musiciens belges. On a fait le premier concert avec le contrebassiste grec Petros Klampanis, on va jouer avec le saxophoniste français Adrien Sanchez puis avec le batteur hollandais Mark Schilders. J’ai envie de créer cette émulation qui paraît naturelle à New York où on accueille un tas de nationalités. C’est un peu dommage de ne pas le faire ici, quelle que soit la génération des musiciens. Beaucoup de festivals belges programment en premier des groupes américains or il y a des tas de musiciens belges et européens qui mériteraient la même reconnaissance. Si je pense à Nelson Veras, voilà des années que j’écoute ses albums et je ne vois pas un de ses projets dans les programmes en Belgique. C’est génial de voir des musiciens américains en Europe mais c’est souvent les mêmes noms qui reviennent. On en parlait l’autre jour avec Ben : c’est la même chose aux Pays-Bas. Il y a d’abord un chauvinisme à l’égard des Etats-Unis puis des musiciens  nationaux mais peu d’échange entre musiciens européens. Bien sûr, c’est intéressant d’être programmé en première partie d’un groupe américain, comme c’est le cas pour nous au Mithra où Urbex joue en première partie de Tom Harrell, un musicien incroyable ou comme ce fut le cas au Middelheim où nous partagions l’affiche avec Mark Guiliana, Joshua Redman et Charles Lloyd. Mais c’est dommage de ne pas profiter des fortes personnalités européennes. On peut faire un parallèle avec l’idée d’Europe : il y a de plus en plus d’eurosceptiques parce que, dans tous les domaines, on assiste à un repli sur soi.

Magic Malik intervient sur trois compositions…

Oui, sur Entropy, on entend d’abord un solo de Steven Delannoye puis Magic joue. Ensuite, il y a un solo de Bram et un arrangement avec les deux ténors. Sur Green Over Grey et Sketches of Nowhere, il joue avec le quintet, soit avec Jean-Paul Estiévenart à la trompette,et cela, avec une grande spontanéité. Sur Sketches, il se met à chanter la mélodie que Jean-Paul est en train de jouer: c’est un moment fort du studio. On a tous été étonnés parce que c’était le moment d’improvisation de Jean-Paul et Malik, sans que cela soit prévu, s’est mis à chanter en écho à la trompette. La voix de Malik m’a toujours frappé.

Magic Malik a souvent été invité par Octurn et Aka Moon…

Oui, parce que c’est quelqu’un qui fait partie de cette musique expérimentale belge de la veine M’Base, la vague Steve Coleman. C’est un peu la musique de jazz sérielle belge, une scène très forte qui influence beaucoup de musiciens parmi lesquels il y a nous. Aka Moon, c’est toute mon adolescence. Quand j’étais en quatrième secondaire, l’album Amazir est sorti avec Magic Malik et Nelson Veras. Cela a été mon disque de chevet pendant longtemps.

Ben Van Gelder ouvre et ferme l’album sur des plages à trois, avec toi et Bert Cools…

Ben a aussi enregistré trois morceaux en octet et quintet mais on ne les a pas gardés pour l’album. Quand je suis sorti du studio, j’avais plus ou moins deux heures trente de musique. Il a fallu faire des choix. On a l’idée de faire un vynile  avec les plages qui ne sont pas sur le cédé. Dans les morceaux enregistrés avec Ben en studio, toutes les versions étaient superbes mais il n’y avait pas ce son qui correspond à l’album. Quand on écoute l’album, on s’aperçoit qu’il y a une sorte de fil rouge qui relie les thèmes. Pour la petite histoire, les deux plages sur lesquelles on entend Ben proviennent en fait de deux improvisations faites au départ en duo avec Bert, en studio, pendant le temps de midi. On a improvisé et j’ai demandé à Vincent De Bast d’enregistrer. L’idée était d’improviser sur une mélodie écrite pour une autre composition. Quand j’ai réécouté la musique, j’ai eu envie d’utiliser ces deux passages qui correspondent avec l’atmosphère de l’album. Mais je trouvais qu’il manquait quelque chose. J’ai téléphoné à Ben, je lui ai demandé s’il n’avait pas une heure devant lui pour que je lui envoie ces morceaux et qu’à son tour, il improvise dessus. Il a accepté et il m’a renvoyé le matériel. On l’a monté en studio. Après cela, est venue l’idée d’ajouter des samples. J’ai mixé pendant sept jours avec Vincent qui est un ingénieur son fabuleux avec qui je travaille tout le temps. Alors que j’étais dans le train pour aller chez lui  Tournai, j’ai envoyé des messages à Pamela, ma compagne et à un ami comédien, en disant: “Téléphonez-moi, laissez-moi un message comme si vous vous réveilliez un jour et que, autour de vous, il n’y avait plus personne : un monde vide”. Ils se sont prêtés au jeu et j’ai utilisé leur message pour les samples.

(c) Arnaud GHYS

Ben Van Gelder, tu l’avais croisé pour le projet Next Ape présenté au Marni, là aussi il y avait des samples…

Next Ape au Marni  était une première, vraiment un work in progress. Ben était là en invité du quartet, avec Veronika Harcsa au chant, Lorenzo Di Maio à la guitare, Jérôme Klein aux claviers et moi. On est en train de préparer la sortie officielle du projet. On aura une grosse semaine de présentation du projet en février 2019: on aura trois ou quatre gigs et on ira en studio pour enregistrer.

Peux-tu expliquer certains titres? Entropy, par exemple…

J’ai eu une période pendant laquelle je me suis intéressé à la physique quantique, notamment pour le travail de Stephen Hawkin. J’ai commencé à lire un ouvrage sur le big bang et à me documenter. L’entropie, c’est le principe du désordre, ce qui caractérise le temps. Quand on casse un verre qui est à l’état d’ordre ordonné puisque les molécules sont attachées, celles-ci se séparent et on ne peut reconstituer le verre. Dans le morceau, au début, c’est l’ordre, avec une grille d’accords très ordonnée, c’est le même accord qui se déplace de manière parallèle et, au fur et à mesure que le morceau avance, de plus en plus d’éléments se cassent : c’est le cahot total. Voilà l’idée de base.

Et Aux Contemplatifs ?

C’est un morceau que j’ai écrit alors que j’avais déjà écrit plusieurs compositions mais je voulais clôturer des idées que j’avais dans mon carnet. Je n’avais pas d’endroit pour pratiquer le piano. Joachim Caffonnette m’ a proposé d’aller chez lui. C’était une journée entière où il pleuvait. Pamela et Joachim sont des personnes très calmes. Moi, je vis à trois cents à l’heure, je dois toujours être actif. Or, Pamela peut vraiment s’asseoir et regarder la pluie par la fenêtre pendant quinze minutes. Moi, c’est un concept qui m’est étranger. Ce morceau est venu de l’admiration pour ces personnes contemplatives.

Et le titre Shetches of Nowhere ?

Urbex, c’est l’exploration d’endroits abandonnés, mais très oniriques. Les titres viennent toujours de la même manière. J’invite Pam au restaurant, on commande une bouteille de vin et on commence à écrire toutes les idées qui nous viennent. Pam est une sorte de catalyseur d’idées. Elle a réfléchi et m’a dit “Sketches of nowhere”: des images de nulle part.

Il y a deux concerts de sortie d’album. D’abord au Mithra le 3 mai, avec des invités, comme Hermon Mehari à la trompette puis à Flagey, le 18 mai…

Hermon est un ami américain qui habite Paris. A la base, Jean-Paul ne devait pas être libre, j’ai pensé à Hermon. Mais, finalement, Jean-Paul a pu se rendre libre. Il reprend son rôle, ce qui m’arrange. Pour moi, il fait partie du son d’Urbex.

Au saxophone, il y aura Ben Van Gelder, Toine Thys et Tom Bourgeois…

Ben sera là pour les deux concerts. Tom, que je connais du Conservatoire, remplacera Steven Delannoye qui est en tournée avec son duo, en compagnie de Nicola Andrioli : il ne peut quand même pas se faire remplacer dans son propre projet… Ce n’est pas grave, d’autant plus que l’accent est mis sur le quintet. Ces deux dates vont constituer un vrai “trip”.