Barbara Wiernik: «Ellipse», le partage des voix

Barbara Wiernik: «Ellipse», le partage des voix

Barbara Wiernik © Olivier Charlet

Le nouvel album de Barbara Wiernik est d’une belle originalité et d’une grande beauté, un peu comme un tapis de soie qui sort du canevas, dévoilant sa légèreté et sa souplesse. Barbara nous en parle.

«Le projet est né de l’envie de choisir des instruments peu utilisés dans un environnement jazz.»

Barbara Wiernik © Robert Hansenne

Barbara, peux-tu d’abord évoquer les prémices du projet « Ellipse » ?
Barbara Wiernik : A la base, le projet est né de l’envie de choisir des instruments peu utilisés dans un environnement jazz. J’avais envie de faire d’autres expériences, de mettre ma voix dans un environnement inhabituel. J’ai cherché aussi bien des instruments que des personnes avec qui ça pouvait fonctionner. J’ai vraiment pris le temps de créer un groupe, il n’y avait pas d’urgence et j’attendais que ce soit le bon moment avec les bonnes personnes. Petit à petit, les choses se sont mises en place avec ces magnifiques musiciens. Il a fallu créer la musique, j’en ai parlé à Alain Pierre et on a décidé de s’y atteler ensemble. Les compositions sont principalement d’Alain, mais j’ai aussi écrit quelques morceaux. Tous les arrangements par contre sont d’Alain Pierre et les paroles sont essentiellement de moi.

Quand tu as formé le groupe, n’as-tu pas pensé à une de tes chanteuses de référence, Norma Winstone, qui a aussi utilisé la clarinette et le violoncelle sur plusieurs albums ?
B.W. : C’est sûr qu’elle est une vraie référence pour moi. C’est une chanteuse qui parle à mon âme de façon très directe. J’ai eu et j’ai encore la chance de la côtoyer, ceci depuis environ trente ans. C’est vrai qu’elle a utilisé la clarinette basse et le violoncelle, mais associés à un piano. Du coup, la clarinette est utilisée très différemment que dans ce projet-ci où c’est plus comme une broderie qui se glisse entre les autres instruments.

C’est en effet une sorte de tissage où les instruments collent fort à la voix, et tu y ajoutes le vibraphone et le marimba qui sonnent aussi de façon très naturelle.
B.W. : Je pense que la façon dont Alain a arrangé la musique pour ces instruments met tout le monde en valeur. Tous les rôles s’échangent. J’ai envie de dire qu’on est tous à l’avant-plan puis à l’arrière-plan.

Il y a en effet beaucoup de place pour les solos et on te sent parfois en retrait.
B.W. : C’est un vrai groupe et c’est un réel plaisir de partager avec eux. Je m’estime très chanceuse d’être avec ces musiciens. Ils ont compris notre définition de ce projet, ce qu’on voulait y apporter comme énergie, comme atmosphère, comme émotion, comme couleurs… Je les remercie d’être avec moi dans cette aventure.

«C’est tout à fait du jazz européen.»

Ce sont aussi des musiciens qui tournent dans une atmosphère qui n’est pas vraiment jazz. C’était une volonté aussi de prendre des musiciens qui sont dans cette esthétique qu’on appellerait jazz européen ?
B.W. : C’est tout à fait du jazz européen.

Barbara Wiernik © Robert Hansenne

C’est quelque chose qui t’occupe beaucoup. Tu fais de la recherche et de l’analyse sur cette définition du jazz européen en rencontrant de nombreux chanteurs européens. Peux-tu nous dire un mot de ce travail ?
B.W. : C’est une étude que je fais pour le Conservatoire flamand de Bruxelles, en lien avec la VUB. Ça fait deux ou trois ans que j’ai débuté une thèse de doctorat, une idée qui n’est pas de moi au départ. J’ai décidé de faire cette recherche sur base d’entretiens, pour déterminer les influences des chanteurs de jazz actuels en Europe, essayer de comprendre jusqu’à quel point la tradition du jazz américain est toujours aussi importante ou pas, et essayer de comprendre les influences selon les pays dans lesquels on grandit. Voir si le folklore s’imbrique dans notre jazz. C’est différent d’un pays à l’autre et j’essaie de rencontrer un maximum de chanteurs et des historiens spécialisés dans le jazz.

Y trouves-tu déjà des constantes qui pourraient définir un jazz vocal européen ?
B.W. : Il se fait que pour le moment, j’ai interviewé beaucoup de chanteurs et chanteuses du label ECM ou qui s’apparentent à ce label. Et je me rends compte effectivement que les chanteurs que j’ai interviewés vont vers d’autres choses que la tradition américaine. Mais tout le monde me dit qu’à la base il y a ça, et j’en suis la première convaincue : on ne peut pas renier d’où vient le jazz, ça fait partie de nous tous et c’est notre langage commun. Depuis les années septante, il y a cette école du jazz vocal européen qui a été influencée grandement par Norma Winstone.

Elle est d’ailleurs bien présente sur ton disque.
B.W. : « Distant Destiny » est une composition d’Alain Pierre écrite en mémoire de Kenny Wheeler. J’ai pensé alors que ce serait génial que Norma Winstone accepte d’écrire les paroles de ce morceau, ce qu’elle a fait et j’en suis très heureuse évidemment.

Barbara Wiernik © Olivier Charlet

«Je trouve que c’est important de dire ce qui nous préoccupe, en espérant que ça ait un minuscule impact.»

Il y a aussi dans les textes que tu as écrits une sensibilité aux problèmes actuels. Par exemple, sur « Color Blind », tu parles de « snow made of plastic », de « green is the color of my ears when I see the last trees dying”.
B.W. : On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. C’est pour nous les musiciens la seule façon de nous exprimer. Ça ne veut pas dire qu’on ne doit écrire que des textes engagés car l’auditeur a aussi besoin de textes réconfortants qui font grandir l’imagination, qui éveillent les sens. Mais je trouve que c’est important de dire ce qui nous préoccupe, en espérant que ça ait un minuscule impact. J’ai passé beaucoup de temps sur les textes, j’ai fait ça avec tout mon cœur. L’anglais n’est pas ma langue maternelle, même si ma mère est anglaise, et j’ai eu plusieurs correcteurs, relecteurs : ma maman bien sûr, mais aussi David Linx et Norma Winstone, de très chouettes échanges.

N’aurais-tu pas glissé un soupçon de musique karnatique dans l’album ?
B.W. : Dans le morceau « What If », je fais une petite introduction en référence à cette musique. Ici, j’en puise juste des influences en laissant ma voix aller dans cet univers. J’aime glisser des petits ingrédients dans ma musique.

Ellipse © Olivier Charlet

«Ellipse, c’est l’idée que tout ne soit pas dit, que tout ne soit pas évident.»

Le titre d’un album fait souvent référence à un morceau, ce n’est pas le cas ici. Alors, pourquoi « Ellipse » ?
B.W. : Une ellipse est une omission d’un ou plusieurs éléments de l’énoncé sans que celui-ci ne cesse d’être compréhensible. Ici, c’est à la fois le nom du groupe et du projet. « Ellipse » fait sens par rapport à différentes choses. On parlait de la broderie dans cette musique, et « Ellipse » est pour nous l’idée que tout ne soit pas dit, que tout ne soit pas évident, la manière dont les notes se sont agencées sans en dire trop, en laissant une part de mystère musical. C’est un des sens. Il y aussi cette idée circulaire entre nous quatre. Et puis c’est aussi un groupe où il y a trois femmes et on trouve les trois premières lettres ELL. J’aime aussi cette idée de féminité.

Barbara Wiernik
Ellipse
Spinach Pie Records

Chronique JazzMania

Prochains concerts : le 22 septembre au Marni Jazz Festival (Bruxelles), le 23 septembre à Deinze (De Plaats), au Rideau Rouge le 5 octobre (Lasne) et à la Chapelle de Verre le 11 décembre (Braine-le-Comte).

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin