Bartok & Folk
BARTÓK & FOLK
Bartók fut l’un des maîtres de la musique contemporaine. Il écrivit ceci à propos de son confrère Kodály « Son art a une double racine, tout comme le mien; il procède de la musique paysanne hongroise et de la musique française moderne. » Ce qu’on sait moins c’est que Bartók et Kodály parcoururent la Transylvanie ainsi que d’autres régions limitrophes de la Hongrie et transcrivirent d’oreille des milliers de chansons ou d’airs de musique populaire. « Bartók notera et enregistrera sur rouleau phonographique près de dix mille mélodies populaires hongroises, slovaques, roumaines, ukrainiennes, serbo-croates, bulgares, turques, arabes (dans le Sud Algérien), travail d’une ampleur et d’une qualité scientifique sans précédent. »(1)
Un disque récent, “BARTÓK & FOLK – Complete Works For Male Choir, Interspersed With Folk Music” {Budapest Music Center Records }, nous permet d’entendre six œuvres chorales que Bartók composa entre 1903 et 1935, interprétées par le chœur de ténors et basses, le Saint Ephraim Male Choir, dirigé par Tamás Bubnó, « Son but principal est de rechercher, présenter et diffuser l’héritage vocal de la musique de rite Byzantin-Chrétien (…) et de soutenir la musique européenne contemporaine et d’enrichir la riche littérature hongroise pour chœurs d’hommes (Liszt, Bartók, Kodály, Ligeti) ». (2) Outre des œuvres chorales, ce disque nous fait découvrir des morceaux instrumentaux interprétées principalement par Balázs Szokolay Dongó, des improvisations, créations ou interprétations de chants annotés. Le livret d’accompagnement du disque indique à son sujet : « Ses propres compositions portent la trace de la culture musicale de différents peuples (hongrois, roumain, serbe, croate, slovaque et tsigane), il a également un feeling moderne, contemporain. » (3) Dès la toute première œuvre chorale de Bartók, presque de jeunesse, Evening {1903, cinquième titre du cédé), on est frappé par l’aspect presque postromantique de l’écriture tout comme par le niveau professionnel élevé du chœur chantant cette mélopée simple et belle en close harmony. Et, on note déjà l’utilisation d’effets de syncope {c’est-à-dire de début d’une phrase ou de note décalée par rapport au temps, exemple 01:44/01:55}. Les 5 Chants Populaires Slovaques, composés en 1917 {septième titre} sont en fait des chants guerriers de l’époque de la première guerre mondiale, interprétés en slovaque par le chœur. Le premier est une mélopée triste, le quatrième décrit la douleur de la bien-aimée qui revoit le corps de son fiancé, mort. Les deuxième, troisième et cinquième sont nettement rythmés et chantés d’une manière impeccable en close harmony par un chœur mêlant agréablement les timbres et intonations. Quatre Vieux Chants Hongrois {deuxième titre} reçut une première mouture en 1910-1912, fut remanié par Bartók en 1926 {seizième titre}. On remarque déjà dans ces chants de 1910-1912, certaines caractéristiques essentielles de la technique chorale du compositeur. Le premier chant lent, emphatique, avec un parfait équilibre entre ténors et basses se voit modulé par le deuxième chant, comme s’il était un écho du premier mais en rythme plus soutenu. Le compositeur, outre les syncopes, et les rythmes typiquement hongrois, utilise des leitmotivs mélodiques, ou la répétition de phrases ou de mots d’emphase ou d’accentuation souvent rythmique. La version de 1926 a surtout été remaniée sur le plan des nuances de coloration de timbres, de profondeur sonore et d’augmentation de volume des voix à certains moments, qui rendent certains de ces airs poignants. Les Chants Populaires Székely datent de 1932 {dixième titre}. Le premier chant de près de 4 minutes est sublime, d’une beauté et simplicité élégiaques qui rappellent le meilleur de la musique modale, dans une sublime interprétation par le chœur. Le deuxième fait penser au flux et reflux de l’océan. Les troisième, quatrième et cinquième, qui nous permettant d’admirer la clarté d’articulation et de projection sonore des chanteurs du chœur, sont chantés selon des rythmes, typiquement hongrois, nettement accentués. Des Anciens Temps est un cycle de 14 minutes de chants, divisé en 3 parties {douzième, treizième et quatorzième titres}. La première partie, mélange des moments de calmes et rythmés, voit l’utilisation de la technique itérative de fragments (ex. 02:08/02:31). La deuxième partie à l’unisson ou en contrechants fait, elle, penser, par sa polyphonie occasionnelle, à des chants moyenâgeux. Quant à la troisième partie, dès le début, on pense à de la musique religieuse orthodoxe. Remarquons avec quelle élégance Bartók distille le mot ‘nincsen’, répété trois fois sur deux octaves descendants d’intervalle et en trois timbres différents (02:49/02:56). Dans cette même dernière partie, on peut entendre Bartók utilisant une technique de vocalise qui n’est pas dissimilaire de ce que fit Alban Berg dans Wozzek, le chœur égrenant les mot Fúr, farag, vasait, d’une prosodie hachée et alinéaire (03:10/03:13). Ce chant et composition chorale ultime également d’une extraordinaire beauté. Il faut féliciter le chef et dirigeant de chœur Tamás Bubnó pour la parfaite mise en place et la sublime qualité d’interprétation de ces chants qui, connaissant Bartók, n’ont pas dû être aisés à interpréter sur le plan des nuances et des rythmes quelquefois retors.
L’autre facette de ce cédé nous permet d’écouter Balázs Szokolay Dongó au pipeau, aux différents recorders, táragató, tilinkó et cornemuse. Certains mélomanes croient souvent que le summum de la maîtrise instrumentale est le fait de jazzmen ou de musiciens classiques. On oublie que dans les Balkans, en Grèce, en Turquie, en Espagne, dans les régions de tradition gaélique, dans la musique Klezmer, Tsigane, on peut entendre des musiciens étourdissants de virtuosité. Balázs Szokolay Dongó fait incontestablement partie de cette catégorie et il le prouve dans les 10 morceaux qu’il joue en solo {titres 1, 3, 4, 6, 8, 9, 11, 15, 17, 18}, avec un accompagnateur au gardon {violoncelle de percussion} ou avec le chœur. Sans entrer dans les détails, la musique que joue ce musicien est d’une qualité professionnelle élevée. Ce qui m’a frappé à certains égards c’est que dans certains morceaux les improvisations ou interprétations me faisaient penser à d’autres musiques, gaélique le plus souvent, notamment Bagpipe music and ‘nóta’ songs from Nagymegyer {nóta = annotations, soit musique retranscrite d’oreille par Bartók}, Slovak Melodies on the Bagpipes et To Budapest I go {troisième, huitième et dix-septième titres}. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de copié/collé, mais souvent, en musique et particulièrement pour la musique populaire, on est parfois confronté à d’étonnants rapprochements mélodiques, rythmiques voire harmoniques. Des convergences en fait qui prouvent que la musique est un langage universel recelant quelquefois plus d’analogies entre genres que les peuples ou langue ne sauraient en avoir. Et, en parlant de proximités musicales, dans le morceau des chants de Nagymegyer, le chœur intervient à un certain moment (02:26) en contrechant martial, fortement rythmé et un court fragment rappelle le chant populaire russe ‘Baba Yaga’ que Christian Vander reprit dans un album de Magma, chanté par un chœur d’enfants. J’ai bien aimé la sonorité du táragató dans My Horse has bolted {quatrième}, qui se rapproche du saxophone soprano mais en plus chaud et moins lissé. Souvent, on admire le lyrisme dont ce musicien est capable, comme par exemple dans Slovak folksongs for tilinkó and recorder {sixième titre} dont j’ai apprécié le climat mélancolique, les sons traînants et ces appogiatures qui sont une caractéristique essentielle de la musique du monde interprétée sur des instruments à vent. Plusieurs morceaux nous permettent d’entendre ces rythmes hongrois particuliers tels To Budapest I Go et Pile Your cart High, Farm Hand {dix-septième et dix-huitième titres}, ce dernier morceau étant non seulement fortement rythmé mais martial d’interprétation. Peu de personnes apprécient les chœurs et/ou les musiciens qui jouent de la musique populaire {du monde comme on la qualifie actuellement}. C’est dommage. Ce disque hongrois d’hommage aux six compositions chorales de Bartók ainsi qu’à la musique populaire du pays, est une véritable découverte. Un disque servi par un chœur d’hommes qu’on peut situer au meilleur niveau de ce type d’ensembles, et un soliste, compositeur et interprète d’airs populaires qui gagnerait à être connu chez nous. Car, s’il a déjà joué à Amsterdam, Londres, New York, en Australie, au Japon et en Chine, il nous reste encore à le découvrir.
Roland Binet