Blesing-Tocanne, L’impermanence du doute
Alain Blesing – Bruno Tocanne, L’impermanence du doute
La discographie de Bruno Tocanne est parsemée d’une série de duos qui témoignent à la fois d’un désir profond de liberté et d’une capacité d’écoute de l’autre nourrissant sa musique depuis toujours. La batterie n’est pas chez lui l’instrument d’une confrontation, son jeu impressionniste et suggestif en faisant un musicien marchant dans les pas de celui qui est sans nul doute son père spirituel, le grand Paul Motian. Fûts et cymbales chantent, dansent, dessinent des motifs, n’aiment rien tant que relancer la conversation et s’échapper sur des chemins de traverse. Les influences du batteur sont multiples, en provenance aussi de l’univers du rock,comme l’avait prouvé en son temps le disque de l’i-Overdrive Trio dans un Hommage à Syd Barrett, membre fondateur de Pink Floyd. L’idée des dialogues ne date pas d’hier : ce fut Tocade(s) en 1999 avec la clarinettiste Catherine Delaunay ; puis Passeur de temps (2007) aux côtés du guitariste Jean-Paul Hervé ; en 2011, le pianiste (et parfois guitariste) Henri Roger tentait l’expérience avec Tocanne pour l’enregistrement de Remedios la Belle ; plus près de nous, en 2015, des Chroniques de l’imaginaire mettaient en scène le pianiste Jean-René Mourot. Cette fois, c’est un autre guitariste, Alain Blesing, qui se voit confier le rôle du partenaire de conversation. Ou peut-être est-ce l’inverse après tout, car il n’existe pas de hiérarchie dans ces rencontres. Quoi qu’il en soit, on sait que Blesing est un fidèle des aventures en musique de Bruno Tocanne, lui qu’on avait retrouvé en 2011 au sein d’un quartet chargé d’électricité pour Madkluster Vol. 1. À cette occasion, nous le présentions comme « un musicien dont les paysages musicaux sont vastes, avec pour fil conducteur l’ouverture vers toutes formes d’expression à travers lesquelles se manifeste sa curiosité. Son appétit peut le conduire à explorer les musiques traditionnelles occidentales ou orientales ou à démontrer sa passion pour le rock progressif (King Crimson et Soft Machine, en particulier) avec sa Théorie des Cordes, ensemble où s’illustrent dix guitares électriques, sans oublier le répertoire de Songs from the Beginning avec notamment John Greaves et Hugh Hopper ! ». Depuis, les deux amis ont pu travailler ensemble à plusieurs reprises, en particulier dans le cadre du très réussi Over The Hills, salué par celle à qui il rendait hommage, Carla Bley. Ce duo de l’amitié publie L’Impermanence du doute. Ce titre aux mots choisis traduit l’état d’esprit dans lequel les deux musiciens ont travaillé. Le Larousse définit ainsi l’impermanence : « Caractère de ce qui n’est pas permanent, ne dure pas et change sans cesse ». On peut imaginer que Blesing et Tocanne, aussi aguerris soient-ils, savent se remettre en cause et repartir de zéro à chaque nouvelle expérimentation. Rien n’est jamais acquis. Leur foi en la musique va de pair avec une alliance d’humilité et de détermination qui les pousse à oser. Habillé dans le livret cartonné si cher au Petit Label (membre des Allumés du Jazz), ce disque au tirage limité à 100 exemplaires numérotés est d’abord un objet auquel on s’attache physiquement, y compris lorsqu’il réserve une surprise à vous faire… tourner la tête ! C’est très important, l’emballage, en ces jours de dématérialisation. Et puis la musique vient… Une écoute au casque, volume assez fort, sera la garantie d’un voyage aux couleurs multiples, qu’on se le dise. Alain Blesing et Bruno Tocanne sont ici tout autant illustrateurs que mélodistes. La guitare est tour à tour atmosphérique, granuleuse, saturée, bruitiste, libérant quand il le faut des arpèges aux accents méditatifs. À ses côtés – parfois face à elle – la batterie roule des fûts, polyphonique, pour mieux apprivoiser ensuite le silence par petites touches sur les cymbales ; elle rappelle une fois encore sa force de suggestion. Tout cela est largement improvisé, c’est une musique de l’instant qui se joue, rebelle et tendre à la fois. Sans doute à l’image de deux musiciens qui parlent un langage commun, celui d’un jazz spontané qui se souvient des forces électriques en présence dans le monde du rock. Le final de l’album est à cet égard la parfaite illustration de cette énergie et d’une forme de pudeur, aussi. On y découvre la composition titre consistant en une puissante montée en tension, qui ouvre la voie à « Trabizon », un traditionnel turc déjà présent sur le duo Tocanne/ Delaunay et dont l’arrangement était alors signé… Alain Blesing. La boucle est bouclée. L’Impermanence du doute aurait-elle alors des airs de vérité ?