Braxton, Fujiwara, Rainey Trio
Anthony Braxton, Thomas Fujiwara & Tom Rainey Trio,
Trio New Haven 2013 (New Braxton House, 2014)
On connait la relation particulière qui lie Anthony Braxton avec ses batteurs. Ils ont été nombreux à être fort marquant dans sa carrière : il y a eu Max Roach, pour l’album Birth and Rebirth, présent sur le coffret CamJazz ou encore Gerry Hemingway qui reste certainement le plus proche de lui. Il y en a d’autres, il y en a tant, de Barry Altschul à Aaron Siegel, le percussionniste du fameux 12+1tet qui restent parmi ses alliés ses plus proches.
La musique de Braxton doit beaucoup au temps, au rythme, à la relation organique et ordonnatrice de la pulsation. Dans la réflexion qu’il mène sur la musique depuis plus de 45 ans, le batteur a un rôle central ; il est la courroie de transmission qui permet de rappeler le passé, de tenir le présent et de construire le futur dans une même syncope. C’est le batteur qui est souvent, dans ses quartets notablement -surtout quand il s’agit d’Hemingway, dans les années 80- qui est le principal allié du saxophoniste.
C’est tout le sujet de ce Trio (New Haven) 2013, où Anthony Braxton se mesure à deux batteurs en trio ; une première, sauf erreur de ma part. Et ce n’est pas une rencontre fortuite ou courte ; le disque sorti sur le label New Braxton House est un quadruple album long, avec quatre compositions qui font presque une heure chacune.
Ce qui est étonnant c’est le choix de ses deux batteurs, que l’on a pas vu souvent avec Braxton, comme Thomas Fujiwara, qui a fait partie du Creative Music Orchestra au début de la décennie. Quant à Tom Rainey, on ne l’avait jamais vu à ses côtés. Pourtant, dès la composition 364a, on voit que la complicité est immédiate.
Utilisant le concept de Falling River Music (FRM), les musiciens ont devant eux une partition colorée par des à-plat de peinture aux dessins géométriques, avec peu d’indication. La musique envisagée est donc assez interprétative, même si le langage Braxtonien intègre d’autres morceaux enchâsses en citations, plutôt issus de la Ghost Trance Music (GTM). La FRM fait appel à la sensibilité de musiciens qui, s’ils ne jouent pas souvent ensemble se connaissent bien. Braxton en les choisissant agrandit son cercle, créé de nouvelles branches à sa galaxie : Rainey joue avec Laubrock et Halvorson en trio etplus. Fujiwara joue avec Ho Bynum et Halvorson quand il n’est pas avec Matana Roberts. Le cousinage a beau être récent, il n’est pas éloigné.
La relation duale habituelle avec ses batteurs, va se transformer en une relation tierce, telle que celle que l’on connait dans un trio “classique” avec contrebasse. La triangulation des deux batteurs retrouvent parfois cette configuration classique avec un batteur qui frappe et l’autre qui cherchent un rôle plus musical. Les deux frappeurs communiquent par ailleurs ensemble tout en construisant leur relation au saxophoniste. Celui-ci sort pour l’occasion les membres extrêmes de la famille, avec le petit sopranino et l’énorme contrebasse, au coeur des cymbales frottées et des caresses des peaux qui tutoient parfois le silence. Dans la composition 364f, sur le deuxième CD, alors que les deux batteurs semblent effleurer tous deux leurs fûts plutôt que de les frapper lourdement, on pourrait trouver le chaos, les cris… Nous avons une construction méticuleuse qui cherche à agrandir l’espace plutôt qu’à l’emplir absolument.
Par instant, la rupture vient, se fait sentir, il y a une fièvre qui s’empare de l’un ou l’autre des batteurs sans que l’on sache vraiment les distinguer. Dans la dernière moitié de la 366b, comme dans un instant plus fugace de la 364a (premier album), les racines d’un jazz originel se font sentir, porté par des batteries aux mouvements frénétiques qui s’imprègnent de la tradition la plus Free.
Braxton y répond par un jeu plus en rupture, cassant parfois à l’alto, dans cette même composition 364f comme dans le point central du quatrième album (366b), où les deux batteurs s’affrontent alors que Braxton montre cette même énergie anguleuse qu’il met dans ses enregistrement solo d’altiste.
Braxton est seul parfois. Seul au milieu de cette double rythmique aux identités fantomatiques à chercher dans les tréfonds du temps, lorsque le saxophone contrebasse pénètre l’entrelacement des frappes des deux batteurs jumeaux, aux franges du silence (366d).
Bien sur, dans un roulement ou un flot de tintement on croit reconnaître le style plus coloriste de Rainey, ailleurs, une frappe plus lourde est sans doute à créditer à Fujiwara. Mais le sujet n’est pas là. Il est dans la construction de nouvelles interactions entre musiciens qui cherchent un point de fusion. Il naît à la fois dans la pureté du son et le temps laissé à sa conception. Et il nous emporte, bien naturellement.