Catherine Smet, Ilusiones
Catherine Smet, une pianiste à découvrir !
Jouer en solo au piano constitue l’ABA en musiques classique et contemporaine. En jazz, tous les pianistes ne s’y sont pas essayés. Personnellement si je n’apprécie guère Ahmad Jamal en trio, je l’ai vu en solo à Flagey et il y était éblouissant, à la mesure de sa réputation. De même pour Jarrett et Petrucciani, si en trio ou quartette, ils me laissent indifférents, en solo, je les vénère. Un jazzman comme McCoy Tyner est aussi fabuleux en groupe qu’en piano solo. Quant à Oscar Peterson, il s’en était fait une spécialité, même si on peut ne pas l’apprécier, compte tenu de ses extravagances pianistiques.
Catherine Smet, une pianiste belge, vient de sortir un album en piano solo, “Illusiones”, dédié, entre autres, «à tous les êtres sensibles de cette planète». Pour ceux qui connaissent son parcours, on peut dire qu’elle est protéiforme et versatile {au sens anglais du terme}. Après de solides études classiques à Anvers et Bruxelles, des cours de jazz dispensés par de grosses pointures de la scène belge, des séjours à Buenos Aires et Cuba, on l’a vue et entendue dans du free, du jazz mainstream (cf. l’album “Conversations solaires”), du rock alternatif {groupe Moving Tones), et la musique latine qui sert au fond de socle de ce qu’elle aime et joue le plus souvent (en sextette Tango 02 ou dans les groupes Rueda Libre, Cantango voire Urbango.). Et, toujours aussi à l’aise quelle que soit la forme musicale choisie.
Elle a présenté son album le 22 mai dernier à Schaerbeek, dans le cadre du weekend de jazz bruxellois bien connu. L’album “Illusiones” constitue une carte de visite. Elle y interprète en solo treize de ses propres compositions, sur les 14 morceaux que contient le cédé. Un seul morceau fait l’objet d’un arrangement et d’une programmation par Ivan Georgiev, également responsable de l’enregistrement. Dès le premier morceau, Claudinha, un morceau mesuré à l’aune de la musique d’Amérique du Sud tel un leitmotiv qu’on retrouve tout au long de ce disque, je suis séduit. Tant pour l’exposé que pour l’improvisation {parfois difficile de dire où finit l’un et commence l’autre, tant le tout est bien conçu, d’une linéarité exemplaire}.On y entend certaines des caractéristiques pianistiques fondamentales qui traversent l’intégralité des interprétations du disque : une articulation très précise, sans excès, l’utilisation de leitmotivs par accords ou motifs de la main droite itératifs voire modulés, des accords assourdis (ex. 01:25/01:26), des montées à deux mains (ex. 01:14/01:16), un très bon emploi des nuances et du jeu des pédales {cf. accords assourdis ou des single notes prolongées}.
Et, ce qui frappe pour un auditeur comme moi, qui fustige souvent le manque de nuances et l’ankylose rythmique en jazz, c’est que Catherine Smet maîtrise à merveille cet art de la variation des effets et puissances sonores de même que celui de la diversité de climats et de tempos au sein du même morceau. La frappe est un rien sèche, métallique {comparé à l’onctuosité parfois chez Red Garland, Oscar Peterson ou McCoy Tyner, entre autres}, mais, d’emblée, cette manière qu’elle a de ciseler les single notes sans surabondance ou notes superfétatoires me fait penser à Petrucciani en piano solo. Même élégance dans le phrasé aéré, même passion retenue de l’articulation, même type d’expressivité prégnante. Que je retrouve dans d’autres compositions. Dans Rethymon par exemple. Ou dans ces 4 notes d’Au Bord de la Tendresse (00:33/00:35) qui me rappellent un passage du début de solo de Petrucciani dans Maiden Voyage lors d’un concert en solo donné à Paris {extraordinaire, avec un Caravan d’anthologie}. Il ne s’agit pas de mimétisme, ou de bête copie chez Smet, mais d’une étonnante convergence de sensibilité. Comme Petrucciani, Catherine Smet a le don du lyrisme et la capacité de l’exprimer. Au bord de la Tendresse d’ailleurs offre une dichotomie amusante à un moment donné entre le sérieux des accords de la main gauche quelquefois puissants (ex. 02:51/03:10) et l’allégresse libertaire de ce que joue la droite d’un climat un rien ternaire sur tempo binaire. Suggérant peut-être sur un plan musical qu’au bord de la tendresse, il y a un gouffre et, au-delà, peut-être les illusions de la vie.
Le morceau éponyme de l’album est une merveille. Le thème en lui-même (> 00:52) est faussement léger mais lyrique voire mélancolique avant de virer vers une espèce d’intermède (> 01:39) que n’aurait pas dédaigné Chopin, toujours sur un mode faussement léger et sur un rythme parfait de tango dans la meilleure des traditions d’Argentine. J’aime ces montées modulées inabouties soutenues par une main gauche puissante d’accords sombres sur rythme de tango (> 03:35) et une fin morendo, symbolisent sans doute qu’après les illusions, il y a un vide et, peut-être la mort. Un peu comme dans la partie finale de la sonate dite funèbre de Chopin, se terminant également dans une sorte d’aveu d’impuissance. On retrouve ce sentiment de nostalgie et d’indicible mélancolie teinté de couleur latine dans d’autres morceaux du disque : Due Sorelle, une très belle mélodie où l’improvisation gaie est un antidote à la mélancolie intrinsèque du thème et où on remarque ces belles octaves à composante dramatique avec effets de pédale (00:50/00:54); Nostalzon dans lequel un passage fait penser à la manière cubaine de jouer du piano (ex. 00:40/00:52), tout comme dans Danzon de la luna Lleve (03:10/03:13). Madrugada de Otoño est une œuvre captivante et une des grandes réussites de cet album, tant pour la composition, l’interprétation au piano que pour l’arrangement intéressant. Milonga de la Colorada permet à la pianiste d’y déployer cette veine mélodique, ce lyrisme quasiment naturel, qui lui coule des doigts comme d’une source naturelle intarissable. Même si la frappe est un peu sèche, le jeu des pédales prolonge ou assourdit certains sons, ce qui augmente encore l’attrait de ce morceau d’une profonde mélancolie où nul accord, nulle note, ne sont superfétatoires.
Carioca constitue peut-être le morceau le plus emblématique du disque. Un tango qui nous fait entendre par moments les racines et centres d’intérêt de Smet : idiome classiques (notes initiales et accords avec effets de pédales), influence jazz (ex. les beaux accords itératifs de la main gauche 00:58/01:07) et, évidemment, la coloration sud-américaine. Ce qui y est remarquable – et ce n’est pas isolé, mais une constante dans le disque -, c’est la belle diversité rythmique et harmonique des climats qu’elle crée : lent au début, ensuite une accélération (> 01:07), un ostinato joué par quelque doigts de la main gauche par la suite (01:43/01:53), et une finale brillante à la Tatum (04:24/04:27), sans parler des merveilles que nous révèle la main droite pour le thème et l’improvisation, rarement en manque de verve. Il n’y a pas que de la nostalgie sentimentale ou de la mélancolie à connotation lyrique dans ce disque. Oggi il Vento procède d’une veine plus luxuriante et parfois gaie. Notons la finale à la Tatum dans Flor de Lino, une composition d’Hector Stamponi, de ton plus aérien, un peu comme certaines des compositions d’Emmanuel Chabrier ou ce Besame Mucho qu’interpréta également Petrucciani en solo à Paris. Le Swing du Singe qui Danse est un morceau d’essence jazzistique sans excès ou dissonances free ou contemporaines, et je regrette qu’elle ne s’y soit pas laissée aller car j’ai déjà vu et entendu chez elle des déchaînements sonores et de liberté totale qui indiquent – s’il le faut – qu’elle est capable de fureur comme de tendresse musicales. De lyrisme comme de démolition.
Catherine Smet est une pianiste polyvalente, excellente compositrice et conceptrice, s’exprimant intelligemment et de façon protéiforme au travers d’une musique principalement d’essence sud-américaine, à découvrir ou redécouvrir. Tout le cédé est fort bon. J’y épingle en highlights absolus Claudinha, Ilusiones, Carioca, Madrugada de Otoño et Milonga de la Colorada. Les autres morceaux du disque n’étant par ailleurs pas banals, loin de là ! La qualité du piano et de l’enregistrement sont irréprochables.
Roland Binet