Chris Thile ‐ Le pouvoir de la musique
C’est à Tallin, Estonie, à l’occasion du Viljandi Kitarrifestival (le festival de la guitare), que Jean-Pierre Goffin a rencontré le célèbre mandoliniste Chris Thile.
Avant son concert en soirée, le mandoliniste rencontrait le public dans le US Corner de la bibliothèque de Viljandi, à l’initiative de l’ambassade américaine de Tallin. Quelques extraits de la conversation engagée.
L’origine de son instrument
Chris Thile : « La mandoline est d’origine italienne, mais la mienne est différente, avec un fond plat. Elle a été fabriquée dans les années 20 dans un très bon atelier du Michigan. Les ouïes sont un peu plus larges et la face supérieure est plus courbe, alors que la plupart des mandolines traditionnelles ont une face plate. Je trouve que les façades courbes donnent plus de richesse au niveau des harmoniques. Les notes sonnent de façon plus distincte avec cette forme de plateau. L’instrument est accordé exactement comme un violon ré-sol-la-ré. »
«Je pense que la meilleure façon d’interpréter Bach n’est pas de mémoriser le morceau, mais de le traiter comme une folk song.»
La manière d’aborder la musique de Jean-Sébastien Bach
C.T. : « Je pense qu’il y a bien sûr la répétition-répétition-répétition, mais je suis sûr aussi qu’il y a la capacité à chanter la musique dans votre tête, être capable de jouer un morceau seulement dans son esprit mais d’une façon plus large. Il ne s’agit pas seulement de posséder la musique, de simplement lire la musique sur une partition. Je pense qu’il y a une tendance à lire la musique et de la jouer juste correctement, qui est à l’opposé d’offrir la musique à quelqu’un, d’être la musique que vous jouez et pas seulement de la jouer. Si je joue du Bach, il s’agit d’abord de penser la musique et pas seulement de la mémoriser. C’est un peu comme la musique avec laquelle on a grandi, elle est dans votre esprit. Je pense que la meilleure façon d’interpréter Bach par exemple n’est pas de mémoriser le morceau, mais avant tout de traiter le morceau comme une folk song, de le laisser faire partie de votre vie. Il faut aussi vite que possible se détacher de la page de la partition de façon à établir une relation personnelle avec la sonorité de la pièce qu’on joue. »
«Je suis parfois ennuyé de voir des musiciens qui sont seuls à s’émouvoir de ce qu’ils jouent.»
La pratique quotidienne
C.T. : « Je joue tous les jours, mais pas comme un métronome. Le métronome n’est pas fixe, inébranlable, il peut jouer Bach mieux que ce que vous pouvez le faire. Mais soyons humain, suivons nos pulsions, et faisons en sorte de jouer de la musique afin que ceux qui vous écoutent soient avec vous, puissent bouger, s’émouvoir avec vous. Je suis parfois ennuyé par des musiciens qui sont les seuls à s’émouvoir de ce qu’ils jouent, ils ne donnent pas à l’auditeur la chance de collaborer avec eux. Quand j’entends certains musiciens jouer Bach, je ne sens pas une invitation à un autre être humain de partager une expérience dans leur cœur. Cette pièce est brillante, mais ne vous fait pas sentir les notes, ça prend parfois du temps et ça vient petit à petit de vous emmener dans la musique. Votre expérience musicale ne doit pas être rigide, mais vous devez flotter sur la musique et être aussi libre que possible. »
Vivre la musique
C.T. : « Je ne suis pas toujours conscient que je bouge pendant que je joue, je plane dans ma tête. Une des choses que la musique réussit le mieux c’est de nous changer physiquement : quand la musique survient, vous sentez quelque chose changer dans votre corps. Aux Etats-Unis, à l’heure actuelle, nous vivons une période difficile. Prendre un verre avec quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord est difficile ; entrer dans un bar, moi qui suis de gauche, rien ne me pousse à aller converser avec quelqu’un qui est de droite. Et ça c’est complètement contre-productif, nous ne trouvons aucune raison de bavarder avec quelqu’un, de trouver des raisons de respecter quelqu’un suffisamment que pour écouter ce qu’il dit. Et je suis sûr que la musique est quelque chose qui peut nous « désarmer », qui nous rend, de gauche ou de droite, respectueux. Et nous pouvons tous les deux danser sur la même musique. OK, tu penses l’inverse de ce que je pense, mais je pense que le pouvoir physique de la musique est de nous changer en tant qu’être humain et de nous unir, peu importe d’où on vienne et ce que l’on croit, juste pendant quelques instants. »
«Les traditionalistes ne doivent pas s’inquiéter… Leur musique est si belle qu’elle doit pouvoir être écoutée avec de nouvelles oreilles.»
Rendre la musique traditionnelle pertinente pour un nouveau public
C.T. : « C’est quelque chose qui en effet m’occupe beaucoup aussi. Devrait-on jouer Bach comme il y a des centaines d’années ? Pour moi, c’est un son que j’adore et qui devrait rester pour toujours, mais il ne faut pas s’inquiéter que ça disparaisse juste parce qu’on expérimente de nouvelles approches, c’est le résultat de nouvelles expériences. Ce que je dirais aux traditionnalistes, c’est qu’ils ne doivent pas s’inquiéter, leur musique est si belle qu’elle doit pouvoir être écoutée avec de nouvelles oreilles. Il faut écouter la musique traditionnelle comme une suite de notes, une belle phrase musicale. C’est un outil comme un lego qui vous permet de construire, recréer de nouvelles choses. Tradition et innovation sont si proches, on y revient encore et toujours et on ne peut que se servir de la tradition pour perpétuer la culture. »
Respect des règles
C.T. : « Il y a des règles invariables, mais votre musique doit résonner avec votre auditoire, provoquer une réponse physique. L’auditeur doit se sentir engagé, mais il n‘est par nécessaire de casser les règles pour la cause. Regardez Federer quand il joue, il respecte des règles, mais les adapte d’une façon tellement créative. Chaque joueur de tennis agit différemment dans son jeu, ce n’est pas pour ça que les règles ont changé. Les règles doivent être respectées, mais ce qu’elles signifient pour une personne n’est pas la même chose pour une autre. Ce qui importe c’est d’apporter une réponse profonde et personnelle. C’est la même chose pour la musique. Toutes les choses que j’entends dans la musique résonnent dans mon corps de façon différentes, ce que vous entendrez au concert de ce soir, c’est ce qui résonne dans ma tête. »
Une collaboration Jazz’halo / JazzMania
Chris Thile sera en concert à De Roma, Anvers, ce dimanche 6 novembre.
Chris Thile
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