Clément Nourry : La plage sous les récifs

Clément Nourry : La plage sous les récifs

Clément Nourry © France Paquay

En marge de l’European Jazz Conference pour laquelle Under the Reefs Orchestra avait obtenu sa sélection, nous avons rencontré son leader, le guitariste Clément Nourry. Discussion dans le hall de réception du Bijloke, à Gand.

Finalement, on te connaît mal… Tu peux nous parler de ton parcours, comment tu as débarqué à Bruxelles ?
Clément Nourry : Je suis d’origine française. J’ai passé des examens de sélection au Conservatoire de Bruxelles. C’était mon alibi pour rejoindre mon frère qui habitait déjà la ville (sourire).

Pourquoi le jazz ? Quand je t’entends, j’ai plutôt l’impression que tu proviens d’un milieu rock…
C.N. : Oui, plutôt rock. Le blues aussi, plus intensément d’ailleurs. J’apprécie particulièrement le blues du Delta, John Lee Hooker. C’est le premier flash que j’ai eu envers un guitariste. Puis il y a eu des gens comme B.B. King, plus électriques. Ce sont eux qui m’ont amené à cet instrument.

«En fait, plus j’avance et plus je recule dans mes intérêts musicaux.»

Quand as-tu commencé à jouer de la guitare ?
C.N. : A seize ans, relativement tard… En fait, je me destinais aux études mathématiques. Je me suis retrouvé à étudier le jazz avec l’idée que cette musique pouvait mener à d’autres genres. Ce qui est toujours le cas, je pense.

En quoi est-ce intéressant pour quelqu’un comme toi d’atterrir au Conservatoire de Bruxelles ?
C.N. : D’abord, c’est une école qui se situe dans la lignée du Collège de Berklee. Avec une forte approche théorique et esthétique. Il y a l’Histoire de la musique dans laquelle tu te plonges. C’est le Bop, les années 50/60…

Under the Reefs Orchestra © France Paquay

Pour des musiciens de ton âge à l’époque, ça ne te barbait pas un peu, le Bop, … ?
C.N. : Non, au contraire ! J’adore ça. En fait, plus j’avance en âge et plus je recule dans le temps au niveau de mes intérêts musicaux. Pour moi, la référence ultime c’est Duke Ellington !

Tu ne penses pas qu’une majorité de musiciens de ta génération préfèrent s’en éloigner ?
C.N. : Non, je ne crois pas que tu aies raison. Je pense qu’ils restent influencés par les musiciens de cette époque-là. Avec sa production musicale très riche et en même temps presque artisanale.

«La première fois que j’ai emprunté un disque de Bill Frisell à la Médiathèque, je me suis vraiment demandé ce que j’écoutais-là !»

J’en ai connu qui se dirigeaient davantage vers des guitaristes comme Bill Frisell ou Marc Ribot.
C.N. : La guitare est un instrument un peu particulier dans le jazz. Tu as Wes Montgomery, Kenny Burrell, Barney Kessel, tous ces musiciens incroyables. Avec leurs sons particuliers, une manière de jouer. Mais ce ne sont pas eux qui m’ont attiré vers le jazz. Il m’a fallu beaucoup de temps pour que j’accepte de confronter cette culture-là et ma guitare. Je suis bien entendu arrivé dans le jazz en écoutant des gens comme Miles Davis, ce genre de choses. La première fois que j’ai emprunté un disque de Bill Frisell à la Médiathèque, je me suis vraiment demandé ce que j’écoutais là ! Je n’aimais pas du tout. Mais je l’ai à nouveau emprunté, car il attisait ma curiosité. Et je suis rentré dans son univers.

Tu es un excellent guitariste, un antihéros aussi. Pas d’excès, pas d’effets inutiles…
C.N. : Le côté guitare-héros ne m’intéresse pas. Je ne te parle pas de guitaristes comme John Lee Hooker par hasard. Pour moi, la guitare, c’est avant tout un son.

Ton attitude musicale penche plutôt vers le rock poisseux, sombre…
C.N. : Mon attitude est sans doute un peu ténébreuse, mélancolique aussi. Mais il n’y a pas de rupture. Tom Waits, Marc Ribot, Duke Ellington, John Lee Hooker… Je trouve que tout cela se lie. Je viens de passer un moment à La Nouvelle-Orléans où j’enregistrais pour la chanteuse soul Irma Thomas. Une ville incroyable avec une atmosphère qui te fait penser à Tom Waits et le film de Jim Jarmusch, « Down by Law ». Tout cela est cohérent en fait. Là-bas, on ne parle pas en termes de rock ou de blues… Le rock provient d’ailleurs du rhythm & blues…

Lorsqu’on a le « cul assis entre deux chaises », est-ce facile de trouver des contrats pour jouer, des labels pour enregistrer ?
C.N. : C’est de toute façon une période compliquée au niveau de l’industrie commerciale…

Under the Reefs Orchestra © France Paquay

«Quand on parle de fusion, on pense aussi à toute une série d’affreux groupe de jazz-rock.»

Pourrais-tu en d’autres mots proposer ta musique pour un Club de jazz ?
C.N. : Bien sûr ! Pourquoi pas ? Le choix est pléthorique. En fait, c’est plutôt à eux de décider. Et je pense que chez les organisateurs, il y a beaucoup de gens de bonne volonté. Les portes s’ouvrent parfois… Il y a des cycles aussi, des modes. Des moments où les organisateurs sont des puristes, d’autres où ils s’ouvrent aux fusions. Quand on parle de fusions, on pense aussi à toute cette série d’affreux groupes de jazz-rock (il ne les cite pas – NDLR). Pourtant, le qualificatif jazz-rock colle bien à notre musique je pense. Je n’aime cependant pas les étiquettes. Je ne m’en colle pas une dans le dos. Je n’ai pas besoin de prendre position stylistiquement.

Venons-en au groupe dont tu es le leader, Under the Reefs Orchestra. On attend impatiemment une suite au deuxième album paru il y a deux ans (« Sakurajima »).
C.N. : Ça avance, on travaille dessus. On a le matériel, il faut encore enregistrer, mixer, trouver les images qui colleront à la musique… Il devrait être prêt dans un an. Entre-temps, nous venons de sortir un album live qui retrace nos sept années d’existence (« Live at the Freehouse » chez Capitane Records – NDLR). A cause du COVID, nous avions peu rejoué nos chansons, c’était frustrant… Ce live est clairement une étape dans notre existence.

«La musique est le langage de l’invisible. Moi, je ne parle de rien…»

Sans prononcer une seule parole, tu arrives, pas des titres sombres, de pochettes explicites, à nous faire part d’une forme d’angoisse : le chaos, la fin du monde…
C.N. : Je catalyse tout cela dans la musique. Je ne parle pas de quelque chose… La musique est le langage de l’invisible. C’est une autre dimension, on vit dans un monde sonore dont fait partie la musique. Moi, je ne parle de rien…

Tu veux provoquer quelque chose ?
C.N. : Oui, des rencontres… Sinon, je n’ai pas de message à apporter. Je veux juste créer des espaces de rencontres.

Under the Reefs Orchestra © France Paquay

Particularité d’Under the Reefs Orchestra : un saxophone basse (un instrument assez rare) remplace la basse ou la contrebasse…
C.N. : C’est le musicien qui m’intéressait, pas spécialement l’instrument. Je connais Marti Melia de longue date. J’aime l’idée d’intégrer un souffleur dans le groupe, pour des raisons esthétiques qui me paraissent évidentes. J’avais d’abord pensé à un synthétiseur, ou un moog. Mais un souffleur, c’est très bien. De plus, il joue très « physique » : il habite la musique avec son corps. Le groupe se complète avec Jakob Warmenbol, le batteur de Don Kapot.

Comme tout bon musicien de jazz, tu cumules les projets… Il y a Yôkaï, tu peux nous en parler ?
C.N. : Je suis arrivé dans le groupe il y a un peu plus de dix ans. A la base, nous faisions de l’éthio-jazz. Nous composons tous, nous mettons notre travail en commun. Nous faisons partie de la génération John Zorn, nous devons beaucoup au groupe Masada. Yôkaï, c’est un peu cela, un lien vers une certaine forme de modernité.

Yôkaï rencontre un certain succès. Ce qui implique répétitions et concerts. Dois-tu par moment abandonner un projet pour l’autre ?
C.N. : Pour l’instant, cette question ne s’est jamais posée. Ça peut arriver à l’un de nous de devoir s’absenter pour un concert… Ce qui ne serait pas possible avec un trio comme Under the Reefs Orchestra où, en principe, je serai un membre définitif… Quoique, ça me plairait bien de les entendre un jour sans moi (sourire)… Pour l’instant, on trouve toujours des solutions. L’organisation d’un agenda est une activité non négligeable au sein d’un groupe.

Je trouve que le cumul Yôkaï / Under the Reefs Orchestra est cohérent. Il y a des similitudes dans l’approche musicale, l’un étant peut-être plus lumineux que l’autre.
C.N. : Oui, sans doute (il réfléchit). Je pense que c’est une manière de jouer une musique similaire, mais dans des collectifs différents.

Yôkaï © Diane Cammaert

J’aimerais que l’on parle aussi un peu de ce projet éphémère créé pour sonoriser le documentaire de Gwen Breës (Gwen Breës a réalisé le film documentaire « In a Silent Way » consacré à l’œuvre de Mark Hollis, dont il n’a pu utiliser la musique… d’où la création de ce groupe – lire notre article).
C.N. : Pour être précis, c’est Gwen qui a formé le groupe. Il nous a appelés tous les quatre, puis il nous a demandé d’improviser. Il s’est chargé du mixage et de l’arrangement des enregistrements. Pour nous, Gwen est le véritable compositeur de cette musique. Je pense qu’il nous a choisis parce qu’on ne connaissait pas bien Mark Hollis. Nous ne pouvions donc pas être influencés. Le film est sorti en pleine période COVID, mais nous sommes tout de même arrivés à organiser quelques concerts.

Ça s’est donc bien arrêté là ?
C.N. : Oui, ce quartet est très difficile à réunir. Deux musiciens résident en France, en Bretagne ou au Pays basque (Benjamin Colin et Fantazio – NDLR) et deux à Bruxelles (Clément et Grégoire Tirtiaux – NDLR).

Under the Reefs Orchestra a publié deux albums studio et un live chez Capitane Records.

Yôkaï a publié deux albums studio chez Humpty Dumpty.

Propos recueillis par Yves Tassin