Nasser Houari-Jean Philippe Collard-Neven
Nasser Houari / Jean-Philippe Collard-Neven,
L’Orient et l’Occident (et inversément)
Propos recueillils par Joseph Boulier
Photos de France Paquay
C’est l’histoire d’une rencontre miraculeuse, comme toutes les belles rencontres. Celles qu’il faut privilégier en arrêtant le temps. Le temps d’apprendre ce que l’autre a à nous apporter, le temps d’en écouter le résultat… « Yalla », le disque publié chez Igloo Records, est le fruit d’un tête-à-tête heureux. A l’initiative du diplomate Charles Houard – qui nous a quittés depuis… – Jean-Philippe Collard-Neven accepte de rencontrer le joueur de oud marocain Nasser Houari. Le pianiste multi-fonctionnel (jazz, musique de chambre, musiques du monde…) se trouve alors en tournée « solo » entre Rabat et Tanger, et il estime qu’il serait regrettable de ne pas en profiter pour jouer avec des musiciens locaux… La suite, vous la connaissez à présent… Depuis l’incontournable « Pas du chat noir », fruit des échanges interculturels entre l’oudiste Anouar Brahem et le pianiste François Couturier, jamais une fusion orient / occident ne nous avait autant enthousiasmés… Rencontre en marge d’un concert à venir à l’An Vert (Liège) ce week-end…
En tout premier lieu, pouvez-vous me rappeler les circonstances un peu particulières qui ont donné lieu à votre rencontre ?
Jean-Philippe Collard-Neven : j’étais invité à me produire en solo, à Tanger, dans le cadre d’un festival de jazz. Je connaissais de longue date Charles Houard, qui m’accompagnait dans ce voyage. Je lui ai exprimé mon ressenti : l’impression d’évoluer dans un sorte de tour d’ivoire… Moi qui appréciais particulièrement la musique arabe, je trouvais qu’il était paradoxal, voire malvenu que je ne puisse pas rencontrer les musiciens locaux, jouer avec eux… Charles m’a rapidement parlé d’un joueur d’oud qu’il trouvait extraordinaire. C’était intuitif de sa part… Il était certain que ça marcherait entre nous. A cette époque, Nasser et moi n’avons pas joué de véritables concerts. Par contre, nous avons été invités à jouer lors d’une réception organisée par une délégation de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est le point de départ… Nous avions juste échangé quelques courriels, quelques partitions… Cette rencontre et ce qui en dérive, nous le devons à Charles Houard. Je lui ai parlé au téléphone quelques jours avant qu’il ne décède… Notre duo était une obsession pour lui… Il nous a accompagné comme l’aurait fait un ange gardien. Plus tard, nous avons enregistré ce disque, « Yalla », pour le compte du label Igloo qui s’intéressait déjà à la musique marocaine avec Majid Bekkas (créateur de « L’African Gnaoua Blues » NDLR).
Nasser, il y a une volonté claire de la part d’un musicien de l’Occident de rencontrer un musicien d’une autre culture (nord-africaine ici). Comment le perçoit-on de ton point de vue ? Y a-t-il ce même intérêt, la même curiosité ?
Nasser Houari : en vérité, c’est la première fois que je rencontrais un musicien qui s’intéressait aux « musiques du monde ». Les autres musiciens occidentaux avec lesquels j’ai joué avaient tendance à imposer leur style. Nous devions nous adapter pour mettre leur musique en valeur. Jean-Philippe n’a pas du tout agi ainsi… Modestement, il s’est abaissé à notre niveau (il rit). Plus sérieusement, je ressentais qu’il souhaitait comprendre ma manière de jouer… Ca lui a permis de trouver la bonne formule pour marier le piano et l’oud.
C’est une formule qui fonctionne plutôt bien !
N.H. : oui. Pourtant, c’est pas évident que le piano laisse tout cet espace à un instrument acoustique à cordes comme l’oud ou la guitare. Jean-Philippe a parfaitement dosé les sonorités, ce qui m’a encouragé à m’exprimer comme je le souhaitais.
Jean-Philippe, quand tu composais pour cet album, c’était avec le son de l’oud en tête ?
J.P. C-N : oui, complètement ! J’ai composé en étant totalement immergé dans la sonorité de l’oud…
L’exemple le plus frappant pour une telle collaboration est la rencontre entre Anouar Brahem et François Couturier pour « Le pas du chat noir »… Est-ce que techniquement ce mariage entre ces instruments pose certains problèmes ?
J.P. C-N : C’est compliqué, en effet ! Je pense d’ailleurs que Nasser ne joue pas tout à fait son jeu… Lui aussi doit s’adapter. Je commence en fait à repérer dans son jeu le moment où il va utiliser un quart de ton… Jouer une note tempérée à ce moment-là ne donnerait pas un bon résultat. Nasser et moi jouons à cache-cache, un peu à l’instinct.
Anouar Brahem avait complété la formule avec un instrument supplémentaire, l’accordéon. Avez-vous été tentés vous aussi d’augmenter le duo ?
J.P. C-N : on a déjà pensé ajouter des percussions. Mais ça orienterait le répertoire vers autre chose. En jazz, le trio classique se compose du piano, de la contrebasse et de la batterie. Ca sonne comme une évidence. Pourtant, si tu retires la batterie, tu entends une infinité de choses dont tu ignorais l’existence. C’est cet aspect des choses là que j’apprécie le plus dans notre duo. Ceci dit, rien ne nous interdit d’évoluer vers d’autres choses dans le futur. Mais pour l’instant, j’apprécie le fait que nous endossions nous-mêmes le rôle du batteur. Notre musique est chambriste et je trouve que c’est intéressant au niveau des interactions et des sonorités.
Justement, tu t’intéresses aussi bien à la musique de chambre qu’au jazz ou aux musiques du monde. La musique est universelle ?
J.P. C-N : c’est un tout… On me catalogue dans la musique classique, mais en vérité et comme beaucoup, je n’exerce pas spécialement le métier pour lequel j’ai effectué mes études. Ca me fait penser à Jean-Pierre Bissot. Si je me souviens bien, il a étudié les sciences. A la radio, on ne le présentera pas en disant Jean-Pierre Bissot, le mathématicien, mais bien comme étant le Directeur du Gaume Jazz Festival… Quand j’entends qu’on dit de moi que je suis un musicien classique, ça me fait le même effet. J’ai passé plus de vingt ans de ma vie à jouer avec des musiciens de jazz ou pour d’autres projets, ce qui représente beaucoup plus de temps que les quelques années durant lesquelles j’ai étudié la musique classique.
Tu considères la musique comme un ensemble ?
J.P. C-N : tout à fait… Je n’ai jamais souhaité effectuer un choix. Jusqu’à mes dix-huit ans, j’étais plutôt attiré par la musique pop. Puis j’ai fait mes études en m’immergeant dans la musique classique. Le jazz est venu après, au fur et à mesure des rencontres. Pourquoi choisir ? Presque tous les musiciens de jazz ont accompli des études classiques. Bien sûr, j’ai fait le Conservatoire, je suis professeur… Mais c’est la synthèse qui compte. Pourquoi abandonner l’un pour l’autre ? Quand je joue de la musique arabe, je n’essaie pas de faire semblant. J’écoute comment les autres musiciens jouent et j’essaie d’y apporter une contribution en fonction de ce que je sais faire. Il n’y a pas très longtemps, j’accompagnais José Van Dam. J’ai tellement écouté ce qu’il a fait que sa musique m’envahit. C’est ce que j’apprécie particulièrement en musique. Quand le jeu des autres, leur culture se trouvent en moi… Cet aspect des choses m’intéresse davantage que mon propre jeu. Classique ou jazz, occidental ou oriental… Tout ça n’a aucune importance.
Nasser, c’est une question que je n’ai encore jamais posée à un joueur d’oud… Lorsque tu joues de ton instrument, il se love sur ton ventre, il vibre… Est-ce que l’on peut dire que ta musique se joue avec « les tripes » ?
N.H.: oui, complètement ! Je considère l’oud comme un instrument de proximité, contrairement au piano ou au violon, par exemple, qui se jouent avec une certaine distance. Je joue beaucoup sur les vibrations… Il y a une complicité, une chaleur…
Certains joueurs d’oud électrisent leur instrument. J’imagine que ça ne donne pas le même effet ?
N.H. : non, c’est pas du tout pareil ! D’ailleurs, l’oud électrique ne possède pas de caisse de résonance… Donc pas de vibrations… Le contact physique avec l’instrument n’est pas le même.
J.P. C-N : c’est un instrument fascinant ! Ecouter la sonorité d’un oud, sans amplification, juste avec la réverbération naturelle de la salle… Quel plaisir ! Malheureusement, la dynamique propre au piano nous oblige à amplifier le son de l’oud… Il est possible d’adopter le jeu du piano, mais seulement jusqu’à un certain point.
N.H. : avec la qualité des micros actuels, le son et l’esprit de l’oud ne sont pas dénaturés.
Profitez-vous des moments où vous vous retrouvez pour composer ou pour enregistrer ?
N.H. : en vérité, nous n’avons pas besoin de nous rencontrer pour composer. Ce n’est pas nécessaire. Nous pouvons composer la charpente de nos morceaux chacun de notre côté. Notre musique se base essentiellement sur l’improvisation. Elle exige une atmosphère particulière, un feeling… Il s’agit en fait de compositions instantanées autour d’un thème… En conséquence, une interprétation ne ressemble pas à la suivante et nos concerts sont différents les uns des autres.
J.P. C-N : nos morceaux sont des prétextes… Si on nous proposait d’enregistrer un nouvel album dans un mois, je pense que le répertoire serait rapidement composé. Puis finalement, Nasser peut venir rapidement en Belgique (il sourit, Nasser s’esclaffe). Il y a cette complicité, évidemment. J’ai fait plus de concerts avec Nasser qu’avec pas mal de musiciens européens… En février, nous aurons accompli une vingtaine de dates ensemble…
Nous espérons tous que « Yalla » connaîtra une suite…
J.P. C-N : oui, il y aura une suite… Nous allons d’abord prendre le temps de faire vivre « Yalla ».
N.H. : « Yalla » avait déjà une vie avant d’exister sous la forme d’un disque. Il s’agit d’un album « live ». Les sessions qui n’ont pas été enregistrées en public l’ont été en une seule prise, sans overdub.
J.P. C-N : nous devons aussi le faire de façon cohérente. Produire et sortir un album n’a pratiquement plus de sens aujourd’hui, même si on n’en n’a jamais sorti autant…
INFOS
L’album « Yalla » du duo Nasser Houari / Jean-Philippe Collard-Neven est toujours disponible chez Igloo. Chronique Jazz Around par Claude Loxhay ICI
Le duo sera en concert le 13 février au Delta (Namur), le 15 février à l’An Vert (Liège), le 16 février au Living (Louvain-la-Neuve) et le 18 février au Musée Charlier (Saint-Josse-ten-Noode).