David Linx en mode transcription / transmission
Pendant sa résidence à Vezelay durant laquelle il préparait un concert « Purcell » avec David Chevallier dans le cadre du Jazzdor à Strasbourg, David Linx nous a consacré un peu de temps pour nous parler de « On Shoulders We Stand », un album enregistré en trio, avec Guillaume de Chassy au piano et Matteo Pastorino à la clarinette et clarinette basse.
«C’est un projet facile car tu sais tout de suite si tu te trouves à côté de la plaque.»
Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Guillaume de Chassy ?
David Linx : Je connais Guillaume de Chassy depuis quinze ans. Il m’avait contacté pour un projet avec Daniel Yvenec, un hommage à New York, avec Andy Bey et Mark Murphy. Il est un des rares pianistes qui peut faire le grand écart entre jazz et classique. Guillaume enregistre avec Nathalie Dessay par exemple. Entre jazz et classique, il parait que c’est une autre partie du cerveau qui travaille. J’avais fait une émission live à la radio en France avec Diederik Wissels, une émission appelée « Le Mardi idéal » qui rassemblait les grands noms du classique et du jazz, des écrivains aussi comme Hubert Reeves. Guillaume de Chassy était venu à cette émission avec le morceau de Schubert qu’il avait retranscrit et il m’a demandé si je pouvais mettre des paroles dessus parce que ça sonne un peu comme un standard… Et c’est vrai que ça pourrait être chanté par Diana Krall. De là est venue l’idée de prendre des morceaux classiques et d’y mettre des paroles, sans se poser la question de savoir si c’était du classique ou non : une mélodie reste une mélodie. Par exemple, j’ai toujours été très ému par le deuxième mouvement du concerto de Ravel avec Martha Argerich. C’est quelque chose que j’aime depuis mon enfance et que je voulais chanter.
Comment un tel projet se met-il en place ?
D.L. : C’est un projet des plus faciles, car tu sais tout de suite si tu es à côté de la plaque. Déjà ma façon de chanter : je suis un chanteur de jazz, mais ma façon de chanter est dénuée de toute nostalgie dans le sens où elle est déjà prête pour ça. J’ai enregistré « Skin in the Game » en mars 2019, et ce disque-ci en décembre 2019 à Udine. Et dans les deux projets, la voix est claire. Stylistiquement, il faut que la clarinette, le piano et moi fassions preuve de pureté et que cet endroit d’expression soit défini individuellement. Il faut avoir intégré l’histoire de cette musique avant de se lancer. Il faut partir de quelque chose de réfléchi.
«C’est la musique qui a dicté la profondeur des textes. Quelque chose de trop léger n’aurait pas convenu.»
Tu as écrit des textes sur chacune de ces mélodies.
D.L. : Ecrire des textes a été un travail d’orfèvrerie, mais j’ai l’habitude de cela quand je compose ou quand j’écris des textes pour d’autres. En France, c’est la première fois que l’on fait ce travail avec des textes en anglais. Il fallait conserver la profondeur, la légèreté que la musique dicte. C’est la musique qui a dicté la profondeur des textes, quelque chose de trop léger n’aurait pas convenu. C’était un travail de précision que j’ai adoré faire. Le français ne paraissait pas être la langue qui convenait, ça aurait été un détour de trop. On pourrait penser que ce projet est très élitiste, mais il ne l’est pas du tout et l’accueil qu’il reçoit déjà au niveau du public le démontre.
Tout est mis tellement sur la mélodie.
D.L. : Tout à fait, et un morceau comme le Rachmaninov, qui est imposant quand on l’entend par un grand orchestre, prend ici une tout autre dimension, ça devient vraiment une chanson qu’il faut bien timbrer. Tout est précis de la part de nous trois, et c’est ce qui fait la lisibilité de ce projet.
Les arrangements sont de Guillaume de Chassy ?
D.L. : Oui, tous les arrangements sont de Guillaume qui, par exemple, dans le Ravel, a donné une nouvelle forme au morceau. La grille d’accords qu’il a trouvée, c’est comme si elle avait été écrite par Ravel.
Il y a une part d’impro, notamment avec la clarinette ?
D.L. : J’aime beaucoup Matteo. Il y a dix-sept ans, j’ai donné une masterclass en Sardaigne. Il y avait deux gamins au premier rang, l’un d’eux était Matteo. On a plus de liberté qu’on ne croit dans ce projet, même moi je suis libre et c’est à moi de trouver ma juste liberté dans un morceau et de ne pas jazzifier… Il faut être extrêmement universel avec ce répertoire.
Tu as dû laisser de côté ton côté chanteur de jazz.
D.L. : Non, non, je suis un chanteur de jazz, mais un chanteur de jazz d’aujourd’hui. J’entends beaucoup de jeunes chanteuses d’aujourd’hui qui ont une superbe voix mais qui chantent comme dans les années soixante… Je me demande quel intérêt ça a. Le problème, c’est qu’on habitue les gens à ce que le jazz soit périmé stylistiquement, alors qu’il n’a jamais été aussi vivant. Non, le jazz n’a pas été mis de côté dans ce projet, mais je ne dois pas prouver les choses par des tics stylistiques qui sont périmés aujourd’hui.
«Aujourd’hui, on se laisse charmer par la distraction. C’est une perte de temps colossale. On regarde The Voice en buvant un Coca zéro…»
Le premier morceau laisse penser à un appel à quelque chose de paisible, un texte qui aurait été écrit pendant la pandémie.
D.L. : Non, les textes ont été écrits avant. Le texte de « Drown Out the Noise », c’est le refus de laisser infiltrer le brouhaha dans lequel on est tout le temps aujourd’hui. On est constamment dans l’intrusion de bruits technologiques, de bruits politiques. On se laisse charmer par la distraction, c’est une perte de temps colossale. On regarde The Voice avec un coca zéro… La politique aujourd’hui c’est vouloir plaire à la masse. On est complètement démystifié par les politiciens d’aujourd’hui, alors qu’on était mystifié par des gens comme JFK, de Gaulle, Malraux, Lang… Est-ce que je suis dur ? Je ne crois pas…
C’est un projet qui a demandé beaucoup de réflexion ?
D.L. : On a pris cinq ans pour faire ce disque. Je suis très content de ce projet, d’autant qu’il est bien reçu. On a navigué sur le fil : à France Musique, ils ont dit qu’on jouait avec le feu… Il faut écouter ce disque comme si c’était « Dear Old Stockholm », des standards, des choses qui restent dans l’oreille.
Plusieurs morceaux sont dédiés, dont un pour la pianiste Brigitte Engerer.
D.L. : Brigitte Engerer est une amie de Guillaume. J’ai dédié le Ravel à Maiya Karefa-Smart qui est l’arrière petite nièce de James Baldwin. J’ai écrit cela pour sa naissance : je voulais lui dire que la tâche est lourde mais qu’il faut marcher dans la lumière. C’est une sorte de message de bienvenue. Ariell Powell est le petit-fils de Baden Powell, le guitariste brésilien. « New Life’s at Hand » est aussi un message de bienvenue. Les dédicaces sont en fait très familiales. Jeanne Lee, par exemple, a habité chez nous à Berchem-Sainte-Agathe et mon père a produit un de ses disques avec Ran Blake. Pour ce morceau-là, « A Dragon’s Might », j’ai pensé à elle à cause de la retenue, mais pas seulement. Elle était très ouverte quand elle chantait, avec une certaine douceur. « The Riptide » aurait aussi pu être dédié à Jeanne Lee, c’est comme un piège du contre-courant. On se bat contre quelque chose qui est en nous, on redéfinit son rapport à la vie et à la mort.
David Linx, Matteo Pastorino & Guillaume de Chassy
On Shoulders We Stand
Enja