De Bechet à centipede : 50 ans d’histoire du saxophone en jazz (1/4)
J’ai toujours eu un intérêt particulier pour le saxophone car en 1962 j’achetai mes premiers disques de jazz et de saxophonistes, un 16tours de Sidney Bechet et « My Favorite Things » de John Coltrane. Comme je suis musicien amateur et qu’avant de me fixer sur la flûte traversière, j’ai aussi pratiqué du soprano, de l’alto et du ténor, je suis familier avec la technique de ces instruments bien mieux que l’amateur de jazz.
Mon histoire de 50 ans du saxophone en jazz est donc avant tout axée sur les saxophonistes qui ont marqué l’histoire du saxophone en tant que stylistes ou créateurs d’écoles. Au début des années 70, j’ai vu Johnny Griffin au Ronnie Scott’s à Londres, un fabuleux technicien, bien supérieur à Coltrane pour le disque enregistré sous son nom à la fin des années 50 (« A Blowing Session’ », le 4 juin 1957 avec aussi Hank Mobley). Mais, Griffin n’est pour moi pas une grande pointure en jazz pour ce qui concerne le saxophone même si ses solos étaient souvent moins ennuyeux à écouter que ceux de Coltrane lors de sa tournée en Europe avec Miles Davis. Benny Golson, un ami de Trane, a été fabuleux avec les Messengers mais a-t-il eu des émules, a-t-il influencé le cours du jazz ? Je cite par contre Dolphy, le musician’s musician par excellence (sauf pour Miles Davis qui le détestait) car au moment de sa participation au groupe de Coltrane, objectivement, il était techniquement un rien supérieur au Trane et d’après moi mais aussi d’après certains critiques et historiens du jazz, il aurait influencé Coltrane.
D’autres saxophonistes influents auraient peut-être été choisis par d’autres, mais j’ai écouté du jazz durant 60 ans et je connais la technique de ces instruments, mes choix sont donc axés sur mon vécu mais aussi sur des milliers d’heures d’écoute attentives.
L’historien de jazz allemand Michael Jacobs affirme que Sidney Bechet fut l’un des tout premiers solistes à avoir réussi à développer un style aux modalités spécifiques pour cet instrument : « …une exception fut Sidney Bechet qui, déjà en 1922, jouait des solos expressifs au saxophone soprano. » (« All That Jazz – Die Geschichte einer Musik » par Michael Jacobs).
Quels furent dès lors en jazz les grands saxophonistes et créateurs d’école entre ces premiers solos de Bechet de 1922 et ces fous au sein du groupe britannique Centipede en juin 1970 ?
Michael Jacobs a parfaitement décrit en quoi consistait le jeu des saxophonistes aux débuts de cette épopée en jazz : « Un certain nombre des premiers saxophonistes (…) produisaient un étrange jeu nasal staccato (…). Préférés étaient les effets percussifs joués à la manière de « slap tongue » (langue frappée), produits par un effet de succion et de claquement de l’anche. ».
Certains auteurs mentionnent l’importance de saxophonistes tels Adrian Rollini ou Frankie Trumbauer (jouant du saxophone en ut) comme ayant été parmi les premiers stylistes sur ce type d’instrument, tous deux ayant par ailleurs joué dans l’orchestre de Paul Whiteman. Néanmoins, hormis le rôle occasionnel de soliste dévolu au saxophone dans de petits combos (exemples : Frankie Trumbauer avec Beiderbecke dans la première moitié des années 20 ; Joe Clark avec Johnny Dodds en 1926, etc.), il faut se rendre compte que l’une des premières évolutions stylistiques majeures que connut l’instrument fut son intégration dans des sections homogènes au sein de big bands. Duke Ellington fut un pionnier en la matière. D’une part parce qu’il fut un compositeur proche du génie, d’autre part parce que son grand orchestre intégra très tôt des saxophonistes talentueux tels Otto Hardwick (ss/as) et le pilier des sons profonds Harry Carney surtout connu pour son jeu au baryton. Contrairement au style « slap tongue » qu’affectionnaient nombre de solistes de l’époque, parfois plus inspirés par les effets de Minstrels’ Shows que par la musicalité dont l’instrument était capable, Ellington intégra les saxophones dans un ensemble homogène, proche de ce qu’on appelle maintenant et communément la « close harmony ». La sonorité globale de cette section d’anches (comprenant souvent encore la clarinette) était suave, harmonieuse, douceâtre même, comme en attestent par exemple les contrechants de la section de saxophones dans « Black Beauty » (New York, 26 mars 1928). Dans « Jubilee Stomp », enregistré le même jour, on entend pour débuter un exposé (00:07/00:30), par Otto Hardwick, virevoltant, legato et qu’on croirait joué à la clarinette tant il épouse le style de cet instrument-phare à l’époque.
Les big bands (Duke Ellington, Paul Whiteman, Fletcher Henderson, Cab Calloway et plus tard Count Basie, entre autres) furent une véritable pépinière ayant produit nombre de grand saxophonistes et stylistes, pour ne citer que Johnny Hodges, Benny Carter, Coleman Hawkins, Ben Webster, Lester Young, etc. Leur musique était déjà connue jusqu’en Europe puisque plusieurs grandes formations s’y produisirent dans les années 20 ou au début des années 30 (Noble Sissle, Paul Whiteman, Cab Calloway, Claude Hopkins et la Revue Nègre à Paris, etc.), avec évidemment au devant de la scène la section d’anches.
Toutefois, l’une des personnalités les plus phénoménales pour ce qui concerne le choix d’un type de saxophone et le développement d’une technique aux antipodes du slap tongue ou de legatos sirupeux fut et demeure Sidney Bechet. Si on écoute des morceaux comme par exemple ceux enregistrés le 15 septembre 1932 avec les New Orleans Feetwarmers (comprenant l’excellent Tommy Ladnier à la trompette), on peut se demander à juste titre s’il ne faudrait pas plutôt nommer Sidney Bechet comme premier saxophoniste d’importance dans l’histoire du jazz plutôt que Hawkins comme le fit Gerber dans son roman sur Parker. Par exemple, dans « I’ve Found a New Baby », il improvise dans un style entièrement original, legato, avec force et précision de doigté (écoutons ses improvisations durant les parties collectives), une justesse remarquable dans tous les registres, un large volume sonore et une réelle beauté de sonorité (n’oublions pas que Coltrane avoua l’avoir admiré). Son solo (01:14/01:40) swingue et chante. Il nous permet déjà de remarquer et d’admirer ces éléments stylistiques avancés tels ces notes aiguës prolongées (tels des appels ou des shouts, inspirés sans doute des « preachers » dans les églises noires, une technique dont se servira plus tard Coltrane tant au ténor qu’au soprano), ces ralentissements entrecoupés de passages plus rapides toujours parfaitement syncopés (une des caractéristiques de style de Parker à l’époque du bop). Quand on entend le Bechet de 1932 et qu’on écoute celui des concerts de 1952 avec Claude Luter, tout était déjà en place vingt ans plus tôt. Bechet fut le créateur d’un style au saxophone soprano singulier et entièrement original qui ne devait rien à personne sauf à ses propres caractéristiques stylistiques à la clarinette.
Entra ensuite Coleman Hawkins dans l’histoire du jazz et à pas de géants! L’équivalent en jazz de la Révolution d’Octobre en Russie. En 1939 donc, le 11 octobre, Hawkins enregistre « Body and Soul » avec une formation dont il est le leader. Après une introduction au piano de 8 secondes, Hawkins improvise 2 chorus d’une durée totale de 2 minutes et demie. L’un des chefs-d’œuvre absolus dans l’histoire du jazz. Son solo est tellement beau qu’il peut être chanté ou murmuré. Pérenne et quasiment inégalé sur le point de la beauté intrinsèque, absolue, le fruit pourtant d’une improvisation spontanée et non d’une lecture de partition écrite ou d’une régurgitation de licks savamment préparés d’avance. Ce magistral solo (il ne joue pas le thème mais passe immédiatement en improvisation) respecte l’harmonie presque à la lettre, il est toutefois extrêmement varié d’un point de vue rythmique puisque pour les deux premières mesures du 1er chorus, il a déjà alterné triolets, noire pointée, croches et doubles croches. Comme l’indique Stuart Isacoff dans une courte analyse de son style au travers de ce célèbre solo : « Hawkins s’en tient strictement aux accords du morceau et met en évidence les changements (d’accords) à la fois d’un point de vue rythmique et mélodique. » (« Solos for Jazz Tenor Sax », analyses et transcriptions de Stuart Isacoff). Il indique également (pour ce solo) que les procédés d’entrelacements qu’il utilise sont déjà proches du bebop, avec des ornementations par chromatismes. Le « Bean » n’hésite pas non plus à employer de grands intervalles comme cette descente en deux notes du fa suraigu au do moyen sur accord de Fa min7. Ce qui titille d’emblée l’attention de l’amateur de jazz éclairé, c’est la fantastique qualité de la sonorité du ténor, large, profonde, d’une chaleur presque charnelle que rehausse un usage approprié d’un vibrato ample par moments. Le solo démarre dans le grave et reste teinté de cette coloration sombre malgré les incursions vers le registre moyen et l’aigu/le suraigu, ces dernières parfois rehaussées de coups de langue appropriés d’accents sur certaines notes. Au début, Hawkins n’emploie pas toute la tessiture de l’instrument, jouant essentiellement du Mib grave au Sib moyen, soit sur une étendue d’une octave et demie. Ce n’est qu’à la fin de l’improvisation qu’il produit des passages d’accords arpégés avec de grands intervalles. Il utilise beaucoup de notes de passage ou d’ornementation, introduit des segments en chromatismes descendants. Il y a très longtemps, j’ai entendu à la radio un présentateur français d’émission de jazz qui qualifiait le jeu de Hawkins de « rhapsodique ». Si on s’en tient à la définition anglaise du terme signifiant « enthousiasme débridé, intense », c’est là un qualificatif qui colle parfaitement à son jeu car il fut l’un des premiers saxophonistes à produire des lignes mélodiques sinueuses, surtout jouées legato, et à mettre en évidence la beauté de sa sonorité. Sa sonorité impressionnante, son lyrisme presque exacerbé, son phrasé exemplaire souvent legato mais parfois rehaussé de fameux coups de langue sur l’anche, font de lui d’emblée un maître incontesté, un créateur de style et d’école, âgé alors de 35 ans. Isacoff indique également que les lignes mélodiques entrelacées (weaving melodic lines) étaient proches des traits utilisés par les boppers. Peu de personnes savent qu’il enregistra un démarquage de ce thème sous le titre de « Rainbow Mist », dont le solo différent est également d’une pureté de ciselage de maître artisan, avec une coda a cappella de 15 secondes à la fin. Toutefois non pas moins réussi que « Body and Soul », mais qui fut et demeura dans l’ombre. Hawkins était un moderniste puisqu’il enregistra « Picasso », un solo a cappella de ténor, composa « Queer Notions » dans les années 30, l’un des morceaux les plus futuristes à l’époque et participa à une séance avec Thelonious Monk.
Inutile de dire que cette volumineuse, chaude et profonde sonorité, ce phrasé rococo et extraverti, éminemment hot, produisirent nombre d’émules dont certains se taillèrent une notoriété personnelle méritée. Citons entre autres Ben Webster, Chu Berry, Paul Gonsalves, Illinois Jacquet, Don Byas, ainsi que des ténors plus modernes tels Johnny Griffin, Archie Shepp.
Si Hawkins représenta très tôt le côté yang (principe mâle – Chine), on lui trouva rapidement un alter ego représentatif du principe yin (femelle) : Lester Young (le « Prez »), l’une des vedettes du grand orchestre de Count Basie. Il y a en premier lieu la différence de volume de sonorité. Le Prez jouait en douceur avec une sonorité suave, légère (par analogie avec l’opéra, on pourrait le qualifier de ténor léger, là où Hawkins et ses disciples et copieurs auraient été « Heldentenor », le genre de voix à chanter du Wagner). Il y a évidemment d’énormes différences stylistiques entre eux, outre la sonorité. Alors qu’Hawkins jouait bien appuyé sur le temps, usant de syncopes plutôt classiques pour le jazz, Lester Young jouait en retard sur le temps, avait un son mince pratiquement sans vibrato. Le batteur Jo Jones a dit de lui : « Lester jouait une masse de phrases musicales qui, en réalité, étaient des mots. Il pouvait littéralement parler avec son biniou. » (citation dans « All that Jazz » de Jacobs). Le Dictionnaire du Jazz indique, en ce qui concerne l’apport stylistique de Young. 2. L’effacement des différences entre les temps forts et les temps faibles de la mesure (rappelons que les temps forts en jazz sont les 2 et 4ème). Une nouvelle pulsion rythmique naît d’appogiatures et d’enjambements de barres de mesure. 3. Un phrasé mélodique « affranchi de la tyrannie de l’accord et qui ne veut plus être une projection des harmonies de base mais une entité horizontale autonome » (dernier membre de phrase, citation d’André Hodeir). Il faut avoir vu et entendu la musique de la vidéo du morceau « Sweet and Mellow » que chante Billie Holiday accompagnée pour l’occasion par les « horns » de Hawkins, Webster, Eldridge, Young, Mulligan. Alors que les autres solistes, brillants certes, jouent des solos empreints d’une technicité gratuite axée surtout sur l’arrogance de la vedette qui tend à prouver qu’il en a « une plus grosse que les autres », quand on écoute attentivement l’intervention de Young on s’aperçoit très rapidement qu’il n’en a rien à cirer de la concurrence ni à prouver qu’il est le meilleur. Il improvise une ligne qui pourrait être une toute nouvelle mélodie de ce standard. Cette mélodie chante, swingue. Elle est tellement envoûtante que Billie en est bercée et balance la tête au rythme de ce que joue le Prez. Et, l’incomparable sourire de satisfaction qu’elle laisse paraître sur ses lèvres est presque une forme d’orgasme mental entre deux partenaires qui ne le furent hélas jamais. Si, daté de 1952, on écoute le standard « Almost Like Being in Love » qu’interprète Young avec Peterson au piano, on est également subjugué par son jeu et son habileté à nous conter une histoire par le biais de l’exposé d’un thème et d’un solo. Sa sonorité est admirable, en fait une grande et belle paraphrase où notes et accents se meuvent au travers des barres de mesure sans se soucier des temps forts et faibles, mais surtout concentré sur ce « song » qu’il a en tête et qu’il veut de toutes ses forces nous communiquer.
S’il y a une différence essentielle entre le Prez et Hawkins, c’est que si ce dernier nous a régalés d’un magnifique chant dans « Body and Soul », il y eut peu de rééditions aussi belles dans son œuvre, même s’il faut le compter parmi les colosses du saxophone. Tandis qu’avec Young, chaque ballade qu’il interprétait était belle. Sauf qu’il n’eut jamais aucun solo atteignant l’intensité magique de celui que fit le Bean dans « Body and Soul ». Faut-il préciser que Lester Young fit école. Trois des « Four Brothers » (Stan Getz, Zoot Sims et Al Cohn) furent de toute évidence influencés par le jeu et la sonorité parfois diaphane du Prez, ainsi que l’altiste Paul Desmond.
À la même époque que Young, on peut citer comme styliste à l’alto Johnny Hodges qui, lui, profitait de l’extrême suavité de sa sonorité dans les ballades pour aligner des mélodies lyriques, ses inimitables glissandos et des solos polis comme le diamant, d’une suprême onctuosité, généralement d’une belle élégance. Et, à l’instar de Young, il pouvait se montrer mordant, nettement plus hard dans la sonorité et le tempérament quand le tempo et l’ambiance le demandaient. Tout comme Benny Carter, également l’un des autres grands altistes de l’époque avant l’avènement du bop.
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