Enthousiasmant Gaume Jazz ! Vivement la 40ème !
Cette petite phrase, on l’a souvent entendue cette année (les autres aussi sans doute, mais ça ne m’avait jamais marqué à ce point) : « Le Gaume Jazz, ça c’est un festival dont je ne saurais me passer ! »
Et ils sont sans doute chaque année de plus en plus nombreux à se le dire, car du monde il y en avait encore beaucoup cette année, au point qu’un concert comme celui de « Orchestra Nazionale della Luna » a dû être dédoublé. On n’avait jamais vu un chapiteau aussi full que pour le concert des 80 ans de Philip Catherine. On se pressait sur les côtés des gradins pour « Synestet ». L’église était bondée… après la messe pour le concert magnifique de Renaud Garcia-Fons et Claire Antonini, le public dansait pour le concert de folie de trente musiciens d’« Autotest ».
Les têtes d’affiche
LE BJO
La grande scène du chapiteau est le lieu des grands noms, des projets « grand public », comme l’hommage à Gainsbourg du Brussels Jazz Orchestra avec la chanteuse française – qui vient d’être nominée aux Victoires de la Musique – Camille Bertault. On connaît le Brussels Jazz Orchestra depuis trente ans, le choix des projets présentés, la précision millimétrique des arrangements, les solos inventifs et énergiques de musiciens parmi le top du top en Belgique, tout est parfait dans la musique, mais j’avoue ne pas avoir « accroché » à la musique de Gainsbourg, y avoir peu retrouvé son esprit, le balancement des mélodies – mis à part un magnifique « Les Goémons » -, l’espièglerie des textes, la souplesse jazzy des compositions, comme si, à mes oreilles, le BJO s’était approprié un répertoire qui lui convient moins, malgré les énormes qualités de cet orchestre mondialement respecté. Du coup, alors que j’ai adoré le disque et la façon dont Camille Bertault se glissait dans l’esprit du compositeur et de l’orchestre à la fois, je n’ai pas ressenti les mêmes sensations sur scène. L’enthousiasme du public gaumais a clairement contredit mon sentiment par rapport à ce concert… Sans doute était-ce moi qui étais dans un mauvais jour.
Manu Hermia et la carte blanche
S’il fallait nommer un des groupes « all stars » du festival, ce serait à coup sûr le « Freetet » de Manu Hermia : la rythmique superlative de Manolo Cabras, complètement allumé, et du modérateur Joao Lobo, les envolées de Jean-Paul Estiévenart à la trompette, et la verve libertaire de Samuel Blaser au trombone. Hommage à la période free des années 60 – on y sent l’influence d’Ornette Coleman – et aux mouvements sociaux des mêmes années aux États-Unis, la musique de Manu Hermia se veut aussi porteuse de messages par rapport aux conflits sociaux, problèmes de racisme, de pauvreté, d’immigration actuels. « Le Temps des Cerises » encadrait le répertoire où on retrouvait l’extraordinaire « Austerity and What About Rage » du trio tout aussi libertaire de Manu Hermia. Un grand moment du festival.
On retrouvait aussi un autre projet du saxophoniste-flûtiste avec l’« Orchestra Nazionale della Luna », projet dédoublé comme dit plus haut. Déjà auteur d’un premier album, le quartet proposait un tout nouveau répertoire en vue d’un nouvel enregistrement, et, disons-le tout net, on l’attend avec impatience tant le concert fut passionnant de bout en bout. Teun Verbruggen à la batterie et Sébastien Boisseau à la contrebasse donnent l’impulsion, inventent, dessinent les courbes de la mélodie, ponctuent, chantent, dansent, sur les compositions parfois complexes de Manu Hermia et Kari Ikonen, le Finlandais jouant avec subtilité sur toutes les couleurs du piano, en réinventant par moments les sonorités et y ajoutant d’étonnants effets au moog.
Troisième volet de la création de Manu Hermia, cette fois dans le cadre intime de l’église de Rossignol, la rencontre avec Christine Ott, ondiste, c’est-à-dire spécialiste des ondes Martenot, instrument électronique inventé en 1928, utilisé par des compositeurs contemporains comme Messiaen, mais aussi par Brel, Radiohead… ou dans de nombreuses musiques de film, un instrument qui dans ce cadre dédié à la prière, nous a emmenés dans une atmosphère méditative et étrange que soulignaient le bansuri et la flûte de Manu Hermia. Musique étrange, captivante, idéale pour une union entre l’esprit du raga/rajazz de Manu et les voix de l’éther et du mystère. Envoûtant.
Trio Grande
Oui, Trio Grande est bien à classer parmi les têtes d’affiche du Gaume Jazz ! Non par respect de ces trente années d’existence, mais pour la musique qu’il nous propose sur son nouvel album « impertinence » qu’il présentait sur la grande scène. Réel petit bigband, on est soufflé par les couleurs que donne Michel Massot au trombone, tuba, sousaphone ou euphonium, par l’espièglerie permanente de Laurent Dehors qui passe allègrement du sax-ténor, au soprano, à la clarinette, clarinette basse, clarinette contrebasse, au pipeau, à la cornemuse (tiens, avait-il oublié sa guimbarde ?) … Et au milieu de ce joyeux délire sonore, imperturbable, mais toujours indispensable, le métronome-habilleur-architecte du rythme Michel Debrulle. Pour quelques titres, le trompettiste membre du Rêve d’Eléphant Orchestra Christian Altehülshorst mettait sa patte à l’ouvrage.
Découvertes
Michel Vrijdags
Alors que le disque « Mapping Roots » est déjà sorti depuis pas mal de temps, beaucoup ont découvert dans la salle du centre culturel, le lumineux trio du bassiste Michel Vrijdags entouré de Bram Weijters au piano et Daniel Jonkers à la batterie : mélodiques, subtils, raffinés, ces trois-là nous ont emmenés dans un monde poétique et énergique à la fois, que les compositions du leader portaient avec élégance. Pour beaucoup, une belle découverte du premier soir du festival. Il faut dire que la petite salle du centre culturel se prête magnifiquement à la proximité et à l’écoute – déjà pour « Orchestra della Luna », mais aussi l’excellent « Synestet » de la clarinettiste Hélène Duret a aussi profité de cette proximité pour faire grimper le niveau d’empathie avec sa musique. Deux des grands concerts de l’édition 2023.
Avant eux, l’excellente jeune bassiste Louise Van den Heuvel a présenté son nouveau quartet qui m’a semblé un brin trop peu réglé pour soulever l’enthousiasme : périlleux de mettre en commun l’univers bruitiste d’un Hendrik Lasure et les envolées du saxophoniste, un concert qui manquait un peu d’équilibre.
Rap et jazz
La grande scène s’ouvrait aussi aux découvertes : le quartet de François Poutou associé à la rappeuse-slammeuse Pumpkin, c’était une première pour le Gaume Jazz, et ce groupe m’a soufflé. Si quelques-uns ont quitté le chapiteau dès les premiers récitatifs de textes pourtant bien balancés, l’association d’un jazz acoustique avec le rap était une étonnante réussite qui rappelait la période de ce groupe de la fin des années 80, « The Roots », mix de funk, soul, jazz acoustique.
Daniel Garcia
Jean-Pierre Bissot a l’art de nous dénicher des trucs inconnus et incroyables. Ce trio piano-basse-batterie a littéralement soulevé le chapiteau. Doué d’une extraordinaire technique, le pianiste espagnol Daniel Garcia nous emmené dans les méandres du jazz et de la musique espagnole avec une simplicité déconcertante, comme étonné d’être là ! Avec le batteur Michael Olivera et le contrebassiste Reiner Elzarde, tous deux cubains, Daniel Garcia nous entraîne dans le feu du flamenco, la poésie de la saudade, sans aucun effet de nostalgie facile, mais avec une force et un lyrisme qui vous prend aux tripes.
L’image forte
Chris Joris
Il fallait être dans la petite salle du centre culturel pour ce qui a été pour moi le moment fort de cette édition 2023. D’abord pour le visuel : extraordinaire déploiement de percussions sur la moitié de la scène : batterie, gongs, clochettes, tambours, cymbales, sifflets, tambourins et autres inventions sorties de l’imagination débordante de Chris Joris. À gauche de la scène, un grand piano et un berimbau. Au centre, deux dames, l’une au violon, Cécile Broché, l’autre au violoncelle, Sigrid Vandenbogaerde, deux musiciennes habituées aux extravagances de la musique improvisée, autant dire les consœurs idéales pour un des percussionnistes les plus étonnants de la scène européenne. Le plus pince-sans-rire aussi, lorsqu’il traverse la scène en disant : « Je ne suis pas un bon batteur, ni un bon pianiste, mais je suis très connu ! », aussi « Je suis un touche-à-tout ! ». Au milieu de sa « batterie de cuisine », Chris Joris nous sort des mélodies surprenantes, envoûtantes parfois, bien loin du côté « amuseur » qu’il pourrait laisser paraître. Sous un dehors nonchalant, Chris Joris nous a fait vivre un des moments intenses du festival.
Le sens de la fête
Next.Ape
Super idée qu’un dernier concert de chaque soirée en entrée libre ! Pas sûr toutefois que le jeune public ait vraiment mordu, mais le concept est à renouveler. Surtout quand on invite Next.Ape, un groupe propre à séduire un public différent, mais qui a aussi séduit les habitués du festival. Il faut dire que sous le grand chapiteau, la musique de Veronika, Antoine, Jérôme, Cédric et Lorenzo passait vachement bien et a conclu le festival avec une intensité à couper le souffle.
Cette édition 2023 a été un réel succès public – 3.000 spectateurs – mais a aussi perpétué la tradition d’un festival qui mêle découverte, exigence qualitative et sonore, et convivialité – dans combien de festivals avez-vous l’occasion d’échanger vos impressions avec les musiciens qui quittent la scène, de discuter en prenant un verre avec eux ? – C’est ça aussi le Gaume Jazz, et ça le sera encore pour une 40e édition qu’on attend déjà avec impatience.
Merci à Hugo Lefèvre pour les photos.