Eric Legnini “Swing Twice” : production minutieuse !
Une semaine à Bruxelles pour reprendre les cours du Conservatoire perdus à cause des nombreuses tournées. C’est l’occasion de parler avec Eric Legnini de son nouvel album « Sing Twice » où on peut entendre, non plus Krystel Warren, mais trois chanteurs(ses) aux tempéraments différents : Hugh Coltman, Mamani Keita et Emi Meyer.
Eric, peut-on résumer ainsi ton parcours stylistique : du trio classique à la soul, de la soul à l’afro-beat, de l’afro-beat à l’afro-pop ?
Ça a démarré hyper-classique, les sources du jazz pur et dur ; si il faut donner un nom, “soul jazz” me plait beaucoup parce que c’est ce que j’ai trouvé très vite à inclure dans mes disques. J’ai pu faire avec « Sing Twice » ce que j’avais déjà fait en demi-teinte avec « The Vox » c’est-à-dire inclure des éléments afrobeat dans la musique , des codes africains et je pense que j’y suis arrivé avec une influence de chansons que j’ai déjà depuis longtemps : on retrouve déjà ça dans « Near the House on the Hill » qui est déjà une chanson, c’est juste le son et une manière de présenter les choses qui diffère . Avoir un côté chanson a toujours été une de mes préoccupations depuis le début, jouer un morceau comme une chanson et ce qui s’en dégage ; quand il n’y avait pas de chanteur, il y avait déjà des chansons.
« Sing Twice » est encore plus vocal que « The Vox ».
Avec des atmosphères différentes, des voix différentes. Hugh chante monstrueusement bien dans la ligne de Stevie Wonder, ce qui vraiment dans mon monde, Mamani Keita c’est les roots africaines ; par contre, Emi Meyer, un peu inconnue, est une voix qui m’a beaucoup plu : c’est Yael Naïm et David Donatien qui m’ont filé son premier cd ; j’ai trouvé ça hyper frais, on retrouve la couleur de Yael dans sa musique ; et en fin de parcours sur le disque, Reno di matteo, mon agent-manager et ami me dit : « Bizarre, tu n’as rien fait avec Emi… » Ça tombait comme ça, je lui ai envoyé un petit truc, j’avais le refrain de « Winter Heron », je lui ai envoyé, elle a trouvé chouette, j’ai maquetté pour qu’elle voit mon état d’esprit sur la production, j’ ai refait la musique autour… c’était une belle surprise…
Mamani Keita a enregistré en direct ?
Elle a fait toutes les voix chez moi, un jour après le repas, on avait vingt minutes, mais je savais que ce serait assez avec elle. J’ai gardé ce qui me plaisait, toute la musique est là, les cuivres étaient maquettés, après il a fallu mettre en place.
Le tout sonne encore étonnamment jazz.
Niveau de la production, c’était extrêmement prêt quand on est rentré en studio, on avait eu une résidence avec les chanteurs et les cuivres avant. Entre cette résidence et l’entrée en studio on a eu trois jours de concert avec le trio et on a joué l’entièreté de l’album, c’était chouette de s’approprier les chansons en trio et que ça reste le projet d’un trio jazz , dans l’esprit de jouer des standards… C’est un répertoire qui a existé avant d’être enregistré, ça veut dire qu’on reste dans la culture jazz ; dans la pop, si tu n’as pas le chanteur ou tout ce qui va autour, tu ne peux pas le jouer. C’était assez créatif dans le sens de l’inspiration car ça amène des idées qu’on n’a pas dans le monde pop classique où on te dit voilà c’est comme ça… Frank (Aguhlon) et Thomas (Bramerie) avaient déjà une autre perception en jouant la musique en trio. Ensuite la voix donne une couleur à ce que tu vas faire et il n’y a que ça qui change. C’est assez réussi dans le sen où ce n’est pas un exercice de style, il y a vraiment une continuité dans le son avec des voix différentes et un habillage différent tantôt plus pop, tantôt plus africain. »
C’est un premier album à 100% personnel.
Toute l’écriture est de moi. Dans les autres albums, il y a des références à Ramsey Lewis, Ray Bryant, Les McCann… La genèse du disque est intéressante : j’ai beaucoup suivi un producteur qui s’appelle Danger Mouse qui a suivi un groupe de dance floor, puis un projet intitulé « Rome » qui reprenait la musique de Luppi et Ennio Morricone. Il utilise des orgues cheap des années 60, le farfisa etc.. un orgue très utilisé dans l’afro beat, ça ne coutait pas cher, il est souvent utilisé dans les groupes africains, ça m’intéressait pour la symbolique. La particularité du Farfisa c’est que tu joues une note et tu as un accord, c’est fait pour les gens qui ne jouent pas très bien ,il y a une basse automatique et toi tu joues la mélodie, et en fait j’ai commencé à jammé sur cet orgue, sur des structures harmoniques très pop et sont nées quelques chansons de cette jam, avec des structures mélodiques simples, les maquette avaient un son particulier parce que tout a été fait à partir de cet instrument et ça avait un son hyper pop du coup. Ça faisait années 60 avec les chansons qui ont le même son, mais j’ai tout de même trouvé ça intéressant et j’ai gardé pas mal de parties. J’essayais de ne pas trop m’en éloigner lors de l’enregistrement final, ce qui fait qu’avec chaque chanteur de l’album il y a un fil d’Ariane, une toile de fond identique à chaque chanson, ça doit aider à ce qu’il y ait un son d’ensemble malgré les styles différents.
Le son est en effet assez typé.
Ce n’est pas une copie des années 60, mais c’est très inspiré ; pour le son de batterie, par exemple, j’avais amené un très vieux compresseur à moi et je travaille vraiment sur la compression de la batterie sur chaque morceau en réglant de façon différente pour chaque morceau en essayant de trouver un grain particulier, et c’est ce que j’ai gardé en fin de compte, ce son de batterie un peu différent à chaque morceau qui donne un ton. Sur le piano, c’est une prise moderne mais il y a toujours un vieux micro ruban, des micros des années 50/60, c’est un peu ce qui fait qu’il n’y a pas une super définition comme une photo HD, ça donne aussi une couleur années 60 avec un mélange d’un savoir-faire d’aujourd’hui, ça ne fait pas copie conforme.
Tu as fait le même travail sur les voix ?
Sur la voix de Mamani, c’est aussi un micro ruban qui donne ce côté plus rough, dur plus roots que je cherchais avec elle ; la première fois qu’elle est venue à la maison, on a enregistré, elle a tellement bien chanté que finalement quand on a refait les voix définitives, c’était presque trop clean alors que je m’étais habitué à ce côte roots qui donnait un grain particulier à sa voix . Dans « The Source », j’ai voulu faire un hommage en toute humilité à « Africa Brass » de Coltrane avec ces trucs de cuivres d’improvisation collective dans l’univers de Coltrane, de Mingus, un joyeux chaos, atelier plutôt que studio, des interventions à gauche et à droite, pour ne pas que ce soit trop ordonné, j’avais envie d’une musique collective. Spécialement sur ce morceau-là, on avait perdu ce coté hyper-organique, alors je me suis empressé de copier le timbre de voix que j’avais enregistré pour que tout soit raccord ; on a essayé de salir ce qu’on avait fait en studio pour récupérer le grain initial obtenu avec un vieux micro.
On a plus l’impression de parler avec le producteur qu’avec le pianiste.
Je commence à bénéficier d’un travail de studio que je fais pour les uns et les autres, donc je m’en sers dès que je vois quelque chose que je peux utiliser. La production influe tellement sur le résultat final, sur ce qu’on écoute quand tu mets le produit fini dans ton lecteur ; si ça avait été enregistré comme un disque de jazz classique, les micros sont mis, une petite reverb et hop on y va ! Mais t’as pas cette couleur, c’est un travail de recherche : avec 5 micros différents, la voix va sonner de 5 manières différentes, je cherche à trouver cette bonne combinaison tu cherches un résultat final, ça c’est de la production. Au niveau du piano, je continue à évoluer, à travailler, mais il n’y a pas le même état de recherche que quand j’avais 25 ans. »
Le titre de l’album : Bob Dylan a chanté « Don’t Think Twice »…
Ah ? Je ne connaissais pas… C’est un jeu de mot mais pas une référence, non, c’est vraiment le fait que j’ai eu cette expression en tête « think twice » j’ai eu le flash du « Sing Twice » qui ferait un volume deux parfait, pas de connotations ; Donald Byrd a composé « Think Twice », mais ça n’a rien à voir… C’est une manière élégante de dire volume 2.
Tu ne peux t’empêcher de faire référence à l’Italie dans tes titres…
C’est plus fort que moi ! Il y a toujours bien un morceau souvent lié à la mélodie, plus italienne. Ici, c’est toute l’ambiance qui illustre les musiques de films italiens des années 50. C’est un morceau important pour moi, c’est la première fois qu’un morceau que j’aurais pu jouer en trio avec notre bagage de musiciens de jazz et pour lequel j’avais envie d’un habillage particulier qui amène l’auditeur complètement ailleurs, je n’avais pas envie que ça sonne comme une ballade de jazz. Il y a de nouveau cette ambiance avec le vieil orgue son années 60-70. C’était un fantasme, j’ai travaillé toute une nuit dessus pour qu’il soit comme ça pour que ça ne sonne pas comme une énième ballade.
Entretien réalisé par Jean-Pierre Goffin