Eve Beuvens : l’échappée suédoise
Après « MEQ » (sorti sur Spookhuis en 2013) et « Looking Forward » chez IGLOO en 2019, voici le troisième volet de l’histoire qui unit Eve Beuvens au saxophoniste suédois Mikael Godée. L’occasion d’une rencontre avec la pianiste.
«C’est comme une histoire d’amitié. On peut rester six mois sans se voir, sans s’entendre, et on se retrouve pour jouer ensemble.»
Trois albums avec le saxophoniste suédois : comment définirais-tu l’osmose qui existe entre Mikael Godée et toi ?
Eve Beuvens : J’ai une forte complicité musicale avec mon frère par exemple ou avec des gens avec qui je joue depuis longtemps, mais c’est la première fois que j’ai ressenti une amitié musicale si profonde avec quelqu’un « sorti de nulle part ». Quelqu’un avec qui les choses vont si naturellement de soi qu’il soit si peu nécessaire de discuter. On a tous les deux ce goût pour le jazz européen dont lui est plus près de la source que moi. Oui, il y a un truc entre nous. En plus, on s’est rencontrés un peu par hasard : il se trouvait pour un concert à la Jazz Station où il a pris un de mes flyers et il m’a contactée par Myspace. C’est comme une histoire d’amitié, on peut rester six mois sans se voir ou sans s’entendre, et on se retrouve pour jouer. Et puis il y a tout de même des choses marrantes : je lui avais envoyé un de mes morceaux qu’il a fait écouter à son fils qui a cru que c’était de lui, alors que c’était un morceau que j’avais composé avant de le connaître. C’est une belle rencontre de la vie, un bon match.
Cette osmose existe entre les compositions. En effet, parfois difficile de dire qui a composé quoi : vous êtes tous les deux dans une ambiance à la fois poétique et un peu folk.
E.B. : Oui, peut-être. Maintenant, cela fait plus de dix ans qu’on joue ensemble et j’avoue que lorsque je compose, je sais ce qui va bien marcher, on commence tout de même à se connaître. Toutefois, je pense que lui a une inspiration folk nordique qui domine, alors que moi j’ai un background plus jazz.
Dans ce sens, il y a plusieurs morceaux lents au début où l’impulsion rythmique vient de toi au milieu du morceau, c’est souvent toi qui engages un tempo plus soutenu.
E.B. : C’est bien possible en effet.
L’album précédent « Looking Forward » a été enregistré au studio IGLOO avec Daniel Léon, alors que celui-ci l’a été en Suède, à Göteborg. Est-ce que ça crée une différence d’état d’esprit ?
E.B. : Pour moi, c’était très rafraîchissant – c’est le cas de le dire, c’était l’hiver et il neigeait – d’être dans ce contexte nouveau, d’être dans ce studio que je ne connaissais pas alors qu’eux y ont déjà enregistré. Je ne connaissais pas le piano, je leur ai fait une totale confiance. C’était une situation très inspirante de jouer dans un autre contexte.
«Il y a une plus grande interactivité : on y va ensemble et on se soutient mutuellement.»
Le titre de l’album « Ingen Fara », « No worries » en anglais, traduit bien le climat de l’enregistrement ?
E.B. : Oui, et aussi la manière dont le groupe évolue, vers une prise de risque et un soutien collectif. On a moins ce schéma de solo chacun à notre tour. J’ai l’impression qu’il y a une plus grande interactivité : on y va ensemble et on se soutient mutuellement.
Il y a tout de même un morceau, « Fri », où vous prenez chacun votre part d’improvisation à la suite, une sorte de collage improvisé.
E.B. : Oui, c’est bien ça, une sorte de petit tableau, un triptyque en quatre parties… C’est une idée de Mikael d’improviser chacun une minute. Ça devait être l’introduction d’un morceau, mais ça ne s’est pas mis dans l’ordre des pistes. C’est quelque chose qu’on n’avait jamais fait, on a fait deux prises et on a gardé la première. Je ne sais pas si on le fera en concert.
J’imagine qu’en concert, ce sera tout à fait différent.
E.B. : Ah oui, tout à fait. Il n’y a rien d’écrit.
Il y a une reprise d’un titre de Heptatomic, « Les Roses de Saadi » : pourquoi ce choix ?
E.B. : Quand on est musicien, on compose beaucoup et il y a parfois des morceaux qu’on garde, qu’on aime un peu plus que les autres. Et celui-là, j’avais envie qu’il ait une nouvelle vie dans un autre climat. Et puis, à chaque concert, Magnus (Bergstroem) fait un solo magnifique, je me suis dit qu’il fallait le mettre sur le disque.
Tu as écrit « Mélatonine ».
E.B. : Ça illustre l’insomnie…
Et il y a un sérieux réveil au milieu du morceau…
E.B. : Oui, qui décrit l’angoisse, la peur de ne pas pouvoir dormir.
On a l’impression que c’est toi qui accélères le tempo sur le disque, qui rentre dedans, alors que les mélodies de Mikael sont plus proches du folklore scandinave.
E.B. : C’est peut-être la force de ce quartet, cette complémentarité. Par rapport aux autres disques, je me suis moins gênée pour placer des choses qui me sont nécessaires. C’est un groupe dans lequel je me sens en pleine confiance.
Plus qu’avec Heptatomic ?
E.B. : C’est complètement différent. Je suis très contente du disque d’ « Heptatomic », mais là c’est moi qui portais le projet, les compositions, les arrangements, tout en laissant le choix aux autres d’amener certaines idées. Et puis, pour deux ou trois raisons, l’enregistrement n’a pas été si facile. Chaque disque est différent et on apprend de chaque projet, et en tant que leader, on est chaque fois confronté à la même question : qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que je dois laisser passer ? Qu’est-ce que je dois lâcher ? Quelles sont les choses auxquelles je tiens ? C’est intéressant de se sentir évoluer là-dessus. Et puis avec ce groupe-ci, il y a une complicité, on se connaît depuis dix ans. Avec le septet, on a joué cinq ans entre le premier et le dernier concert, mais on jouait nettement moins souvent. Et le fait que je portais tout était épuisant, même si ça reste un projet dont je suis très fière, et je me demande d’ailleurs comment j’y suis arrivée. Il y avait des tempéraments très différents au sein du groupe. C’est d’ailleurs pour ça que je leur avais demandé de me rejoindre, pour ce qu’ils étaient.
«Si tu fais la même chose, mais en mieux… pourquoi pas ?»
Avec ce quartet, apprend-on des choses nouvelles quand on est sur scène ?
E.B. : Oui, clairement. Le fait qu’on joue régulièrement mais de façon fort espacée fait que chaque fois qu’on se revoit, de l’eau a coulé sous les ponts et il y a une sorte de fraîcheur et en même temps on a l’impression de reprendre les choses où on les avait laissées six mois plus tôt. Il y a une fraîcheur sans qu’on cherche à réinventer les choses à chaque concert. Ce que j’ai appris avec une forme de maturité musicale, c’est que si tu fais la même chose, mais de mieux en mieux, pourquoi pas ? Ce n’est pas nécessaire de réinventer chaque fois l’eau chaude : prendre goût à ce qui est en train de se faire sans essayer de forcer et faire en sorte que le groupe sonne bien, que tout circule bien, c’est important.
Mikael ne joue que du soprano, une chose qui te convient ?
E.B. : J’avoue que c’est plus confortable, pour les dynamiques et les timbres. Pour moi, cette homogénéité représente un atout. Pierre Vaiana, Mathieu Robert, Steve Lacy et d’autres ne jouent que du soprano. Au début, Mikael jouait un peu de la flûte.
Après trois dates en Suède, tu débutes la tournée belge à Liège, à L’An Vert.
E.B. : L’An Vert est un de mes clubs préférés, ils ont un super piano, il n’est pas très récent, mais le son est très confortable. Et puis, il y a les pâtes de Jo ! (rire)
Comment vit-on la reprise des concerts après le covid ?
E.B. : Ça a été une période traumatisante. Pour tout le monde, pour nous les musiciens, pour les clubs aussi. Même si certains endroits s’en tirent bien comme la Jazz Station, d’autres ont eu du mal à retrouver leur public. Ce que je remarque c’est que depuis, les organisateurs pensent qu’ils peuvent plus légitimement annuler un concert, notamment lorsqu’il n’y a pas assez de réservations. C’est quelque chose qui n’arrivait qu’exceptionnellement avant le covid mais qui s’est un peu banalisée depuis. Le système de réservation a un peu changé la donne, on n’attend plus les gens à la dernière minute. Du coup, on pense à annuler si les réservations ne fonctionnent pas bien.
En tournée : à L’An Vert (Liège), le 25 novembre, au Théâtre Marni (Bruxelles), le 28 novembre, au Rideau Rouge (Lasne) le 29 novembre.
Mikael Godée / Eve Beuvens Quartet
Ingen Fara
Igloo Records / Outhere