Frédéric Waseige : Le baratineur cathodique
Dans nos intérêts généraux, il n’y a pas que la culture… Dans la culture, il n’y a pas que la musique… Et dans la musique, il n’y a pas que le jazz ! Épisodiquement, nous vous soumettrons l’interview d’un personnage hors-champ, peut-être pas célèbre, mais surtout… qui ne fait pas de la musique (quoique…).
Si quand même, Fred est un peu célèbre… Seize années en tant que joueur de foot professionnel, ça marque une vie, la sienne. Il aurait pu devenir entraîneur, il a préféré être un « Baratineur cathodique »… Entretien sans filet d’un passionné qui assume.
«Le jazz et ses codes, ça emmerde ceux qui n’y connaissent rien.»
Dans le milieu du jazz, on rencontre pas mal de personnes hermétiques aux sports « populaires », le foot notamment… Tu peux leur donner une bonne raison de poursuivre la lecture de cette interview ?
Frédéric Waseige : Ma vie, ce n’est pas nécessairement le foot… Ma seule ambition, c’est de travailler pour les gens qui m’écoutent (phrase à double sens, Frédéric est commentateur pour la Premier League britannique et aussi un musicien passionné – NDLR). Je prépare mes matchs à fond ! Tu me provoques, je le fais à mon tour… Le jazz et ses codes, ça emmerde ceux qui n’y connaissent rien. Comme la musique, le foot est un plaisir qui se partage, une communion incroyable qui peut réunir 80.000 personnes sur nonante minutes. Je ne suis pas certain que cela existe dans le jazz (il sourit, je m’empresse de le contredire – par exemple, 500.000 spectateurs pour voir (mais surtout entendre) Miles Davis sur l’île de Wright en 1970… – NDLR). Mais j’aime les musiciens. Mon plus grand plaisir et ma priorité actuelle, c’est de me trouver sur une scène, de jouer.
Justement, le thème de cette série d’interviews, c’est de s’intéresser à d’autres choses que la musique… Mais toi, dans une vie parallèle, tu es batteur (au sein d’un groupe de covers, The Clark Gable’s NDLR)…
F.W. : Disons que je joue de la batterie… Je devais avoir dix ans au maximum, quand j’ai demandé un tambour à mes parents pour la Saint-Nicolas. En fait, j’ai reçu une batterie adaptée pour les enfants. Mes parents l’ont évidemment regretté par la suite (rires). Plus tard, j’ai fréquenté un ami qui jouait vraiment de la batterie… Il m’a appris beaucoup de choses et j’ai continué. J’ai toujours eu une batterie. Lorsque j’ai obtenu mon transfert à La Gantoise, j’ai emménagé dans une villa pour être certain de pouvoir y faire rentrer ma batterie…
Il y avait ce groupe avec Moreno Giusto (également joueur au Royal Football Club Liégeois comme lui – NDLR).
F.W. : (il sourit) Tu as une bonne mémoire, toi ! Oui, on a fait une TV à l’époque, un truc de fou ! Après les matchs, à la buvette, on croisait un supporter qui était un musicien affirmé, Pierrot Juprelle… Il savait que nous jouions un peu de la musique et il a insisté pour que l’on fasse quelques répétitions chez lui. Mon idole, Roger Laboureur, avait des antennes qui trainaient partout. Quand il a appris cela, il s’est débrouillé pour en faire un reportage devenu un peu culte. Nous, on a essayé de lui expliquer qu’on ne savait pas jouer ! On n’avait rien trouvé de plus ridicule que de se faire appeler les Boudins Noirs ! Surréaliste ! Nous n’avons évidemment existé que le temps de quelques répétitions. Quand tu y penses, il était possible à l’époque de faire ce type de reportage. Aujourd’hui, il faut passer par des attachés de presse et des agents. Il n’y a plus rien de naturel.
Tu as fait des sets de DJ aussi…
F.W. : Oui, j’en ai fait un au Hangar (une petite salle liégeoise – NDLR) ! J’adore les défis, je n’avais encore jamais mixé avant cela ! Je passais des trucs compliqués comme « La femme à barbe » de Brigitte Fontaine… Les gens réagissaient au quart de tour, un moment inoubliable !
«Quand tu te sens aimé par un stade, ça te procure des sensations incroyables, que peu de gens peuvent connaître.»
Même adrénaline quand tu rentrais sur la pelouse pour jouer ?
F.W. : Le rendu est le même en effet. J’aime voir les gens devant moi. Clairement, au niveau du foot, au début, je n’étais pas gâté… J’étais « le fils de l’entraineur ». Puis quand je suis parti jouer en Allemagne, il y avait des drapeaux belges dans les tribunes, avec mon nom dessus. Quand tu te sens aimé par un stade, ça te procure des sensations incroyables, que peu de gens peuvent connaître… C’est à cette époque que j’ai mesuré la chance que j’avais d’exercer ce métier, d’être dans l’arène face à tout ce public… Tu ressens de l’amour, de la haine. C’est pareil aujourd’hui quand je fais un concert. Qu’importe si, dans la salle, il y a un batteur bien meilleur que moi qui me juge. Je vois les gens s’éclater, je joue pour le plaisir et je m’en fous, pour autant que les gens se soient amusés en fin de compte. On vient de jouer quelques concerts, la réaction des spectateurs était fabuleuse. Ça c’est la vie ! La musique est dorénavant indispensable à ma vie.
Dans ton livre, tu n’es pas tendre du tout avec le foot, ce qui nous ramène un peu à la première question. « Foot pourri », comment restes-tu passionné ?
F.W. : Parce qu’il reste le jeu… Si je ne parle pas du côté sombre du foot, tout le monde s’en foutra ! Il faut sans cesse le rappeler, pointer du doigt les corrompus. Je suis né dans ce milieu-là, mais je n’ai jamais été fan de foot. J’ai eu la chance de mener une petite carrière dans le foot. Avant, c’était une question de communion entre nous, une parenthèse enchantée… Mais aujourd’hui, il y a tellement de pognon en jeu ! La mafia gangrène le foot, les agents font la pluie et le beau temps, les dirigeants se laissent corrompre… (il martèle la table de son poing à chaque phrase – NDLR). Mon prochain livre sera consacré aux dérives de la coupe du monde au Qatar… Je dénoncerai le système. Je ne me sentirais pas crédible si je ne le faisais pas. Il y a toujours eu des magouilleurs dans le sport… Déjà à l’époque de Néron qui organisait les jeux à son profit pour gagner des médailles…
Tu y faisais allusion tout à l’heure… J’étais dans les tribunes au RFC Liégeois, Tu n’avais pas intérêt à te louper… Le public n’était pas tendre avec toi…
F.W. : (on le sent ému) Il y a un prix à payer, forcément. Quelque chose en moi est toujours blessé par rapport à cette époque… Je me suis inscrit au club à l’âge de six ans. J’habitais près du stade, je m’y rendais à vélo. J’y ai joué vingt ans, en gravissant les marches étape par étape, de minime à espoir, année par année, alors que la plupart de mes équipiers étaient recallés. Puis quand je suis arrivé aux portes de l’équipe première, mon père a été engagé comme entraîneur (Robert Waseige, qui a aussi été entraîneur – à succès – de l’équipe nationale … NDLR). Il a demandé à l’entraineur de l’équipe réserve quels étaient les joueurs susceptibles de rejoindre le noyau A… J’en faisais partie… Mon père m’a conseillé de partir, de me trouver un autre club. Il savait ce qui m’attendait. Je suis resté, naïvement. C’était mon club… Le public ne me pardonnait rien. Quand tu joues, ça laisse des traces, des blessures. Si je me loupais après douze bonnes passes, j’étais sifflé. C’était injuste : mes équipiers étaient nettement plus épargnés ! Quand les gens paient leur place, ils ont le droit de s’exprimer. A Gand ou à Aachen, où j’ai aussi joué, je ressentais de l’amour.
Pourtant, tu as connu les années fastes du club.
F.W. : Oui, le haut du classement en championnat, les coupes d’Europe…
«Je veux goûter à tout : aller au cinéma, voir des concerts et commenter des matchs en Angleterre.»
J’ai ces souvenirs d’interviews avec ton père, une forte personnalité. Ta mère n’était jamais loin. C’est important d’avoir ce type de repère quand on est un personnage connu ?
F.W. : Ma mère était la seule star de la famille ! Mon père était absent, absorbé 24 heures sur 24 par son job. Elle s’occupait de lui, elle s’occupait de nous. J’ai mon diplôme d’entraineur, mais je n’ai jamais souhaité suivre cette voie-là. Tu dois vivre et manger du foot du petit matin à tard dans la nuit. En plus, il y a des journalistes mal intentionnés qui veulent ta peau, des joueurs réservistes frustrés qui te tirent dans le dos… La pression est continuelle. On n’a qu’une vie, et elle a tant de choses à offrir ! Je veux goûter à tout : aller au cinéma, voir des concerts, jouer de la batterie et commenter des matchs… Mon père était très doué psychologiquement. Il retirait un maximum de ses joueurs. La tactique, c’est un alibi pour faire croire qu’on s’y connait en foot. Or, les matchs se gagnent à la motivation, beaucoup moins avec la tactique. C’est la même chose en musique : tu peux être très doué techniquement tout en étant incapable de toucher le public, ou alors balancer tout et secouer tout le monde. Tiens, en jazz, j’ai découvert Thomas de Pourquery il n’y a pas longtemps. Quelle claque ! Si tu as d’autres noms à me fournir, je ne demande qu’à découvrir.
«Guardiola, c’est le jazz, le jeu léché avec de beaux arrangements. Klopp, c’est le rock garage, la musique punk qui percute.»
Aujourd’hui, tu suis particulièrement le foot anglais, tu commentes les matchs de ce championnat… Avec une préférence pour Liverpool.
F.W. : Ah ? (il fait mine d’ignorer). Pourquoi ? Je ne peux rien dire… Si : Guardiola (l’entraîneur de Manchester City), c’est le jazz, le jeu léché avec de beaux arrangements. Klopp (l’entraîneur de Liverpool), c’est le rock garage, la musique punk qui percute… Ceci-dit, je suis admiratif quand je vois jouer un musicien de jazz… Je ne fais pas une généralité.
Dans ton livre « Un monde de foot », on ressent que tu travailles le texte, que tu choisis les bonnes formules. Histoire de renforcer cette idée que tous les footeux ne sont pas des imbéciles ?
F.W. : Les footballeurs ne sont pas plus cons que d’autres. Le problème, c’est qu’on leur donne la parole. Si tu arrêtes les cinquante premières personnes qui arrivent sur cette place et que tu les interroges, je ne suis pas certain que tu obtiendras de meilleurs résultats.
Passons à la musique : en ce qui te concerne, collection de disques, téléchargement, streaming ?
F.W. : J’ai possédé une belle collection de vinyles. Puis un jour, j’ai proposé à mes enfants de venir se servir. Avec une limite : pas touche aux Stooges ni à TC Matic (rire). Le reste, ils l’ont pris… Mon rêve, c’était de faire une tournée en bus avec mon groupe. Je suis certainement un musicien frustré. C’est étrange : mes gosses ne m’ont jamais demandé de jouer au foot. Par contre, ils sont musiciens. Je ne télécharge pas, je ne sais pas comment m’y prendre. Mais j’écoute beaucoup de choses sur Spotify. C’est phénoménal, il y a plein de choses à découvrir. Oui, je suis conscient que ça ne ramène pas grand-chose aux musiciens.
«Quand on m’invite à manger, j’offre un livre de Freddy Tougaux : c’est moins éphémère qu’une bouteille de vin. L’ivresse dure plus longtemps.»
C’est un peu les limites du système : si tu ne te trouves pas sur les grosses playlists, tu ne gagnes quasiment rien…
F.W. : Pareil chez le disquaire non ? Si ton disque n’est pas mis en évidence dans les rayons ou en vitrine, personne n’y prêtera attention. Mais c’est sûr, il faut augmenter les revenus des musiciens sur les plateformes. J’achète peu de disques… Si : les disques de mon ami Philippe Auclair (un consultant sportif célèbre, autrefois actif aux Disques du Crépuscule – NDLR). Il enregistre sous le patronyme Louis Philippe. J’achète ses disques pour les offrir à Noël. J’offre des livres aussi. J’ai dû acheter une bonne quarantaine de fois le livre de Freddy Tougaux (« Double sens unique / Unique sens double » – NDLR). Je l’offre lorsqu’on m’invite à manger par exemple. C’est moins éphémère qu’une bouteille de vin… L’ivresse dure plus longtemps. La première fois que je l’ai rencontré, ça a été une révélation. Il y a toujours une « première fois ». Idem avec TC Matic. Je les ai vu pour la première fois à La Chapelle (autrefois un club célèbre de Liège – NDLR) en 1981. J’ai ramassé un Boeing dans la tronche ce soir-là !
Les conditions climatiques ne nous permettent plus de demeurer sur la Terre. Trois albums que tu emmènes sur Mars.
F.W. : Le premier TC Matic de 1981, « Fun House » des Stooges et « Bevilacqua » de Christophe. J’adore ce qu’il fait. Pendant des années, quand je m’approchais de mon lieu de travail à Bruxelles, j’écoutais la chanson « Magda » pour me détendre… Elle me rendait plus sociable. Pendant cinq ou six ans, je l’ai écoutée tous les jours ! J’ai fini par rencontrer Christophe. Mais quand je rencontre des gens que j’admire, ma timidité prend le dessus. Je n’ose pas leur parler… Il jouait à l’Ancienne Belgique. Un ami nous a introduit backstage. C’est lui qui m’a abordé, il m’a dit : « Lee Cooper 1986 ». Il parlait de ma veste. Il m’a donné une photo que j’ai encadrée dans ma cuisine, avec écrit dessus « Tout à Fred » … J’adore ! Idem pour Arno. J’ai vu une cinquantaine de fois TC Matic. Je suis devenu ami avec Jean-Marie Aerts parce que je n’osais pas parler à Arno. C’était lors d’un concert à Grivegnée, organisé par l’un de mes anciens entraineurs. Il m’a proposé de les rencontrer dans leur loge après le concert. On m’a assis à côté de Jean-Marie, un fan du FC Bruges. Arno m’a invité à les voir le lendemain à Amsterdam, au Paradiso. Jean-Marie et moi sommes restés des amis depuis. Je me suis même retrouvé dans le bus en tournée avec eux !
Sur Mars, emmène également une cassette vidéo du match qui t’a le plus emballé.
F.W. : Il y a eu ce match, Liège contre l’Antwerp. Les supporters s’étaient rassemblés la veille pour déblayer la neige qui recouvrait le terrain. Une plénitude du début à la fin. J’ai ressenti que le stade était derrière moi ce jour-là… Il y a eu aussi ce match où on a éliminé Benfica chez eux, devant 80.000 supporters. Nous nous sommes retrouvés à faire la fête dans un club après, l’Eléphant bleu ! Mais honnêtement, je préfère un bar ou une salle de concerts.
Je pensais à un match qui ne te concerne pas (je lui parle de mon choix : la finale de la coupe de monde en 1974 entre l’Allemagne de l’Ouest et les Pays-Bas de Cruyff).
F.W. : Le foot, c’est la vie et la vie, ce sont des émotions. La seule fois que j’ai pleuré en regardant un match de foot, c’était lors du fameux France / RFA de 1982 (« la nuit de Séville » qui a tourné au cauchemar pour les Français – NDLR). A la même époque, j’ai bien aimé aussi l’épopée de Bastia, un petit club qui a tutoyé les sommets européens le temps d’une campagne.
Tu as assisté au fameux Liverpool / Juventus au Heysel (1985, 39 morts…).
F.W. : Oui, je me trouvais dans le fameux « bloc Z » (il n’insiste pas…).
«Contrairement à ce que Desproges affirme, je préfère l’ouvrir et passer pour un con.»
Le football anglais, avec la gestion des spectateurs en particulier, a connu de fameux changements depuis…
F.W. : En effet, pour les matchs des grosses équipes, on affrète des vols charter remplis de supporters asiatiques… C’est devenu une grosse hypocrisie, un ticket pour un supporter revient à plus de cent euros ! C’est ce qui pouvait leur arriver de pire ! Bien sûr, lors de la prochaine coupe du monde, même si je dénonce le système, je serai probablement sur les plateaux TV en tant que consultant. Je le justifie car j’en parle… Contrairement à ce que Desproges affirme, je préfère l’ouvrir et passer pour un con… De toute façon, nous sommes toujours le con de quelqu’un d’autre… Dans ces conditions, il vaut mieux être le con de soi-même.
Frédéric Waseige
Un monde de foot
Kennes Société
The Clark Gable’s en concert ce dimanche 18 septembre à Liège dans le cadre des Fêtes de Wallonie.
Les photos proviennent de la collection de Frédéric Waseige.