Guo Gan – Emré Gültekin, Lune de Jade

Guo Gan – Emré Gültekin, Lune de Jade

Guo Gan – Emré Gültekin, Lune de Jade

HOMERECORDS 

Ce disque réunit un musicien de tradition chinoise et un autre né en Belgique mais immergé dans la plus pure tradition de musique turque. « Deux mondes qui, a priori, n’auraient rien en commun… » nous dit le texte d’information du label liégeois qui a organisé début mai 2016 un concert de présentation de ce disque à l’Espace Rosa Parks.

Le grand public ignore généralement que la musique trouve en fait sa source en Asie.  Ainsi, des recherches historiques ont révélé que le tout premier système de notation musicale fut découvert en Mésopotamie et fut daté de 2000 avant J.C.  Tandis que la fameuse harpe d’Ur {“Ur”, dans certaines langues germaniques est un préfixe signifiant « d’origine », est une des premières villes bâties, également, en Mésopotamie}.  Quant à la Chine, on peut faire remonter les origines de la musique à la dynastie Zhou (1122 à 256 avant J.C.).  La musique traditionnelle chinoise, de cour comme dans ses versions populaires anciennes, est restée fondée sur les gammes pentatoniques ce qui la rend étrange aux oreilles de nombre de mélomanes. Pourtant ce système fondé sur cinq notes donc se retrouve dans nombre de Spirituals ou d’airs Gospels, dans les musiques celtique, hongroise, grecque, d’Afrique de l’Ouest, musique populaire ancienne d’Amérique du Nord, et, principalement en Asie. En Turquie, les musiciens utilisent des modes appelés maqâms qui sont au fond des gammes {près de 8000 compositions écrites} et qui servent de base à la mélodie et aux improvisations.  Les musiciens chinois et turcs utilisaient des intervalles non tempérés mais avec la dissémination grandissante de ces types de musique et les démarches de rencontres, fusions, entre cultures différentes, actuellement, ces musiciens se fondent sur le diapason et les sons tempérés européens.

Dans la discographie existante, on rencontre au fond peu d’essais réussis de fusion véritable entre musiciens d’origines diamétralement différentes. Je connais quelques musiciens ou groupes qui ont réalisé cet exploit avec, dans l’ensemble, divers degrés de réussite. Proche de chez nous, il y a Aka Moon qui a réalisé différentes tentatives musicales de fusion entre Ouest et Est ou Nord et Sud. Pour ce disque “Lune de Jade”, Guo Gan chante occasionnellement et joue de l’erhu, un instrument à cordes chinois traditionnel {cf. vièle à archet}. Né en 1968, il a étudié avec de grands maîtres de la musique de son pays et a déjà acquis une sérieuse réputation internationale, ayant notamment joué avec Lang Lang, Didier Lockwood, Jean-François Zygel, Nguyen Lê, Mieko Miyazaki etc., se produisant en concert un peu partout dans le monde.

Emré Gültekin joue ici de tous les instruments de percussions ainsi que ceux à cordes. Son instrument premier est le saz qui est un luth dont on gratte les cordes comme pour la guitare; il chante également. Il est né à La Louvière en 1980 et a étudié la musique anatolienne avec de tout grands maîtres. Il a reçu un “Octave de la Musique” en catégorie Musiques du Monde pour sa collaboration avec Vardan Hovanissian pour l’album « Adana »; il compose également de la musique de films.

L’Amoureuse Chinoise

Guo interprète la mélodie – très belle et lyrique – à l’erhu a cappella, fondée sur une gamme pentatonique de ré mineur {ré/fa/sol/la/do}; partant du ré moyen elle aboutit par petits degrés syncopés au ré aigu, alternant quelques allers et retours entre le ré- et le do, redescendant ensuite d’une sérénité éthérée vers la note de départ. La sonorité de l’instrument est fabuleusement belle, riche, ample. On dirait que ces notes sont intemporelles et, les écoutant, subjugué par cette puissante et lyrique simplicité de propos musical (une sérénité toute yin qu’on retrouve également dans la première Gymnopédie de Satie ou dans le début du Prélude à l’Après-Midi d’un Faune de Debussy), je revois en pensée ces jeunes femmes et adolescentes, minces, frêles, belles, que j’ai vues en Thaïlande, au Vietnam, à Pékin, au Japon, Taiwan, Hong Kong ou Singapour voire en Malaisie ou Indonésie.  J’imagine une jeune fille amoureuse qui marche dans la rue et me précède. Sa démarche n’a rien de celle éléphantesque de femmes américaines obèses, rien de la course disgracieuse de l’employée de bureau en retard pour pointer, rien de la démarche coincée et rigide – voire de personnalité anale – de la jeune cadre dynamique. Je vois des ondoiements, de délicates sinuosités, des ondulations harmonieuses dans l’esprit du feng shui, et je m’aperçois qu’en à peine 46 secondes de jeu a cappella, Guo Gan m’a installé dans une machine à remonter le temps. À 00:47, Gültekin intervient et les notes qu’il joue ont une tendresse qui est un parfait écho à cette belle et simple mélodie, rappelant le Yayue classique fondé sur une seule mélodie dominante.  À 01 :46, d’autres instruments se joignent au duo dont un instrument à cordes aux tons ténébreux (faisant penser à une contrebasse) et des percussions.  Plus tard, Guo joue des embellissements, comme une improvisation (> 03 :10) sur un rythme ici plus soutenu. 03 :48, réexposition rythmée.  Un morceau fabuleusement beau, lyrique, réussi. Une belle plage d’introduction.

Kongurei/Şu Yalan Dünyaya

Le morceau commence par un “statement” au saz a cappella, sans doute un taksim (improvisation libre) dans laquelle il joue notes isolées et multiples. D’emblée, on est frappé par la superbe sonorité de l’instrument, ample et d’une belle résonance. La mélodie assez simple est à décortiquer au travers d’une surabondance de notes et d’effets musicaux, d’échos et de glissés de cordes. 00 :52/00 :56, on entend des accords et effets rythmés et, vite, on a compris que Gültekin est un virtuose de l’instrument.  Il utilise la technique des notes parfois infléchies (01 :38/01 :40). 01 :44, quelques accords bien scandés et me voilà reparti dans la machine à remonter le temps. Cette fois-ci pour la redécouverte de la musique turque “back in the early seventies” en voyant le film Yol et en écoutant cette fabuleuse musique que je viens de réécouter la semaine dernière. 02 :12, rappel du thème initial puis improvisation avec encore abondance de sons et, par la suite, des effets de vagues ascendantes/descendantes (> 03 :32), de notes délicates bien en rythme avec les percussions (> 04 :03).  04 :56, Guo intervient et joue une mélodie aux intonations chinoises (sons glissés, étirés) tandis que Gültekin interprète un accompagnement harmonique.  À l’unisson ils reprennent ensuite cette mélodie (05 :47) et, vraiment, elle est de toute beauté. Guo poursuivant ensuite par une improvisation (> 06 :16) avec parfois des licks (phrase musicale) qui rappellent le blues (ex. 06 :26/06 :28). On entend une accélération (> 07 :00), le saz maintenant un rythme d’accompagnement mais d’une incroyable richesse de variations, tandis qu’à l’erhu, Guo continue à improviser d’une manière qui, elle, rappelle maintenant la Chine éternelle, un bon et beau contraste musical. Et, à 08 :52, on entend la voix de Gültekin, un timbre ténébreux, profond, sans être celle d’un baryton, sur un tempo bien assis et, ici, on atteint le sublime, saz et voix nous rappellent cette grandeur musicale de la Turquie, d’une musique où la répétition extasiée, envoûtante, de motifs simples n’est jamais absente (cf. le genre soufi, connu en Europe de l’Ouest par les « Derviches Tourneurs » principalement}. On réentend cette voix à partir de 10 :14 et on remarque qu’elle est prégnante, sourde, profonde, articulée avec un rien d’écho. Guo réapparaît bientôt (> 11 :06) en contrechant d’accords martelés par Gültekin. 11 :37, voix et erhu en contrechants de riffs, toujours aussi beaux. La finale est jouée par un glissando d’erhu. Une œuvre ambitieuse captivante aux multiples facettes, un périple dans et hors du temps, le fruit d’une osmose réussie.

La Course aux Chevaux

Guo joue a cappella quelques notes d’appel, ensuite des séries ascendantes partant chaque fois d’un degré bas différent, le tout se terminant par de légers trilles descendant par degrés (00 :23/00 :35). La mélodie est jouée à partir de 00 :36, mais le matériau sonore ici est plus complexe que dans le morceau initial avec parfois des effets de prosodie empruntés à la musique occidentale (ex. 01 :06/01 :08). A partir de 01 :39, on entend un crescendo sur un rythme devenant plus endiablé et ces effets sonores font penser à des chevaux entamant une course en toute liberté. Notons la technique du pizzicato, très court, au sein d’un flux de notes jouées à l’archet (02 :05). Dans ce passage plus animé et improvisé, on pense aux embellissements que des jazzmen jouent en plus des notes d’un thème ou aux cadences interprétées en classique (ex. 02 :26/02 :28, ce dernier trait, une digression aller/retour sur une gamme).  Plus loin, les notes que joue Guo (02 :40/02 :50) font penser aux sabots de chevaux percutant le sol à toute allure de galop, poursuivant ensuite son improvisation dans laquelle on peut même entendre des effets à ce qui ressemblerait à une quadrille. Notons aussi des passages presque free (03 :08/03 :30, 03 :51/04 :11) dont l’étrangeté de climat – réussi toutefois – me rappelle certaines des envolées d’un autre disque de Homerecords, celui d’Yves Teicher.  Comme quoi, la musique est au fond le seul langage à proprement parler universel. Un morceau réussi, moins lyrique, mais qui nous fait découvrir la virtuosité de Guo Gan et les différentes facettes de son savoir et talent musicaux.

Hu Dost

Le morceau commence par une intervention de Gültekin en notes multiples sur une pédale de mi, procédant par statements et silences. A 00 :36, son chant s’écoute encore d’une magnifique profondeur caverneuse avec écho. La mélodie lente, de type itératif, est superbe, rehaussée encore par son accompagnement, mélange de florilèges sonores et d’apaisements. Je dois dire que j’aime cette langue turque chantée, elle est harmonieuse et recèle en elle des traces de souffrances millénaires.  Ce chant, fondé sur des motifs itératifs et embellissements, est précédé et suivi d’interventions au saz et, le tout sonne de manière profondément mélancolique et lyrique, peut-être l’équivalent turc de l’âpreté, la grandeur et la bassesse de la condition humaine comme la chantèrent naguère les premiers bluesmen noirs d’Amérique à peine libérés de l’esclavage. Un morceau entièrement a cappella, prégnant, riche, superbement interprété.

Chanson d’Amour de Kang Ding

Le thème est exposé à l’erhu et est fondé sur la même gamme que L’Amoureuse Chinoise, sauf que la mélodie commence par un la et que la prosodie est différente, les deux premières notes étant courtes, la troisième accentuée.  Elle est également agréable d’écoute, lyrique. Après 00 :53, contrepoint par Gültekin, le tempo s’animant et on entend une mélodie différente toujours en gamme pentatonique. Après 01 :34, une voix plus aiguë que celle de Gûltekin chante une mélodie où on entend quelquefois les mots “Kang Ding” du titre (01 :49, 02 :00/02 :01), Guo jouant ensuite de l’erhu (02 :42) mais avec des digressions et dans une improvisation bien assise soutenue par Gültekin et des percussions. Un passage de musique plutôt d’ambiance sans faîtes ni creux, on se laisse toutefois emporter par ce mouvement intemporel. Après une reprise du chant (05 :05), il se produit une accélération et un crescendo rythmique (> 05 :50) avec à nouveau cette technique de statements/silences. 06 :30, l’erhu en contrechant des effervescences sonores que produit Gültekin, dont certaines font penser au flamenco.  La finale nous fait entendre des notes isolées jouées par Gültekin puis un accompagnement rythmé en coda. Un morceau aux climats différents qui recèle des beautés musicales mais dont certains passages auraient peut-être gagné à être raccourcis (je pense à celui entre 02 :42 et 05 :05 et à la finale) afin de préserver une certaine unité thématique même si je conviens – et c’est là une des caractéristiques remarquables de ce disque,  et que j’admire – que les morceaux présentent souvent des arrangements aux atmosphères musicales différentes.

Uskudor

La mélodie est jouée a cappella à l’erhu et, paradoxalement, alors que le climat créé est bien oriental, le thème, fondé sur une gamme occidentale traditionnelle {mi mineur harmonique} pourrait faire penser à une complainte surtout quand on entend certaines notes dans le registre grave (ex. 00 :31/00 :44).  Et, alors que Gültekin marque un accompagnement rythmé, Guo interprète maintenant une mélodie (à 01 :04) qui pourrait faire penser à de la musique klezmer {les klezmorim jouent souvent sur des gammes mineures harmoniques) ou à une lullaby comme on les entend parfois dans la musique juive ou russe traditionnelles. À 01 :53, un petit miracle musical se produit, alors que des percussions se joignent au duo, une voix plus haute (je suppose que c’est celle de Guo Gan), reprend cette mélodie que double l’erhu et, ici, pas de doute possible, avec les mêmes notes et la même harmonie, on est transporté dans l’espace et le temps puisque la prosodie musicale de ce passage sonne incontestablement turque !  Ensuite, on entend Gültekin en intermède et improvisation ménageant des temps de réflexion (> 02 :32), puis un unisson du duo jouant un riff itératif inspiré de la mélodie (03 :22) et, par après, l’erhu à nouveau avec des variations mélodiques (04 :38) après un bref intermède (2′′) de percussions. A 06 :32, reprise du chant sur fond d’accompagnement à l’unisson de l’erhu et du saz, Gültekin ne se contentant pas de jouer uniquement les notes de la mélodie mais y ajoutant une surabondance d’embellissements. Un très beau morceau d’une très étonnante veine mélodique avec de fort beaux climats variés.

Tribute to Hasret Gültekin

La mélodie initiale est jouée à l’erhu a cappella et ici encore, on remarque l’utilisation de concepts harmoniques de musique occidentale, notamment par l’usage de secondes mineures (00 :07/00 :08 : la/la bémol ; 00 :31/00 :36, ré/ré bémol). Remarquons encore la superbe sonorité ample, chaude, de l’instrument.  A 00:58, Gültekin intervient en accompagnement, scandant un rythme typiquement turc bien marqué. Ensuite 01 :11, l’erhu nous distille une mélodie fondée sur une gamme majeure occidentale {si bémol}, une élégante mélodie, bien ancrée sur le rythme. Par après (02 :02) Guo reprend la mélodie d’une façon plus libre, improvisant avec en background, des sonorités sourdes de percussions, auxquelles se mêle par après Gültekin (03 :00/03 :15) sur des motifs rythmés. Guo poursuivant (03 :16) par des riffs itératifs et des motifs inspirés de la mélodie. Il joue ensuite une autre ligne mélodique (> 04 :02), restant dans la même tonalité mais le climat ici encore fait penser à des airs juifs ou de lullaby (> 04 :52, unisson du duo). Après quelques autres digressions à l’erhu (> 05 :06), on entend (> 05 :24) deux voix à l’arrière-plan, l’une haute, l’autre plus basse. Et, on a soudain l’impression d’écouter des remembrances vocales d’outre-tombe, d’outre-temps, un hommage conscient ou inconscient aux ancêtres musicaux qui ont formé Gültekin. La voix plus basse prolongeant encore l’atmosphère mélancolique et triste après que celle plus aiguë a cessé de chanter (05 :51). Puis, encore des variations de mood musical : l’erhu et le saz en improvisation rythmée (>06 :05), le saz jouant la mélodie (> 06 :27). Après 06 :36, unisson par Guo et Gültekin, la voix de ce dernier improvisant par moments un contrechant profond, un passage très réussi.  07 :52, rappel de la mélodie initiale à l’erhu, reprise également à l’unisson à deux voix ensuite (> 08 :07).  Par après un passage surtout instrumental (> 08 :21) avec régulièrement des rappels de la mélodie principale où s’intercale par instants la voix de Gültekin.  La finale (> 09 :10) nous fait entendre un crescendo très rythmé de saz et percussions, l’erhu intervenant pour des contrechants ou riffs mais assez basiques de nature. 10 :34/10 :38, l’erhu se mêle à nouveau aux deux voix, l’une haute et celle de Gültekin dans les abysses sonores, ce dernier poursuivant seul en contrepoint vocal pour terminer. Un morceau d’hommage musical ambitieux aux multiples facettes, d’une construction plus complexe recelant de superbes passages vocaux et instrumentaux, le fruit ici encore d’une belle osmose musicale.

Que dire ?  C’est fabuleux, c’est grand, c’est parfait.  Il n’y a ici aucune fusion de musiques ou de mélanges qui seraient devenus un succédané – un métissage – sino-turc, mais au contraire une admirable osmose artistique. Chaque musicien conserve les particularités essentielles de sa propre culture et des enseignements suivis, tout en adaptant ses outils stylistiques de base aux types de morceaux et de prosodie musicale envisagés. Apprécions, outre les évidentes qualités d’instrumentistes virtuoses – et de vocalistes-, le niveau élevé des arrangements et concepts artistiques, des compositions, à la base de ce disque. Une incontestable réussite, un pur joyau, à conseiller à tous ceux qui ne jurent que par Mozart, Renaud ou les Stones, et qui n’ont jamais vraiment entendu de la musique chinoise ou turque authentique.

Roland Binet