Ibrahim Maalouf : capacité d’aimer

Ibrahim Maalouf : capacité d’aimer

Pour la sortie de son dernier Album, l’équipe de JazzMania est allée à la rencontre de Ibrahim Maalouf. Son dernier Album, « Capacity to Love », fruit de nombreuses collaborations, permet à l’artiste de sortir des chemins battus et, une fois de plus, de prouver qu’il est impossible d’enfermer cet esprit libre dans les cases de l’industrie musicale. Un entretien où il est question de passions, de valeurs, et de rencontres.

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

Bonjour ! Bonjour ! Comment est-ce que je dois dire ? Bonjour Ibrahim ? Mr Ibé ? Monsieur Maalouf ?
Ibrahim Maalouf : Ibrahim ! Ibrahim. Ça sera parfait.

Et bien bonjour Ibrahim ! Je suis Quentin Perot, je suis photographe et chroniqueur pour JazzMania, un webzine belge qui parle de Jazz, mais pas que. D’abord, félicitations pour ce 31ème album…
I.M. : Pas 31ème !

J’allais nuancer.
I.M. : 31, ça fait beaucoup !

Il y a quand même 15 bandes originales de films ou de pièces, un live, et donc 15 albums studio. C’est tout simplement immense, c’est gigantesque comme production. Est-ce qu’on peut te décrire comme un stakhanoviste de la musique ?
I.M. : Oui, certainement ! J’aime cette liberté de créer en fait. Et j’ai ce privilège de profiter d’un départ compliqué, au début de ma carrière. Aucune maison de disques ne voulait de mon album, donc j’ai créé mon label, ma boîte de production. Ce privilège me permet de sortir autant d’albums que je veux et comme j’en ai envie, tant que le public est là. C’est génial, je n’ai pas de maison de disque derrière, ou un directeur artistique qui dit : « Non-
non ! Il faut attendre deux ans », « Faut attendre une tournée ». Je compose beaucoup, je produis énormément de choses, j’aime ce métier-là, et du coup, je ne m’en prive pas.

En fait, tu as créé ton propre espace de création. Tu as créé non-seulement ton univers, mais aussi la place et l’espace dont tu as besoin pour sortir tout ça.
I.M. : Oui, c’est ça.

«J’aime bien être au même rythme que le monde dans lequel je vis. Sinon, j’ai l’impression d’être déconnecté.»

Parlons un peu de l’album. Il vient d’où ? Comment est-ce qu’il est né, cet album ?
I.M. : En fait, j’écoute beaucoup de musique urbaine, de rap, j’écoute beaucoup ce qui passe à la radio. J’aime ! Ce n’est pas parce que j’ai 25 ans de classique de haut niveau, que je fais beaucoup de jazz, et que j’aime ça… que je n’aime pas également ce qui passe à la radio ! Non, de la même manière qu’au début de l’interview tu me dis que tu aimes qu’on te tutoie, sinon, j’ai l’impression d’être vieux, moi, j’aime bien être au même rythme que le monde dans lequel je vis. Sinon, j’ai l’impression d’être déconnecté en fait. Et je pense que tu le sais, une énorme partie de la culture musicale et de la culture aujourd’hui dans le monde, et qui est partagée, est la musique de la rue. La culture de la rue, la culture du hip-hop qui représente peut-être 80% du business musical dans le monde aujourd’hui. Et c’est vrai que c’est une culture qui est intéressante parce qu’elle est très inclusive. Dans le rap, il y a de tout ! Il y a des samples de musique classique, tu as un respect pour le jazz, pour la soul, pour énormément de choses. Il y a des musiques traditionnelles qui sont samplées, il y a une vraie passion vraiment inclusive de toutes les musiques du monde dans la culture du rap et la culture de la rue. C’est quelque chose qui me passionne assez, et qui m’intéresse beaucoup. J’avais, au tout début, sur mon second album, essayé d’aller vers ces sons-là, toucher un peu au rap, au hip-hop, en essayant de proposer quelque chose, mais j’ai vite senti que j’étais limité et que le jour où j’allais le faire, il fallait que ça soit bien fait. On ne peut pas tout maitriser dans la vie. Je n’allais pas maitriser tout comme il fallait. Je n’avais pas conscience que c’était quelque chose qui nécessitait un état d’esprit qui n’était pas celui que j’avais encore à l’époque. Dans le rap, il y a une vraie culture du son. Une vraie culture de la manière avec laquelle on enregistre, c’est tout un délire qui n’a rien à voir avec la production musicale habituelle, acoustique, jazz ou classique, ou autre. Donc j’ai souhaité attendre le bon moment en fait. Je me suis dit que j’allais attendre le bon moment, les bonnes rencontres, etc. J’ai mis longtemps à faire ces bonnes rencontres, et je les ai faites là, il y a deux-trois ans. J’ai eu envie, pour la première fois, comme tu l’as dit, en 14 albums, là, c’est le 15ème, et en 15 albums studio, c’est la première fois que je co-réalise mon album. Jusque-là, j’avais toujours tout réalisé tout seul. Il fallait que j’aie des gens à mes côtés, qui sachent vraiment comment on produit, qui aient cette culture-là, qui connaissent bien cette culture-là. J’ai fait les bonnes rencontres et j’ai travaillé avec ces deux réalisateurs, qui sont à la fois musiciens d’ailleurs et co-compositeurs sur certains morceaux, co-arrangeurs, etc.

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

NuTone & Henry Was, c’est ça ?
I.M. : Voilà. NuTone qui est de Lyon, et Henry Was qui est Californien.

Comment ton choix s’est-il sur ces deux-là ? Ce qui m’a fort étonné, c’est que tu parles de culture hip-hop, et on a d’un côté NuTone qui vient plus du côté de la drum’n’bass, et Henry qui a un style relativement hybride, ce n’est pas du hip-hop carré. Comment ton choix se porte sur eux, en fait ? C’est plus une rencontre humaine, ou bien est-ce que c’est plus musicalement, parce qu’ils vont là où tu as envie d’aller ?
I.M. : Les deux. Et même les trois. C’est à dire qu’il y a la rencontre humaine, évidemment, je me suis tout de suite très bien entendu avec eux. Humainement, ce sont des gens extraordinaires, de très bons musiciens, tous les deux. Ils ont des parcours très différents, et j’aimais ça, qu’ils aient un parcours très différent du mien et aussi des leurs, entre eux. Ils n’ont pas du tout le même type de parcours. Ils ont deux cultures… On a trois cultures qui sont se rejoignent, on a trois cercles culturels très différents, très séparés, mais qui se rejoignent à un endroit, et c’est à cet endroit-là qu’on a travaillé. Henry, c’est quelqu’un qui vient de la country, qui fait beaucoup de rock, et de musique très californienne, c’est aussi le fils de Don Was, un très grand du rock, mais qui a une place importante dans le milieu de jazz aussi. Il vit dans une famille où la musique est extrêmement présente. Son frère, qui est également producteur, a travaillé avec Beyoncé et d’autres, donc c’est des gens qui ont une culture musicale très développée, qui va dans tous les styles de musique, donc très ouverts. Henry a une culture de la prod qui est hyper intéressante, et qui nous a apporté quelque chose d’américain qu’on n’avait pas beaucoup dans la culture, dans la manière de produire, dans l’état d’esprit dans lequel on devait être pour avancer dans ce style d’art, pour le type d’invités qu’on devait amener, etc., il a une manière de travailler, une philosophie de vie dont on avait vraiment besoin. C’est comme quand tu vas en Inde par exemple pour t’intéresser à la culture indigène. Y’a une philosophie de vie, y’a une manière de voir les choses qui est différente. Tu peux étudier la musique indienne autant que tu veux, quand tu es à Paris, y’a un truc qui ne rentrera pas dans ton cerveau.

«Il y avait l’envie d’être dans un état d’esprit californien, plus lumineux.»

Par rapport à tout ça, j’imagine que tu n’as pas choisi un Californien en particulier pour ça, mais la musique californienne, que ce soit en hip-hop, que ce soit en rock, etc. On a quelque chose de beaucoup plus solaire, la West Coast est beaucoup plus solaire que le côté sans doute plus urbain justement de l’East Coast. C’est une volonté d’aller chercher quelque chose de plus solaire ?
I.M. : Complètement ! Même si on a aussi invité De La Soul, qui sont East Coast, il y avait une envie d’être dans un état d’esprit plus californien, c’est à dire plus lumineux, en fait. Il y a quelque chose, oui, de plus solaire. On avait envie de ça. On avait envie que l’album soit joyeux en fait.

On le ressent très bien. Il y a une vraie volonté vraiment positive dans toute la production de l’album.
I.M. : Oui, et lui est très californien, Henry. C’est presque le cliché du gars californien, tu vois, les beaux cheveux longs, blonds, toujours habillé avec des couleurs hyper flashy, tout le temps en tong, très surfeur dans l’état d’esprit, et on avait besoin de ça, et c’est surtout un très chouette producteur, c’est surtout ça, évidemment, mais j’avais envie d’un producteur qui soit vraiment dans cet état d’esprit-là, dans cette lumière-là. Et NuTone, lui, c’est un français, un très-très bon technicien du son, un très bon musicien, très sérieux. C’est vraiment lui, NuTone qui était le moteur dans cet album. Évidemment, moi aussi, c’est mon album, mais entre les deux, il y en avait un qui était très « moteur », et c’était lui. C’est un très grand. C’est un futur très grand producteur. Je l’ai vu à l’œuvre avec une chanteuse que je produisais également, Thaïs Lona (vidéo). Je l’ai vu travailler, je l’ai vu à l’œuvre, je me suis dit « Ouaaaah ! Lui, ça va être de la bombe dans quelques années. » et je lui ai tout de suite proposé de travailler avec Henry et moi sur ce projet, et il a immédiatement été emballé. On a beaucoup travaillé, c’était une vraie recherche, on ne s’est pas juste contentés de faire du bon son et de kiffer comme ça en fumant des joints, ce n’est pas la culture du rap ou de la rue comme on se l’imagine, on a vraiment travaillé sur cet album. On voulait vraiment que ce soit un album de grande qualité tout en étant grand-public.

«Le thème de cet album, « Capacity to Love », c’est le fait d’être capable d’accepter les autres avec leurs différences.»

Tu parles de deux gars, on a rapidement évoqué les autres collaborations, comment tu passes de « je vais co-produire un album avec deux personnes » à au final, se retrouver avec plus de 15 personnes sur l’album ? Ça fait beaucoup de monde quand-même. Est-ce que, dans la conception de ton album, tu as écrit les morceaux pour être d’entrée des collaborations, ou est-ce que tu as défini des couleurs, des teintes pour au final te dire que ça serait bien de travailler telle et telle chose avec telle ou telle personne ?
I.M. : Il y a eu les deux, mais quand-même, dès le départ, j’avais envie que ce soit un album de collaborations. Le thème de cet album, cette capacité à nous aimer, cette « Capacity to Love », c’est le fait d’être capable d’accepter les autres avec leurs différences, de NOUS accepter avec NOS différences, et ça aurait été bizarre de faire un album sur cette thématique-là, et non seulement de ne pas inviter des gens à partager cette aventure avec moi, mais ça aurait été bizarre de partager ça avec des gens qui sont tous similaires. Il fallait qu’il y ait plein d’artistes, et qu’ils soient tous vraiment différents les uns des autres pour que ça ait du sens en fait. C’est même la couverture de cet album, avec toutes ces couleurs. C’est une peinture que j’ai commandée à Simon Bull, peintre californien, lui aussi très solaire, très lumineux, j’étais avec lui au moment où il a fait cette peinture, c’était un moment vraiment magique pour moi (voir la vidéo), et le concept de cet album, c’est la rencontre. Dès le début, quand j’ai parlé avec eux de ce que j’avais envie de faire de cet album, je leur ai dit que je voulais complètement sortir de ma zone de confort, sortir de ce que j’ai l’habitude de faire, je veux qu’on aille à la fois vers des artistes que je connais, qui font partie de ma famille, et que j’ai envie d’intégrer dans cette histoire, et en même temps, j’ai envie que vous me sortiez de là. Eux m’ont présenté des artistes que je ne connaissais pas, et moi, je leur ai présenté des artistes qu’eux ne connaissaient pas. C’est vraiment une aventure comme je les aime. Quand on a terminé l’album, on s’est pris dans les bras en se disant qu’on avait vécu un truc de fou. Et c’est ça : la rencontre avec plein d’artistes différents, tous dans un même état d’esprit, dans un seul et même projet, et c’est la preuve qu’on est tous capable de faire partie de la même culture malgré toutes ces différences-là.

Tout ça fait le lien avec deux questions que je voulais te poser. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment de ta vie tu aies envie de sortir de ta zone de confort, justement ? Ou plutôt, qu’est-ce qui t’a poussé à passer à l’acte finalement, et de te dire que c’était le bon moment ? Qu’est-ce qui te pousse à te dire que tu vas passer à quelque chose d’autre, sans pour autant dire que cet album sera le début d’une nouvelle ère « Ibrahim Maalouf », je pense que tu avais surtout envie de faire quelque chose de neuf, mais c’est quoi, le déclic ?
I.M. : En fait, tous mes albums, finalement, sont très différents les uns des autres. Il y a de temps en temps des similitudes entre un ou deux projets, mais globalement, les projets sont quand-même très différents, et c’est d’ailleurs parfois un vrai problème ! Avec mon épouse, mes collaborateurs, mes musiciens, mon management, etc., à chaque fois, ils me disent « Putain, Ibrahim ! Tu te mets dans des galères ! » C’est à dire que j’ai un public qui vient à un concert, par exemple mon hommage à Oum Kalthoum. Ils vont adorer, ils vont me dire que c’est génial, qu’il faut que je continue à faire ça, et tout à coup, je leur ponds un album qui n’a rien à voir avec ça, et je reçois toujours pleins de messages de gens qui me disent que « C’est dommage, on aimait bien votre album d’avant, mais là beaucoup moins. ». Et j’ai souvent ce truc-là, depuis toujours j’ai ce truc-là, et ça n’a jamais cessé depuis le tout premier album jusqu’à aujourd’hui. Même pour mon tout premier album alors que je n’avais encore rien sorti, il y a des gens qui s’attendaient à ce que je sorte quelque chose qui ne soit pas ce que j’ai fait. J’ai toujours aimé, préféré cultiver ce truc-là. Si je dois faire quelque chose, autant que je le fasse à fond, il y aura de toutes façons toujours des gens qui seront déçus par ce que je ferai, parce que ça ne correspond pas à ce à quoi eux s’attendaient.

Ça fait le lien avec une question que je ne voulais pas te poser : qu’est-ce que tu répondrais aux gens qui diraient « Ibrahim Maalouf, c’était mieux avant » ?
I.M. : J’ai toujours eu droit à ça !

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

«Je suis persuadé qu’on ne peut jamais plaire à tout le monde… C’est un fait.»

Et tu as envie de leur dire quelque chose pour les inviter à faire l’effort ou est-ce que tu as une espèce de clef de lecture par rapport à cet album qui est fort différent des autres. Tu dis que tous tes albums sont différents, mais celui-ci, il est quand-même radicalement différent des autres.
I.M. : Quand j’ai sorti « Wind », qui est mon 4ème album, ça n’avait rien à voir avec mes 3 premiers albums. Quand j’ai sorti « Illusions », le 5ème, pareil, il était radicalement différent des 4 premiers. C’était un hommage au rock des années 70, donc rien à voir avec ce que j’avais pu faire sur les 4 albums précédents. Quand j’ai sorti « Au Pays d’Alice », avec Oxmo Puccino, rien à voir ! La « Levantine Symphony », rien à voir, Mon album « S3NS » n’a rien à voir, mon album de Noël n’a rien à voir, mon album « 40 mélodies » où je reprends 40 musiques dans un format guitare-trompette, pareil. En fait, je suis persuadé qu’on ne peut jamais plaire à tout le monde, et ça, c’est un fait. Et quand on me demande de définir ma musique, je réponds que je ne sais pas, mais quand j’aurai vraiment fini tout, quand je serai vieux, si j’ai la chance d’être vieux à un moment, on prendra toute cette discographie, et on dira : « Voilà, Ibrahim, c’est ça en fait ». Ce n’est pas juste son premier album, ou juste ses 10 premiers albums, ou juste mes 20 premiers albums, c’est l’ensemble de ce kaléidoscope qui va définir quelle est la couleur de ma musique.

La réponse que tu pourrais donner à ces gens, c’est de réécouter toute ta discographie ?
I.M. : Oui. S’ils écoutent mon deuxième album, que très peu de gens connaissent, il est bien pire en termes d’ouverture vers les musiques actuelles que ce que j’ai pu faire cette fois-ci. La seule différence, c’est que mon deuxième album, que les gens n’ont pas trop connu, qu’ils n’ont pas trop compris, était très expérimental et n’était pas du tout dans l’air du temps. C’est ça la différence. Alors que cet album-ci se veut légèrement plus en phase avec les productions d’aujourd’hui. J’ai bien dit légèrement. Ce n’est pas un album de THE WEEKND, de Sam Smith, ou de Beyoncé, mais j’avais envie de faire un compromis entre ce que j’aime créer, la diversité, la folie de ce que j’aime créer, qui part dans tous les sens, en l’adaptant légèrement à ce qui se passe aujourd’hui, dans le pouls du monde. Je n’avais pas envie d’être déconnecté, j’avais envie de tenter un truc.

Il reste peu de temps pour rester dans le cadre de la demi-heure qui m’est impartie, il me reste deux petites choses à dire. J’ai envie de résumer un peu tout ça, je voudrais avant tout te féliciter justement pour cette apparente différence qu’il y a entre tous tes albums. Mais il y a un point commun, il y a un lien entre tous ces albums, c’est le partage, c’est le voyage, c’est l’échange, et je trouve que ce dernier album, avec son titre qui est plus qu’équivoque, porte parfaitement ton propos musical qui est justement la rencontre et l’échange entre les cultures. On connaît la musique de Ibrahim Maalouf comme étant un mélange entre des couleurs orientales, des couleurs plus latines par tes origines familiales, et je pense qu’ici, tu prouves encore une fois que la musique, c’est une question d’amour, c’est une question d’échange, de partage, et il n’y a pas une couleur qui soit propre à la musique.
I.M. : J’irais encore plus loin. Tu as parfaitement raison. C’est ma philosophie depuis toujours et celle que j’ai toujours essayé de développer dans tout ce que je fais, que ce soit quand je donne des cours, ou quand j’écris un bouquin, ou quand je travaille sur mes musiques de film, j’essaye toujours d’aller dans ce sens-là. J’irais encore plus loin, tu animes ce site qui « parle de jazz, mais pas que », et je pense que c’est la définition même de ce qu’est le jazz. Je sais qu’il y a plusieurs écoles dans le jazz. Je sais qu’il y a des gens qui sont dans l’état d’esprit qui consiste à dire que le jazz, c’est quelque chose de très spécifique, qu’il ne faudrait pas que ça devienne n’importe quoi, je sais qu’il y a aussi des gens qui seraient prêts à mettre n’importe quoi dans le jazz (NDLA : j’ai levé la main à ce moment-là, esquissant un sourire, sourire rendu par Ibrahim). Je sais que la philosophie du jazz peut être fort différente en fonction de l’interlocuteur qu’on a en face de nous. Je pense surtout que de cette philosophie dépend la survie de la culture du jazz. Si on considère que le jazz est une culture intouchable, immuable, et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec le jazz, on condamne le jazz à être une culture de musée …

… et le jazz mourra …
I.M. : … et le jazz peut mourir. Vraiment. Et heureusement, pour l’instant, ce n’est pas le cas. C’est le cas d’une minorité qui, peut-être heureusement, vieillit un peu, et il y a une nouvelle génération qui est là. Il y a toujours une force de surproduction des gens qu’on aime, des cultures qu’on aime, qui nous amène parfois à avoir peur de l’évolution naturelle des choses, et j’aime bien dire à ces gens qui ont peur que le jazz se modifie, j’ai envie de leur dire de ne pas s’inquiéter, que la nouvelle génération des gens qui aiment le jazz, comme moi, et qui n’ont pas peur de le transformer et de faire autre chose, c’est une génération qui a énormément de respect pour ce jazz-là, et qui ne le trahira jamais. On profite justement de cette culture-là pour tenter de générer d’autres couleurs qui feront partie des enfants du jazz, et ces enfants du jazz seront légitimés par le public, qui va considérer que c’est bien du jazz, mais dans 10 ans, dans 200 ans, pas aujourd’hui. Et donc, de toutes façons, ce n’est pas nous qui allons décider. Plus on accepte l’évolution naturelle de cette culture-là, comme de toutes les cultures d’ailleurs, et de toute forme d’identité, et plus on est sereins avec la transformation. Et cette sérénité-là, pour moi, elle est fondamentale dans l’équilibre dans lequel on est, que l’on parle du jazz, si on parle du microcosme du jazz, mais elle est pareille si je fais un parallèle avec la société dans laquelle on vit. Cette peur que la France ne soit plus la France, que la Belgique ne soit plus la Belgique, que telle culture ne soit plus telle culture, cette peur-là, elle a toujours existé. Depuis des siècles et des siècles. La problématique de cette peur, c’est qu’elle freine l’évolution, et qu’elle crée des tensions. C’est comme quand on accepte de vieillir. On le voit bien, on a tous les deux des poils blancs dans la barbe et ça ne va que si on l’accepte, que si se dit que c’est la vie, qu’on se dit qu’on va vieillir, et que c’est comme ça. Si tu n’acceptes pas ça et que tu commences à faire des opérations sur ton visage pour rester exactement la même personne que tu étais quand tu avais 25 ans, il y a un problème, il y a un décalage avec la réalité. Et ça ira de moins en moins bien. Et c’est justement ce que je vois dans les yeux de certains grands amoureux du jazz qui ont peur que les choses évoluent. Et ces gens-là, j’ai envie de leur dire « ouvre ton cœur », sois capable d’aimer des choses qui sont différentes et qui te demandent d’appartenir à ta vie. C’est ça la « Capacity to Love ».

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

C’est une super belle conclusion. Et justement ça nous amène à mon dernier point, par rapport à cette capacité d’aimer, je vais te raconter une petite anecdote. Il y a quelques mois, tu es venu ici en concert à Liège, au Forum. Pendant le concert, tu dis que tu n’es pas pianiste. Alors je connais un petit peu l’histoire qu’il y a derrière tout ça, je sais bien que ta maman est pianiste, et qu’elle t’a transmis malgré tout l’amour du piano. Même si tu n’es pas pianiste, c’est une chaleur et ce sont des sonorités qui te bercent. Parmi toutes les photos, je dois en avoir posté une petite dizaine, il y a une photo de toi au piano. Tu sais qui est la première personne à avoir liké cette photo ?
I.M. : Euuuh… Peut-être moi ? Je ne sais pas !

Non. C’est une certaine Nadia Maalouf Labbé.
I.M. : Aaaaah c’est ma mère !

Ça m’a fort touché de voir que la toute première photo, il y en avait déjà deux-trois postées, et c’est celle-là qu’elle décide de venir liker en tout premier. Celle où tu joues du piano, et j’ai trouvé ça super émouvant, ce fait de mettre une marque d’affection sur une photo de son fils qui ne joue pas de piano, mais qui joue du piano. Et on revient encore sur ce thème de l’amour au travers de ta musique, j’ai vraiment vu l’amour d’une mère qui reconnaissait son fils dans ses propres actions et ce qu’elle a pu lui transmettre et c’était super beau.
I.M. : Ah c’est marrant, et ça me touche beaucoup, c’est chouette !

Et bien je suis très content d’avoir pu te raconter cette anecdote ! Ibrahim, merci beaucoup pour ce moment, pour cet échange !
I.M. : Avec plaisir !

Au plaisir de remettre ça pour encore plein de nouveaux albums !
I.M. : Avec grand-grand plaisir ! Merci beaucoup !

Ibrahim Maalouf
Capacity to Love
Mister Ibé

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Quentin Perot