Intakt, pépites#14

Intakt, pépites#14

Les pépites around #14

Trente-deux ans et toujours Intakt !

Qu’évoque pour vous l’association des mots jazz et Suisse ? Montreux ? Probablement… En tous cas, sans doute moins le label Intakt, auquel nous rendons un hommage vibrant aujourd’hui. Créé il y a trente-deux ans par Patrik Landolt, un homme dont on prétend qu’il est très exigeant, ce label résolument indépendant compte à présent plus de deux-cent-cinquante références. Sur la seule année 2017, vingt nouveaux titres sont venus enrichir le catalogue. Et ce n’est certainement pas fini ! Il faut le reconnaître, certains de ces enregistrements peuvent être difficiles d’accès… Ceux qui suivent appartiennent bien à la sphère « around » (c’est du jazz, mais pas tout à fait non plus), et demeurent accessibles. Un petit tour d’horizon de quelques nouveautés pour vous appâter… et de vous épater.

Démarrons si vous le voulez bien par une valeur sûre ! On ne présente plus le guitariste new-yorkais (d’origine anglaise) Fred Frith, l’homme à l’origine du mouvement « Rock in Opposition ». Le mélange des genres, il en a fait sa marque de fabrique. Sa musique associe aussi bien la violence du rock que l’inspiration du jazz ou les recherches expérimentales de la musique classique contemporaine. De son propre aveux (c’est écrit dans les liner notes de l’album) ce Fred Frith Trio serait sa première expérience de « groupe » (comprenez « jouer ensemble ») depuis 1965. C’est faire peu de cas de formations emblématiques comme Henry Cow ou Naked City (pour n’en citer que deux) dont la cohésion ne nous semblait pourtant pas feinte… Qu’importe, restons-en à l’actualité, soit ce « Closer to the Ground », deuxième album de ce ménage à trois qui, vous vous en doutez bien, n’est pas à mettre entre les oreilles les plus sensibles. Fred Frith y explore comme à son habitude les dimensions cachées d’une guitare électrique qui n’en porte que le nom. Ca couine et ça grince sans répit, et pourtant, à notre grand étonnement, on réécoute encore et toujours ces sons qui produisent un goût de revenez-y. On n’attend de toute façon pas de lui qu’il nous transporte sur la voie des belles mélodies confortables. Ce Frith-là est définitivement né pour nous bousculer… jusqu’à notre dernier soupir !

Histoire de brutalement revenir les pieds sur la Terre ferme, offrons-nous l’écoute d’un « Contradiction of Happiness » composé (quasi) exclusivement par la chanteuse suisse Sarah Buechi. Il pourrait s’agir ici d’un Xième apport de la classique formation chanteuse/piano/basse/batterie au jazz de salon… Voire dans certains cas à l’ennui. Mais en vérité, pas du tout ! Un trio de cordes (dont les arrangements sont signés Buechi) insuffle au quartet de base les commodités d’une musique de chambre plus qu’agréable. On aime sinuer entre ces mélodies tristes qui nous renvoient tantôt vers Ute Lemper (« Here and Now »), tantôt à Susanne Abbuehl (par ailleurs remerciée dans le livret) ou même à Rickie Lee Jones lorsque le tempo s’accélère quelque peu (« Snow Trail »). Timbre de voix séduisant, compositions sophistiquées, sonorités à la enchanteuses… Un beau disque !

Nous ne quittons pas tout à fait l’univers de Sarah Buechi puisque nous retrouvons à présent son pianiste Stefan Aeby pour un « London Concert » enregistré en trio lors de l’Intakt festival qui réunit, durant une petite dizaine de jours, les musiciens du catalogue au club Vortex de Londres. La musique de Stefan Aeby vagabonde entre les recherches sonores d’E.S.T. (dont le label Act vient d’ailleurs de publier un double album live commémoratif, capté à… Londres) et le classicisme d’un Keith Jarrett. S’il est attribué au pianiste suisse qui en est quasiment l’unique compositeur, ce « London Concert » d’une cohésion exemplaire réserve aussi un rôle de choix au bassiste (André Pousaz) et au batteur (Michi Stulz). Trois instruments pour trois ouvertures d’esprit.


On poursuit cette rubrique « pépites » avec les jeunes Zurichois de District Five, dont le nom fait référence à une ancienne zone industrielle de leur ville, reconvertie aujourd’hui en un quartier d’habitations très recherché. A l’image de leur musique en fait. Le quartet puise ses références dans une tradition un peu vieillotte, et lui injecte les références d’un jazz moderne qui attire un nouveau public. Deux mélodistes (dont le guitariste Vojko Huter, auteur de la majorité des compositions) se reposent sur la solidité rythmique du groupe. Entre ambient (« Reminiscence », « Decoy ») et fraîcheur que les nouveaux groupes Britanniques ne renieraient pas (« Recall »), leur album « Decoy » rejoint sans crainte la discothèque de tout amateur de nouveau jazz.

On clôture cette page « Intakt » par où on l’a commencée : le (power) trio guitare / basse / batterie. Nous avions déjà cité le guitariste helvète Dave Gisler à l’occasion d’une chronique consacrée au quartet « atmos-féerique » (sic) Weird Beard. Le voici avec un « Rabbits on the Run » nettement plus déroutant, qui zigzague entre les matières sonores. Un zig soft à gauche, lumineux, quasi ECMien (« Spiegelfeld », « Playground »). Puis un zag à droite, franchement plus free, voire noisy (le sommet étant atteint avec la plage titulaire). Et ceci plus ou moins en alternance symétrique. Au moment où l’auditeur s’assoupit quelque peu, il est brutalement réanimé dans l’instant qui suit. Ce « Rabbits on the Run » évoque une partie de ping-pong jouée entre Fred Frith et Bill Frisell. Il n’y aura pas de vainqueur à dégager, mais éloignez quand même les cardiaques qui souhaiteraient s’en sortir… « Intakt » !

Yves « Joseph Boulier » T.