Jacques Réda, une civilisation du rythme

Jacques Réda, une civilisation du rythme

Jacques Réda, Une civilisation du rythme

BUCHET CHASTEL

Un thème, quatre variations, et une coda. Si l’on excepte les précieuses annexes, et le CD, la structure du livre est musicale. Et – comme je ne le soulignerai jamais assez – la langue de Jacques Réda se soutenant d’un confondant allant musical, lire ce livre c’est s’arrêter quasiment à chaque page sur une phrase pour la reprendre et la relire tant on y trouve un équilibre, une manière d’enrouler les mots et une découpe qui renvoient directement à de la musique. De jazz, bien entendu, avec swing, et blues. Le tout pris dans un temps qui passe, rebondit, se suspens, avance, se retient, et puis file.

Donc admirable, et je pèse le mot. Comme tout grand philosophe, écrivain, Jacques Réda donne ici (il a peut-être livré ailleurs d’autres considérations, je n’ai pas tout lu de lui) sa « conception » (le mot n’est pas bien juste) du temps. Ou même du Temps. Comme on sait, tant qu’on ne nous demande pas ce qu’il est, tout va bien. Le temps dans lequel nous sommes pris est la chose du monde la mieux partagée. Mais quand il s’agit d’en dire quelque chose qui tienne… Saint Augustin est précieux d’ailleurs, qui renvoyait la distinction apparemment manifeste en passé, présent et avenir au seul présent, soulignant qu’il y a présence du passé (mémoire), présence du présent (perception du moment) et présence du futur (anticipation, imagination).

Avec Réda nous n’en sommes pas loin, sauf que la question est approchée musicalement, et à partir de deux éléments fondamentaux du jazz, le blues et le swing. Concernant le temps, c’est ce dernier élément qui est le plus concerné, évidemment. Au fil d’une lecture qui demande une forte écoute (mais écouter de la musique, ce qui s’appelle « écouter » ne demande-t-il pas aussi cette légère tension ?) on finit par laisser se dévoiler une structure de la découpe rythmique qui renvoie, (me renvoie en tous cas) à ce que j’ai tenté souvent d’articuler à partir d’une attitude d’Abbey Lincoln en répétition, demandant quasi explicitement à ses musiciens d’accélérer et de ralentir en même temps.

Mais ce serait encore un peu trop simple, et il faut distinguer de l’autre dans le même. D’où les chapitres, les variations, consacrés successivement à Fletcher Henderson, Duke Ellington, Jimmie Lunceford et Count Basie. Comment chacun d’entre eux s’y prend-il avec le blues (dont la structure est à peu près fixe, pas trop heureusement…), et le swing, le temps, le tempo, cette découpe du passé dans le présent qui se repose sur un futur, cette manière unique et quand même diverse qui fait battre les coeurs mais aussi la chamade et fait plus que frôler la syncope le plus souvent ? Et c’est là que Jacques Réda surprend, raffine, tourne ses phrases d’une élégance confondante, au point qu’on se prend à penser qu’il invente un éclairage et un arrangement littéraire qui tient un peu des quatre chefs d’orchestre précités. Et qui serait donc comme une cinquième manière de swinguer. Au moins, je l’ai dit et je le répète, par cette nécessité de retourner à la phrase pour en ressaisir la beauté, l’équilibre, et au bout du compte la vérité. Je crois que beaucoup d’amateurs y retrouveront leur vie, leurs amours, et parfois même leurs intuitions de pensée, formulées comme il convient – enfin.

Philippe Méziat